c. Un traumatisme d'enfance
Il est une blessure morale que l'on attribue
régulièrement, chez les Modernes, à Tibère. De
l'exil dans lequel il fut emmené enfant, on ne peut que peu gloser : il
était trop jeune805 et ne devait pas en garder de
souvenirs806. Mais il n'aurait pas pu oublier le divorce de ses
parents, l'époque où sa mère quitta son père pour
celui qui les avait mis en fuite - un traumatisme qui dicta ses rapports
conflictuels avec sa mère, son beau-père et indirectement avec
les descendants de celui-ci807.
Le divorce de Livie et T. Claudius Nero est souvent vu
comme une scène odieuse, proche de la mascarade. Octavien
déclarait être tombé fou amoureux de Livie lors d'un repas
et invita le mari à en divorcer. Mais si cette pratique admettait des
précédents, elle devenait scandaleuse : Livie était alors
enceinte de six mois, et l'on privait le père de son fils. De plus, pour
faire accepter ce mariage, Octavien consulta le collège des pontifes,
dont Claudius Nero faisait partie - et le mari bafoué dut accepter de
lui-même cette humiliation808. Au delà d'une
prétendue attirance soudaine pour la jeune femme, Octavien voyait
peut-être en ce mariage des intérêts tout autres. Tout
d'abord, et c'est là la raison la plus probable, il pouvait s'associer
à une famille patricienne par le mariage et ainsi accéder
à un plus grand pouvoir, devenant un aristocrate - une position qu'ont
cherché à obtenir bien des hommes récemment admis à
un pouvoir dont la légitimité était
contestable809. L'autre raison est plus de l'ordre de
l'interprétation des ragots : la grossesse de Livie était, selon
les rumeurs, l'oeuvre de cette relation hors-mariage et, pour éviter le
scandale, il fallait que l'enfant soit légitime. De plus, il
était plus judicieux pour Livie de confier son fils à
l'autorité d'un homme jeune et triomphant plutôt
804. Ibid., p. 249-250
805. A notre connaissance, seul Roger Caratini fait
intervenir Tibère dans cet exil, lorsque la soeur de Pompée,
attendrie, lui offre un manteau précieux, tandis que Sextus refuse de
leur venir en aide (Caratini 2002, p. 20-21)
806. Il n'en connaît, dans cette même
biographie romancée, que les détails qu'a pu lui donner son
père alors qu'il était enfant et le vague souvenir de la robe de
sa mère prenant feu (Ibid., p. 92)
807. Lyasse 2011, p. 24
808. Lyasse 2011, p. 23-24
809. Maranon 1956, p. 29
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qu'à un mari d'âge mûr (il avait
alors 47 ans, et son rival 25) dont la position était
compromise810. Ainsi, les Romains moqueurs glorifiaient les mariages
heureux où les enfants naissaient en trois mois. Si le propos semble
difficile à admettre - pourquoi Auguste n'aurait pas reconnu l'enfant,
lui qui désespérait d'avoir un fils ? - certains auteurs font de
Drusus le fils illégitime du prince, expliquant ainsi les égards
envers ce beau-fils, alors que Tibère était tout juste
toléré. C'est notamment l'hypothèse de Grégorio
Maranon, ou plutôt une certitude pour lui, attaché à
l'étude morale des personnages : si Tibère ressemblait à
son père, froid et taciturne, Drusus était jovial,
réceptif et plein de génie, des qualités
héréditaires que lui aurait transmis Auguste, qui les tenait
lui-même de ses ancêtres Juliens, en témoigne l'égale
répartition de l'amabilité chez son grand-oncle
César811.
Le traumatisme d'enfance de Tibère se serait
réparti en trois temps, le premier étant le souvenir vague, mais
marquant, d'un petit garçon voyant sa mère l'abandonner et son
père pleurer. La scène est représentée du point de
vue de l'exilé de Rhodes, commençant ses Mémoires
par ses souvenirs d'enfant, comme pour accentuer l'horreur de la
scène :
Drusus, comme je l'ai dit, ne fut jamais
autorisé à rendre visite à notre père. A mon avis,
en fait, il ne devait jamais penser à lui, sauf lorsque je l'y
contraignais en abordant le sujet. Il est vrai qu'il n'avait aucun souvenir de
lui. Moi, en revanche, je pouvais revoir mon père à genoux,
étreignant les chevilles de ma mère et lui affirmant son amour
en sanglotant.. Elle dégagea ses jambes ; il s'effondra,
prostré, sur le dallage de marbre, et je me mis à hurler. J'avais
trois ans à l'époque.812
Des images de cet événement, il retient
également le visage de celui qui lui enleva sa mère, cet homme
« jeune et silencieux, qui passait lentement sa langue entre ses
lèvres minces, comme un loup se pourlèche les babines avant de
dévorer une agnelle » : le regard d'un enfant de trois ans
voyant un « méchant »813. Et, en même temps
que « maman » disparaissait, « papa » achevait de se
détruire. Ainsi Antonia raconte des années plus tard à sa
fille que Tibère n'a jamais pu oublier le traumatisme de voir son
père bien-aimé sombrer dans l'alcoolisme jusqu'à sa mort,
de chagrin, une mort qu'il ne put s'empêcher d'attribuer à
Livie814.
