III - Livie, la mère qui n'aimait pas son
enfant
a. Rapports mère/fils
En plus des deux épouses de Tibère, il y
eut une troisième femme influençant sa vie et ses actions, une
figure maternelle ambitieuse - dont les traits de caractère se
retrouvent chez sa descendante Agrippine la Jeune : Livie. Personnage de
premier plan politique, femme et fille adoptive du
771. Ibid. p. 384-385
772. Ibid. p. 426
773. Tarver 1902, p. 186
774. Franceschini 2000, p. 256
775. Maranon 1956, p. 87
776. Ibid., p. 60
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premier prince de Rome et mère du second, elle
représente un élément majeur dans la compréhension
de la dynastie julio-claudienne. Souvent représentée dans la
fiction, nous devons nous intéresser aux rapports qu'elle entretint avec
les premiers empereurs.
Le trait principal de son caractère est
l'ambition. Étant une femme, dans une société où le
pouvoir était réservé aux hommes, elle devait agir par
l'intermédiaire d'un proche masculin. D'abord femme d'Auguste, lui
permettant de prétendre à un rôle de premier plan, elle
consacra sa vie à promouvoir son fils, Tibère, pour régner
à travers lui. Cette ambition serait née avant même son
mariage princier : Maranon fait remonter les premiers indices à la
naissance de Tibère, quand elle en fit faire l'horoscope, cherchant en
cet « homme né de la chaleur de ses désirs »
l'instrument de sa passion à gouverner le monde777. Toujours
dans cette idée de superstition, elle aurait couvé entre ses
seins un oeuf duquel serait sorti un poussin à la crête
déjà dessinée : un présage de virilité et de
puissance pour l'enfant qu'elle portait. Pourtant, ce fils semble peu
décidé à assumer les ambitions de sa mère, à
son grand désarroi. C'est le propos de la pièce de Pellegrin,
dans laquelle elle doit pousser Tibère à accepter le rôle
qu'elle veut lui faire tenir, devant son manque d'intérêt (une
feinte habile de la part du fils) :
LIVIE Et ce fut, pour remplir de si superbes
voeux, Que d'un premier hymen je rompis les saints noeuds. Néron y
consentit : et moins époux que père, Il céda sa Livie
en faveur de Tibére. Cependant ce Tibére a-t-il assez d'ardeur
? Regarde-t-il son sort dans toute sa splendeur ? Absent, mais trop
instruit de tout ce qui se passe, Il sçait par mes Courriers quel
péril nous menace. Qui luy fait differer son retour ? Et
pourquoy Semble-t-il, pour regner, moins empressé que moy
?778
Plutôt que de répondre aux attentes de sa
mère, Tibère préfère la vie d'intellectuel, loin du
centre du pouvoir. L'incompréhension est mutuelle, et jamais la
mère et le fils n'ont pu agir ensemble. La Livie des Dames du
Palatin se fâche de savoir que l'aîné des Claudiens,
celui qui doit être digne de son rang, préfère la compagnie
des grammairiens aux prétentions qu'elle veut lui inculquer. Pour elle,
il manque d'ambition, se soucie plus de sa femme que de l'Empire, et est une
pomme pourrie de l'arbre de la famille - une déception encore plus
grande que celle éprouvée pour la
débauchée
777. Maranon 1956, p. 25
778. Pellegrin 1727, p. 4
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Claudia qui elle, au moins, mettait ses vices sexuels au
service de la famille779.
La nature de leurs rapports reste ambiguë. Au vu
de leurs différences de caractère et de l'ambition
prêtée à Livie, la majorité des auteurs pensent que
leur relation était conflictuelle. Allan Massie romance la vision de
l'enfant Tibère envers sa mère comme celle d'un couple
sado-masochiste : elle le punissait régulièrement, le fouettant
quand il la décevait, mais il ressentait de l'amour dans ce
châtiment qui lui devenait un rite sauvage avec, en son centre, l'orgueil
de la famille780. Si la description de leur relation n'est pas
toujours aussi crue, les auteurs notent souvent que Livie ne ressentait pas
l'amour maternel tel qu'il doit être naturellement manifesté -
selon eux. Tibère était son oeuvre, un moyen de parvenir à
satisfaire ses propres ambitions. Non qu'elle n'aimait son fils, mais il lui
était plus un instrument qu'un objet d'affection781. En ce
point, Livie rappelle à l'historien un autre personnage de
l'Antiquité romaine, Agrippine la Jeune, qui avait servi les mêmes
ambitions à travers son fils Néron.
Mais là où Néron sut se
débarrasser de sa mère, la faisant assassiner lors d'un naufrage,
Tibère ne put régner sans sa mère jusqu'au jour de sa
mort. Et si Néron était encore jeune lorsqu'il perdit sa
mère, Tibère entrait dans sa soixante-et-onzième
année. La situation a offert matière à sourire pour qui
veut en souligner l'absurdité, celle d'un vieil homme soumis au bon
vouloir de sa mère grabataire. Ainsi le présente la pièce
de Chénier, où le vieil homme reconnaît avec honte la
nécessité de se soumettre à sa mère, l'empire
était un de ses bienfaits782. Il doit tout à sa
mère : son règne et sa vie, et s'en affranchir lui serait une
infâme ingratitude783. Le propos est aussi moqueur dans
l'introduction du roman Poison et Volupté, ou l'empereur est
à la fois mûr et infantilisé :
Quand il était embarrassé,
Tibère avait coutume, dans son enfance, de faire craquer ses doigts en
les tirant vers l'arrière. Il avait longtemps combattu cette mauvaise
habitude qui exaspérait sa mère. Il se surprit à
arrêter, avec le sentiment d'être en faute, ce geste machinal,
et secoua la tête. Quand donc oublierait-il les remontrances de Livie ?
