b. L'ambitieuse
Tiberius Claudius Nero était bien plus
âgé que Livie, qui n'avait que quinze ans quand elle
l'épousa. Il est fort probable que leur mariage,
célébré en 45 av. J.-C., avait été
arrangé par les ambitions de la mariée adolescente, une ambition
devenue une passion qu'elle démontra tout au long de sa vie, et dont la
beauté et la vertu lui servirent
d'instruments.794
On garde de Livie l'image d'une ambitieuse,
prête à tout pour accéder à ce qu'elle
désirait. De ses jalousies et par le destin de son fils, privé un
par un de tous ses rivaux, des soupçons sont nés autour de sa
personne : ses ambitions ont-elles été servies par le crime, par
l'assassinat de tout individu se mettant sur son chemin ?
Il est vrai que bien des rivaux de Tibère sont
morts dans des conditions suspectes : Marcellus de maladie à dix-neuf
ans, Drusus de gangrène après une chute de cheval, Lucius dans un
naufrage, Caius dans des conditions similaires à celles causant la mort
de Marcellus et Germanicus par un procédé sur lequel nous nous
sommes déjà étendus - n'oublions pas également
l'assassinat de Postumus795. Tous ces hommes avaient la
prétention de concurrencer le fils de Livie, et il est
790. Lyasse 2011, p. 128-129
791. Siliato 2007, p. 157
792. Massie 1998, p. 234-235
793. Ibid., p. 266
794. Maranon 1956, p. 25
795. La maladie d'Agrippa peut aussi prêter
à suspicion, mais elle est moins souvent citée : il était
bien plus âgé que
227
plausible qu'elle les ait fait disparaître pour
le profit de Tibère. On va parfois même jusqu'à l'accuser
d'avoir empoisonné Auguste pour précipiter la succession.
Tibère est quelquefois associé aux crimes présumés
de sa mère. C. Beulé n'y croît guère : Livie n'avait
pas besoin d'impliquer son fils pour agir, et un échec aurait
condamné celui-là même qu'elle voulait
promouvoir796.
Lidia Storoni Mazzolani remet en question la
responsabilité de Livie dans les morts qui lui sont attribuées.
Le même propos est souvent présenté dans l'Histoire et
n'est souvent qu'un poncif destiné à attenter à la
mémoire des femmes honnies. En plus du cas analogue d'Agrippine, elle
cite celui de Tanaquil, femme de Tarquin, favorisant son gendre Servius Tullius
et de Plotine, femme de Trajan, ayant caché la mort de son mari afin
qu'Hadrien lui succède sans heurts. Dans les faits, ce sont des «
inventions inévitables quand la légitimité d'une
succession est contestée797». Du moins, l'image est
ancrée dans les mémoires, et Livie reste la criminelle de ce
début de dynastie. En témoigne la tragédie de Pellegrin
:
LIVIE. Ta gloire I Ah I Souviens-toy combien le
rang suprême A fait verser de sang à Livie, à
toy-même. J'ay commencé l'ouvrage ; et je cours
l'achever. Au trône, malgré toy, je prétens
t'élever. Dussay-je m'immoler de nouvelles victimes, Non, je ne
perdrai point le fruit de tant de crimes.
A défaut d'user de la force, Livie est
rusée. Ainsi se sert elle de la manipulation. Nous citions
préalablement son influence sur le règne de Tibère, mais
elle fut aussi accusée de se servir d'Auguste pour faire du principat
une tyrannie. Usant de ses charmes, elle faisait du maître de Rome son
instrument, se servant de lui comme elle le souhaitait. On lui attribue
notamment le mariage de Tibère et Julie. Ainsi, dans les Dames du
Palatin, elle feint la complicité avec la fille du prince pour la
pousser à accepter ce mari : elle le présente comme la solution
à ses problèmes, assurant son avenir et celui de ses enfants, et
un substitut appréciable aux prétendants arrogants qui la
harcèlent pour qu'elle accepte de les élever à la
dignité princière798. La série Moi Claude,
empereur présente Livie comme un personnage majeur de la succession
impériale. Interprétée par Sian Philips, elle travaille
pour mettre Tibère au pouvoir. Dès le premier épisode,
consacré à l'époque où Marcellus était le
successeur, elle s'efforce de promouvoir son fils, quelles que soient les
méthodes à employer.
les autres victimes présumées de
Livie.