Tibère avait neuf ans lorsque son père
mourut. Il fut alors chargé de prononcer l'éloge funèbre,
ce autant pour montrer le respect filial que pour témoigner de son
intelligence. Mais si l'on peut douter de la précision des souvenirs
d'un enfant de trois ans, ceux d'un garçon de neuf ans devaient
être
810. Ibid., p. 30
811. Ibid., p. 32
812. Massie 1998, p. 13
813. Caratini 2002, p. 92
814. Franceschini 2001, p. 28-29
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bien plus clairs et mieux réapparaître
dans la pensée de l'adulte. Il fit preuve d'une rhétorique
satisfaisante, même si l'on ne doute pas que le discours n'était
pas de son écriture, et le traumatisme a du dicter sa conduite future.
Ainsi, dans les Mémoires de Tibère, l'auteur livre les
pensées du jeune garçon à la lecture de l'éloge
:
Comment tirer un éloge d'une telle vie ?
Seulement, de toute évidence, avec des phrases creuses et pompeuses, de
longs passages sur les vertus privées (dont, en vérité,
le pauvre homme ne manquait pas), et de nobles platitudes, point fausses au
demeurant, sur la malignité du sort. Ces platitudes avaient
néanmoins été modifiées, car elles ne devaient
en aucune façon porter ombrage au vainqueur et élu de la
fortune, Auguste, successeur du défunt comme mari de Livie, qui se
tiendrait à la droite de l'orateur. En conséquence, je fus
initié à l'art oratoire par un flot de rhétorique
fallacieuse. Hypocrisie. Depuis, je me suis toujours méfié
de la rhétorique, même en reconnaissant que sa maîtrise
représente une part nécessaire de
l'éducation.815
C'est ce jour que naît le ressentiment de
Tibère qui devait dicter sa vie entière. En prononçant
l'éloge funèbre, il devait penser à sa mère et
renoncer à lui pardonner : elle qui se présentait comme un
modèle de vertu avait abandonné son triste mari, le laissant
mourir dans le chagrin et l'ivresse, privé de son second fils qui -
comble de l'horreur - était selon les rumeurs l'oeuvre d'un
adultère. L'enfant retrouve ensuite sa mère, à la cour
d'Auguste, mais ne put jamais revoir « maman », ne voyant que «
Livie », la femme du prince et la meurtrière de son
père816. Les parents de « substitution » qu'on lui
offrait n'étaient pour lui qu'une femme adultère et un homme
haïssable qui avait volé son enfance et s'efforçait de
l'humilier, comme si le calvaire de Claudius Nero n'avait suffi à
satisfaire sa cruauté. Mais s'il faisait comprendre sa colère par
la froideur et le refus de toute amitié, il ne la démontrait
jamais directement, préférant la dissimuler et ne pas s'attaquer
à qui pourrait le détruire817.
Ainsi, avant même qu'on l'accuse de tuer ses
rivaux, de promouvoir le monstrueux Séjan, d'abandonner son peuple et de
violer la vertu romaine, Tibère était déjà victime
de sa psychologie. Dès l'enfance, on lui retira « le sentiment
le plus sacré chez tout être humain, l'amour pour sa mère
», et on le préparait à une vie de doute et de malheur.
Car, nous l'aurons compris, Tibère est avant tout un personnage à
la psychologie complexe, dont les actes manquent de cohérence si l'on ne
connaît pas la teneur de ses pensées. Alors, pour étudier
Tibère, on doit penser aux trois caractéristiques majeures de sa
psychologie : la tristesse, la dissimulation et la
colère818.
815. Massie 1998, p. 17
816. Caratini 2002, p. 92
817. Maranon 1956, p. 63
818. Kornemann 1962, p. 216-217
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