A faire craquer ses phalanges, que risquait-il désormais, sinon de
lancer une nouvelle mode à Rome ? Il regarda ses grosses mains
velues, marquées par les premières tâches brunes de
l'âge. Non, ce n'étaient plus les mains d'un
enfant784.
La situation devait lui être honteuse : lui, le
prince, le maître du monde, était le jouet d'une femme ! Charles
Beulé y consacre un chapitre entier, désignant le règne de
Tibère jusqu'à son exil à Capri comme « le
règne de Livie », une longue période où il tentait
vainement de diriger Rome sans
779. Franceschini 2000, p. 167-169
780. Massie 1998, p. 14
781. Beulé 1868, p. 240-241
782. Chénier 1818, p. 15
783. Ibid., p. 29
784. Franceschini 2001, p. 3-4
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qu'elle agisse elle-même et sape son
autorité. Pour le bon fonctionnement de sa politique, il rencontrait
deux barrières : la première était le sénat, un
obstacle qu'il créait lui-même alors qu'il pouvait lui ôter
tout pouvoir, l'autre étant Livie, qu'Auguste avait
désigné comme son égale dans son testament, la nommant
Augusta785. Tibère restait une « bête
domptée », que sa mère pouvait dresser comme elle le
voulait, l'humiliant et l'asservissant786. Et pour se
débarrasser d'elle, il est
impuissant : Je renonce à vous peindre
(votre imagination suffira à cette tâche) les drames
intérieurs que Tibère a dû subir pendant onze ans, ses
projets, ses fausses résolutions, son découragement subit, sa
dissimulation. Tentera-t-il un coup d'État contre sa mère ? Elle
serait plus forte que lui et plus populaire. L'exilera-t-il ? Rome
entière et les prétoriens eux-mêmes s'y opposeraient.
Aura-t-il recours au poison, qui a fait disparaître devant lui toute la
famille d'Auguste ? Mais c'est elle qui est le grand maître dans l'art
des poisons ; malheur à qui la provoquerait !787
Toutefois, le prince ne pouvait se laisser asservir
comme cela. Alors certains auteurs le montrent tenant tête à sa
mère, parvenant à régner seul ou du moins à
remettre Livie à sa place : derrière lui-même. Ainsi,
l'enfant maladroit des Dames du Palatin a assez d'assurance pour,
à l'annonce de la mort d'Auguste, menacer Livie de lui nuire si elle le
gêne dans ses actions : il n'est plus le petit garçon qui jouait
avec des toupies et si elle se prenait pour César, cela lui
coûterait cher788. Dans la pièce de Pellegrin, cette
révélation passe par la rupture de sa dissimulation : Livie
comprend que celui qu'elle pensait manipuler l'a depuis longtemps
dépassé en vices, et qu'elle a créé un monstre.
Alors, en clôture de la tragédie, elle s'exclame :
LIVIE
Du repos ! Ah ! J'entends ce superbe langage
; Faut-il me voir réduite à craindre mon ouvrage. Grands
Dieux ! Je reconnois votre courroux vangeur. Et je perds en un jour,
l'Empire et l'Empereur.789
Il arriva un jour où Tibère rompit avec
sa mère. Les raisons et le moment restent à déterminer.
Était-ce à la suite d'une dispute ? Était-ce après
qu'il ait réussi à lui avouer son ressentiment couvé
depuis des décennies ? Parmi les causes les plus récurrentes dans
les récits d'historiens, on retrouve la vexation, Livie ayant
abusé de son rôle pour le tourner en ridicule, ou la lecture de
lettres d'Auguste, dans lesquelles le prince dépréciait son
successeur - non qu'il en soit personnellement atteint, mais elles
représentaient une atteinte à sa dignité, voire entraient
dans les motifs de lèse-
785. Beulé 1868, p. 98
786. Ibid., p. 260
787. Ibid., p. 246
788. Franceschini 2000, p. 428
789. Pellegrin 1727, p. 69
226
majesté790. Il reste une certitude :
Tibère ne revint pas à Rome pour les funérailles de sa
mère, dédaignant celle qui l'avait porté, pensait-on, au
pouvoir : sans doute n'avait-il jamais pardonné les humiliations qu'elle
lui avait fait subir791.
Dans les Mémoires de Tibère,
Allan Massie propose une vision originale de leurs rapports. Âgée
(elle meurt à plus de quatre-vingt ans), elle est
présentée comme atteinte de démence sénile.
Incapable de tenir une discussion suivie, elle porte des accusations
délirantes envers son fils, allant jusqu'à lui reprocher d'avoir
fait tant de mal à Julie, qu'elle présente comme « la
meilleure des filles » alors qu'elle n'avait jamais pu la supporter de son
vivant. Tibère souffre en voyant sa mère, qu'il a connu belle et
intelligente, devenir une vieille femme gâteuse792. Avant de
partir pour Capri, il hésite à venir lui faire ses adieux
:
Aller prendre congé de ma mère
était sans objet ; elle ne reconnaissait plus personne et appelait la
mort de ses pleurs et de ses gémissements. Je priais pour qu'elle soit
libérée le plus vite possible, ce qui se produisit six mois
après mon
départ793.
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