796. Beulé 1868, p. 166
797. Storoni Mazzolani 1986, p.
131-132
798. Franceschini 2000, p. 225-226
228
Tout d'abord, elle s'entretient avec Julie, la
poussant à révéler qu'elle envie Tibère et Vipsania
pour leur mariage heureux et qu'elle en était amoureuse quand elle
était adolescente. Elle empoisonne ensuite Marcellus, feignant de rester
à son chevet, et guette la réaction de Julie. La voyant
inconsolable, Livie charge Tibère de la consoler, mais il n'y montre
aucun enthousiasme : il a précédemment établi qu'il
n'éprouve aucun attrait pour elle et qu'il n'en voudrait pas, même
nue accrochée au plafond de sa chambre. Plus tard, observant les
débauches de Julie, elle corrompt l'un de ses amants, un ami de Lucius,
pour qu'il établisse une liste des hommes impliqués dans les
tromperies de la fille du prince, ce afin de la disgracier aux yeux de son
père. Elle empoisonne ensuite Auguste : celui-ci, trop affaibli par la
maladie, ne peut se défendre face aux reproches de Livie et meurt durant
le monologue.
Mais aussi méprisable que soit Livie, qui se
montre également odieuse envers le bègue Claude, elle a droit
à une réhabilitation partielle. Voyant sa mort approcher, elle
désire être divinisée, non par ambition, mais par peur de
la vie après la mort : si elle n'est pas faite déesse, elle
pourrira pour ses crimes, même justifiés. Les prédictions
nommant Caligula et Claude empereurs, elle se rapproche d'eux, le premier par
la licence (c'est un pervers qui s'amuse à l'embrasser et la caresser
lascivement), le second par l'honnêteté. Si elle n'affichait que
mépris pour son petit-fils, elle avoue avoir toujours su qu'il
n'était pas aussi idiot qu'il voulait le montrer. La seule condition
qu'exige Claude pour la diviniser est qu'elle dise la vérité sur
les morts de la famille : elle confesse tous les meurtres, sauf ceux de Drusus
et Germanicus, tout en précisant qu'elle n'aurait pas hésiter
à les perpétrer s'ils avaient vécu plus longtemps. Elle
meurt à la fin de l'épisode, et les deux prétendants vont
la voir chacun leur tour. Caligula la trahit, disant qu'il deviendra dieu lui
même et qu'il la regardera souffrir en enfer. Claude reste loyal,
malgré son désamour pour elle, car il a compris qu'elle
était sincère dans son envie de protéger Rome : des
années plus tard, il la fait diviniser.
Le personnage suit ce même rôle dans
Imperium Augustus. Interprétée par Charlotte Rampling,
Livie est une femme aigrie qui déteste Gaius et Lucius et pousse son
fils à épouser une femme qu'il méprise. Tibère
lui-même est outré par son ambition : elle menace à mots
couverts de tuer les petits-enfants d'Auguste qui sont « encore faibles
» - motif qui pousse Julie à accepter le mariage afin que ses fils
soient protégés. Dans la dernière scène du film,
Auguste est mourant. Livie lui demande le pardon, sous-entendant qu'elle l'a
empoisonné. Il ne lui en tient aucune rancoeur, puisqu'il sait qu'elle a
fait ce qu'elle estimait être la bonne solution. Leur amour a
évolué, n'étant plus la passion d'autrefois, mais il
existe toujours, même en cette dernière heure.
