d. Réhabiliter Julie
Les femmes de l'Antiquité ont souvent
été accusées d'adultère, d'inconduite morale ou de
prétentions malvenues. Le propos est souvent celui d'une
société misogyne, et les historiens modernes se sont
essayé à la réhabilitation des figures féminines
les plus décriées.
Dans la fiction, on citera le film Imperium
Augustus, où Julie est présentée sous un regard
compatissant. Le personnage (joué par Vittoria Belvedere) vient de
perdre son mari Agrippa, qu'elle avait appris à aimer avec le temps, et
doit se résoudre à épouser Tibère. Elle
s'éprend du fils d'Antoine, Iullus Antonius, qui se sert d'elle pour
atteindre celui qu'il estime être l'assassin de son père. Auguste
n'est pas dupe et veut lui faire comprendre que l'union avec cet amant est
impossible, même s'il veut croire qu'on peut faire changer les hommes :
il en a eu la preuve avec Antoine, perverti par Cléopâtre. Quand
Antonius tente d'assassiner Auguste, Tibère sauve la vie du vieil homme
(après une hésitation : doit-il sauver celui qu'il
déteste?), et le conspirateur est mis à mort. Julie est vue comme
une traîtresse et son père l'exile, mais il comprend qu'il est
devenu le tyran qu'il a toujours refusé d'être. C'est sur son lit
de mort qu'il se réconcilie avec sa fille, revenue d'exil en apprenant
que son père est mourant. L'histoire est contée en partie du
point de vue de Julie, qui cherche un père pour ses enfants, un amant
pour elle-même et ne cesse jamais d'aimer son père, quand bien
même il se montre ingrat.
Les Dames du Palatin est essentiellement le
récit de Julie. Réellement amoureuse de Marcellus, elle est
peinée par son décès mais se résigne à
accepter l'union avec Agrippa : en épousant un homme mûr, elle ne
trahit pas la mémoire de l'être aimé en lui substituant un
jeune rival (bien qu'elle entretienne une liaison avec Jules Antoine par la
suite), et ce nouveau mari l'avait toujours traitée avec attention - de
plus, il bénéficiait d'assez de puissance pour la protéger
de Livie767. Même résignation quand on lui associe
Tibère : mieux vaut cet homme austère mais droit
qu'un
765. Caratini 2002, p. 164
766. Laurentie 1862 I, p. 336
767. Franceschini 2000, p. 73-75
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flatteur arriviste768. Mais ni l'un, ni
l'autre ne peuvent remplacer celui qu'elle aimait et elle regrette toute sa vie
qu'aucun de ses enfants ne soit celui de l'être
aimé769. Malgré leurs égards, Agrippa et
Tibère ne peuvent la rendre heureuse. Les auteurs (Paul-Jean
Franceschini et Pierre Lunel) présentent la première nuit de ces
deux mariages, à travers le témoignage de Julie. Ainsi, le
lecteur peut compatir à ses sentiments, mêlés de joie et de
mélancolie. Avec Agrippa, elle est partagée entre la
reconnaissance des égards de ce nouveau mari et l'étrange de
cette situation, où elle est liée à celui qu'elle
considérait depuis son enfance comme un oncle sympathique :
Au soir de ses noces, pour la première fois
de sa vie, Agrippa s'abstint de prendre une femme à l'abordage. Ne
pouvant traiter sa « petite princesse » comme les filles à
soldats dont il avait l'habitude, il prit ses quartiers dans une
pièce écartée du palais et lui laissa la chambre
nuptiale. Il avait toutefois le désagréable sentiment de violer
une consigne. Si Auguste avait appris qu'il ne travaillait pas chaque nuit
à engendrer l'héritier, il aurait vu dans ce comportement
plus qu'une extravagance, une trahison. Julie fut émue par une
délicatesse aussi inattendue : elle n'aurait jamais cru qu'un Romain,
encore moins un soldat, en fût capable. Agrippa osait à peine
rencontrer son regard, comme s'il lui avait fait injure. Un soir, elle alla se
glisser, nue, dans le lit de son
époux.770
Le problème est différent pour
Tibère. Cette fois, elle trouve des qualités
inespérées chez cet homme qui passait pour timide et
austère. Mais elle ne peut cacher son manque de bonheur et son mari le
prend comme une injure qu'il ne pourra jamais pardonner :
Après les festivités, elle trouva
quelque consolation dans l'attitude de son époux. Au-delà de ses
défauts, de ses éternels scrupules, de sa méfiance, de
son obsession du devoir, de son manque de grâce et de fantaisie, elle
découvrit un Tibère secret. Celui qui ne bégayait pas
mais parlait avec drôlerie des petits ridicules d'Auguste, qu'il n'aimait
guère, ou évoquait Livie, qui l'avait tyrannisé enfant.
