WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

c. Un traumatisme d'enfance

Il est une blessure morale que l'on attribue régulièrement, chez les Modernes, à Tibère. De l'exil dans lequel il fut emmené enfant, on ne peut que peu gloser : il était trop jeune805 et ne devait pas en garder de souvenirs806. Mais il n'aurait pas pu oublier le divorce de ses parents, l'époque où sa mère quitta son père pour celui qui les avait mis en fuite - un traumatisme qui dicta ses rapports conflictuels avec sa mère, son beau-père et indirectement avec les descendants de celui-ci807.

Le divorce de Livie et T. Claudius Nero est souvent vu comme une scène odieuse, proche de la mascarade. Octavien déclarait être tombé fou amoureux de Livie lors d'un repas et invita le mari à en divorcer. Mais si cette pratique admettait des précédents, elle devenait scandaleuse : Livie était alors enceinte de six mois, et l'on privait le père de son fils. De plus, pour faire accepter ce mariage, Octavien consulta le collège des pontifes, dont Claudius Nero faisait partie - et le mari bafoué dut accepter de lui-même cette humiliation808. Au delà d'une prétendue attirance soudaine pour la jeune femme, Octavien voyait peut-être en ce mariage des intérêts tout autres. Tout d'abord, et c'est là la raison la plus probable, il pouvait s'associer à une famille patricienne par le mariage et ainsi accéder à un plus grand pouvoir, devenant un aristocrate - une position qu'ont cherché à obtenir bien des hommes récemment admis à un pouvoir dont la légitimité était contestable809. L'autre raison est plus de l'ordre de l'interprétation des ragots : la grossesse de Livie était, selon les rumeurs, l'oeuvre de cette relation hors-mariage et, pour éviter le scandale, il fallait que l'enfant soit légitime. De plus, il était plus judicieux pour Livie de confier son fils à l'autorité d'un homme jeune et triomphant plutôt

804. Ibid., p. 249-250

805. A notre connaissance, seul Roger Caratini fait intervenir Tibère dans cet exil, lorsque la soeur de Pompée, attendrie, lui offre un manteau précieux, tandis que Sextus refuse de leur venir en aide (Caratini 2002, p. 20-21)

806. Il n'en connaît, dans cette même biographie romancée, que les détails qu'a pu lui donner son père alors qu'il était enfant et le vague souvenir de la robe de sa mère prenant feu (Ibid., p. 92)

807. Lyasse 2011, p. 24

808. Lyasse 2011, p. 23-24

809. Maranon 1956, p. 29

231

qu'à un mari d'âge mûr (il avait alors 47 ans, et son rival 25) dont la position était compromise810. Ainsi, les Romains moqueurs glorifiaient les mariages heureux où les enfants naissaient en trois mois. Si le propos semble difficile à admettre - pourquoi Auguste n'aurait pas reconnu l'enfant, lui qui désespérait d'avoir un fils ? - certains auteurs font de Drusus le fils illégitime du prince, expliquant ainsi les égards envers ce beau-fils, alors que Tibère était tout juste toléré. C'est notamment l'hypothèse de Grégorio Maranon, ou plutôt une certitude pour lui, attaché à l'étude morale des personnages : si Tibère ressemblait à son père, froid et taciturne, Drusus était jovial, réceptif et plein de génie, des qualités héréditaires que lui aurait transmis Auguste, qui les tenait lui-même de ses ancêtres Juliens, en témoigne l'égale répartition de l'amabilité chez son grand-oncle César811.

Le traumatisme d'enfance de Tibère se serait réparti en trois temps, le premier étant le souvenir vague, mais marquant, d'un petit garçon voyant sa mère l'abandonner et son père pleurer. La scène est représentée du point de vue de l'exilé de Rhodes, commençant ses Mémoires par ses souvenirs d'enfant, comme pour accentuer l'horreur de la scène :

Drusus, comme je l'ai dit, ne fut jamais autorisé à rendre visite à notre père. A mon avis, en fait, il ne devait jamais
penser à lui, sauf lorsque je l'y contraignais en abordant le sujet. Il est vrai qu'il n'avait aucun souvenir de lui. Moi, en
revanche, je pouvais revoir mon père à genoux, étreignant les chevilles de ma mère et lui affirmant son amour en
sanglotant.. Elle dégagea ses jambes ; il s'effondra, prostré, sur le dallage de marbre, et je me mis à hurler. J'avais trois
ans à l'époque.812