229
Dans le roman Poison et Volupté, Livie
supporte mal de voir Caligula outrager tous les principes moraux. Ses crimes ne
lui ont apporté que de la peine, et elle se sent salie au vu des
résultats :
Livie soupira. Elle n'avait jamais trouvé la
moindre délectation malsaine à user du poison et l'avait fait
à contrecoeur. Elle avait sincèrement pleuré Marcellus,
Caius, pour lesquels elle avait de l'affection. Elle n'avait pas eu à
jouer la comédie quand il fallait consoler Auguste de la perte de
deux qu'elle lui avait arrachés. Sa conscience ne la tourmentait pas
; il n'existait aucun autre moyen de faire triompher les Claude et de porter
Tibère à l'empire. Et voici que son fils, qui ne lui adressait
plus la parole, la condamnait à voir chaque jour un pervers incestueux
franchir son seuil, souiller son laraire et son buste de la Pudeur ! Elle
était décidée à faire bon visage à l'intrus,
mais ne savait pas encore quel parti elle tirerait de cette
épreuve799.
Livie, par l'étude de la psychologie,
peut-être ainsi réhabilitée : celle qu'on présentait
comme une ambitieuse sans scrupules aurait agi par amour maternel envers un
fils qui manquait d'esprit de décision. En agissant à sa place,
elle se condamnait à vivre dans le scrupule tout en restant fière
d'avoir servi les intérêts de Tibère. Quand il l'abandonna,
elle se serait rendu compte de l'horreur de ses actes et ses dernières
années lui furent une torture morale.
Quand bien même son pouvoir à sa mort
n'était plus du qu'au respect du à sa fonction et à sa
famille, et qu'elle n'avait plus de rôle politique à jouer depuis
que son fils l'avait laissée seule, son décès peut
être vu comme un des déclencheurs des « années noires
» du règne de Tibère. Pour Villemain, notamment, cette mort
« parut enlever une dernière protection aux Romains
», désormais privés du dernier symbole vivant de
l'époque « bénie » d'Auguste et livrés aux
ambitions perverses de Séjan800. Peut-être aussi son
existence protégeait Rome de Tibère : morte, elle cessait de
protéger sa descendance, qui comprenait les enfants de Germanicus. Sans
sa protection, Tibère pouvait les détruire sans
pitié801. Enfin, elle représentait le dernier rempart
entre Tibère et le principat tyrannique assumé. Sans elle pour
lui disputer le pouvoir, il pouvait cesser de dissimuler son ressentiment et ce
sont des années de colère refoulée qui s'abattent
brutalement sur Rome. Pour reprendre le propos exact de Beulé :
Livie a été une digue pour Tibère, mais une digue
purement physique; elle
n'a pas apaisé les flots, elle leur a fait
obstacle; elle les a fortifiés, refoulés, accumulés, de
sorte qu'ils grondent, prêts à s'élancer plus
impétueux et plus terribles802. A compter de ce jour,
Rome découvrait le véritable Tibère, celui que le
ressentiment avait détruit et qui comptait leur faire payer les
humiliations subies803.
799. Franceschini 2001, p. 278
800. Villemain 1849, p. 84
801. Caratini 2002, p. 251
802. Beulé 1868, p. 261-262
803. Ibid., p. 283
230
En conclusion, citons le bilan de la vie de Livie
selon Charles Beulé, un résumé faisant de ses crimes la
base de la tyrannie que devait devenir le principat. Par ses actions
ambitieuses, elle aura
perverti le régime et a pavé la voie aux
despotes à venir : C'est ainsi que s'éteignit, à
quatre-vingt-six ans, cette femme funeste à la famille d'Auguste, plus
funeste à la chose publique. (...) C'est elle véritablement qui,
par son action occulte sur Auguste et son influence déclarée sur
Tibère, a contribué à ériger en système
cette confiscation lente et progressive de toutes les forces d'un peuple au
profit d'un seul homme. En fondant l'empire, elle a préparé
l'impunité à toutes les folies et frayé la voie à
tous les monstres qui ont succédé à son mari et à
son fils. Elle a été leur génie, elle a été
la furie de l'État804.
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