Elle mesurait toute la distance entre ce qu'il était et l'idée
qu'on se faisait de lui au Palatin. On prenait pour un soldat inculte
l'helléniste qui, en campagne, avait besoin de deux mulets pour
porter sa bibliothèque. On le croyait terne parce qu'il
n'était pas brillant, lourd parce qu'il n'était pas rapide. Elle
le jugea très supérieur à son frère Drusus, beau
comme Apollon et agile comme Mercure, mais, au bout du compte, sans
grande consistance. Tibère était un incompris comme
elle. Dès la nuit de noces, elle s'aperçut que, comme beaucoup
de grands timides, il était affligé d'ejaculatio praecox.
Son désir pour elle l'emportait trop vite, la laissant à la
fois excitée et inassouvie. Elle voulut cacher sa déception,
mais, un soir où elle était de méchante humeur, ne
pût s'empêcher de se trahir. Tibère se montra
blessé dans son orgueil viril : toutes les autres femmes avaient feint
d'éprouver de la volupté entre ses bras, et il se croyait un
amant remarquable. Son humiliation fut d'autant plus cruelle qu'il ne parvint
jamais à juguler sa fougue. Julie, pendant les exercices
imposés par la procréation, rêvait à la douceur de
l'amour, tel qu'elle l'avait connu avec Marcellus puis avec Jules Antoine.
Ceux-là auraient pu lui faire des enfants à leur image, mais elle
était condamnée à en donner à des hommes qu'elle
n'aimait pas.
768. Ibid., p. 227
769. Ibid., p. 99
770. Ibid., p. 85-86
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A la fin du roman, elle meurt en exil d'un cancer du
sein. La réhabilitation va dans les deux sens, Julie pensant dans ses
derniers jours au mari qu'elle a blessé, regrettant de ne pas avoir su
rester son amie, telle qu'elle était durant leur enfance, et constatant
qu'il la haïrait à jamais771. Mais, s'il n'a pas
pardonné ses fautes, elle se juge trop durement : Tibère se
reproche la mort de Julie, n'arrivant pas à se persuader qu'il n'en est
pas coupable772.
A ce manque d'affection peuvent s'ajouter d'autres
peines qui ont ruiné la vie de Julie et ont fait d'elle la femme
décriée que la postérité à retenu. Pour
Tarver, c'est son incapacité à parler avec ses maris qui l'a
poussé à trouver des amants, qui arriveraient à mieux la
comprendre. Libérée des contraintes dues à son rang, elle
pouvait vivre une vie libérée, telle qu'une femme pouvait la
souhaiter773. Il est aussi un drame de sa vie qui fut peu
usité tant il semblait courant à l'époque et contraire
à l'image de la mauvaise femme : la perte du bébé qu'elle
avait eu de Tibère, et qui mourut après trois semaines, semble
t-il « chétif et malformé774».
N'oublions pas aussi qu'elle perdit trois fils adultes dans des conditions
brutales. Cet amour maternel aurait pu être hérité de
Scribonie, sa propre mère, qui s'exila de son plein gré pour
suivre sa fille775.
Avec elle disparaît l'une des dernières
représentantes des Juliens et de la descendance directe d'Auguste. G.
Maranon, lorsqu'il évoque la mort de Julie, regrette que le Christ n'ait
pu la sauver :
Dans la dernière phase de sa vie, elle fut
très malheureuse, autant que pouvait l'être celle qui avait
été heureuse avant ce désert. Elle ne connut jamais la
consolation du pardon, qu'il soit humain ou divin. Elle mourut dans l'infamie
durant son exil, sans avoir entendu une voix surhumaine qui ne devait tarder
à s'élever : la voix du Seigneur qui avait été
capable d'entendre Madeleine.776
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