Des images de cet événement, il retient également le visage de celui qui lui enleva sa mère, cet homme « jeune et silencieux, qui passait lentement sa langue entre ses lèvres minces, comme un loup se pourlèche les babines avant de dévorer une agnelle » : le regard d'un enfant de trois ans voyant un « méchant »813. Et, en même temps que « maman » disparaissait, « papa » achevait de se détruire. Ainsi Antonia raconte des années plus tard à sa fille que Tibère n'a jamais pu oublier le traumatisme de voir son père bien-aimé sombrer dans l'alcoolisme jusqu'à sa mort, de chagrin, une mort qu'il ne put s'empêcher d'attribuer à Livie814.

Tibère avait neuf ans lorsque son père mourut. Il fut alors chargé de prononcer l'éloge funèbre, ce autant pour montrer le respect filial que pour témoigner de son intelligence. Mais si l'on peut douter de la précision des souvenirs d'un enfant de trois ans, ceux d'un garçon de neuf ans devaient être

810. Ibid., p. 30

811. Ibid., p. 32

812. Massie 1998, p. 13

813. Caratini 2002, p. 92

814. Franceschini 2001, p. 28-29

232

bien plus clairs et mieux réapparaître dans la pensée de l'adulte. Il fit preuve d'une rhétorique satisfaisante, même si l'on ne doute pas que le discours n'était pas de son écriture, et le traumatisme a du dicter sa conduite future. Ainsi, dans les Mémoires de Tibère, l'auteur livre les pensées du jeune garçon à la lecture de l'éloge :

Comment tirer un éloge d'une telle vie ? Seulement, de toute évidence, avec des phrases creuses et pompeuses, de longs
passages sur les vertus privées (dont, en vérité, le pauvre homme ne manquait pas), et de nobles platitudes, point
fausses au demeurant, sur la malignité du sort. Ces platitudes avaient néanmoins été modifiées, car elles ne devaient en
aucune façon porter ombrage au vainqueur et élu de la fortune, Auguste, successeur du défunt comme mari de Livie,
qui se tiendrait à la droite de l'orateur.
En conséquence, je fus initié à l'art oratoire par un flot de rhétorique fallacieuse.
Hypocrisie.
Depuis, je me suis toujours méfié de la rhétorique, même en reconnaissant que sa maîtrise représente une part
nécessaire de l'éducation.815

C'est ce jour que naît le ressentiment de Tibère qui devait dicter sa vie entière. En prononçant l'éloge funèbre, il devait penser à sa mère et renoncer à lui pardonner : elle qui se présentait comme un modèle de vertu avait abandonné son triste mari, le laissant mourir dans le chagrin et l'ivresse, privé de son second fils qui - comble de l'horreur - était selon les rumeurs l'oeuvre d'un adultère. L'enfant retrouve ensuite sa mère, à la cour d'Auguste, mais ne put jamais revoir « maman », ne voyant que « Livie », la femme du prince et la meurtrière de son père816. Les parents de « substitution » qu'on lui offrait n'étaient pour lui qu'une femme adultère et un homme haïssable qui avait volé son enfance et s'efforçait de l'humilier, comme si le calvaire de Claudius Nero n'avait suffi à satisfaire sa cruauté. Mais s'il faisait comprendre sa colère par la froideur et le refus de toute amitié, il ne la démontrait jamais directement, préférant la dissimuler et ne pas s'attaquer à qui pourrait le détruire817.

Ainsi, avant même qu'on l'accuse de tuer ses rivaux, de promouvoir le monstrueux Séjan, d'abandonner son peuple et de violer la vertu romaine, Tibère était déjà victime de sa psychologie. Dès l'enfance, on lui retira « le sentiment le plus sacré chez tout être humain, l'amour pour sa mère », et on le préparait à une vie de doute et de malheur. Car, nous l'aurons compris, Tibère est avant tout un personnage à la psychologie complexe, dont les actes manquent de cohérence si l'on ne connaît pas la teneur de ses pensées. Alors, pour étudier Tibère, on doit penser aux trois caractéristiques majeures de sa psychologie : la tristesse, la dissimulation et la colère818.

815. Massie 1998, p. 17

816. Caratini 2002, p. 92

817. Maranon 1956, p. 63

818. Kornemann 1962, p. 216-217

233

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo