b. Un couple mal assorti
Le mariage de Tibère et Julie ne
témoigne pas de liens forts entre époux. En fait, ils
étaient trop différents pour s'apprécier. D'un
côté, le mari était sombre, austère et moraliste, de
l'autre sa femme s'écartait du droit chemin, avait connu trois
époux et semblait vouloir vivre sa vie loin des contraintes
imposées par son père. Ainsi, le mariage est
catastrophique747. Lidia Storoni Mazzolani
742. Levick 1999, p. 18
743. Siliato 2007, p. 102-103
744. Kornemann 1962, p. 10
745. Lyasse 2011, p. 65
746. Franceschini 2000, p. 101
747. Kornemann 1962, p. 23
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prend ainsi le parti de Tibère,
dépréciant cette union sans espoirs : La séparation
d'avec son épouse, écrit Suétone, lui cause une peine
immense ; les réactions de la jeune femme n'ont pas été
enregistrées : elle ne comptaient pas. Pour un homme aux principes
sévères comme lui, convaincu qu'une femme qui se respecte ne doit
avoir connu qu'un seul mari (univira, comme il écrit dans les
inscriptions funéraires), se lier à une femme deux fois veuve
comme l'était Julie, une intellectuelle sans préjugés et
ambitieuse devait être une grande mortification ; il semble - toujours
selon Suétone - que dans le passé Julie se fût offerte
à lui sans aucune pudeur748.
C'est un reproche souvent intenté contre Julie
: elle n'était pas fidèle à son mari et entretenait de
nombreuses liaisons. Le propos est probablement du à une propagande
contre sa personne et fut amplifié pour la faire paraître plus
coupable - on le retrouve pour bien des femmes dans l'Histoire, notamment pour
déprécier Messaline ou Marie-Antoinette. Mais il est souvent
utilisé pour condamner son attitude et réhabiliter sa
première victime : le mari trompé. Ainsi apparaît-elle aux
yeux du peuple chez Roger Caratini, les badauds mettant son attitude sur le
compte de l'hérédité de sa « putain de
mère749», ou dans l'esprit de la Vipsania des
Dames du Palatin, accusant Julie de séduire son mari alors
qu'il est ivre750.
Ses manières lui sont reprochées par les
critiques, tel Laurentie. Celui-ci dénonce les moeurs infâmes de
Rome à cette époque, prenant Julie comme exemple de mauvaise
conduite - un héritage de son père Auguste qui souillait sa vie
par l'adultère alors même qu'il affichait de contrôler les
moeurs d'autrui751. Parlant ironiquement de la sainteté des
mariages, il revient sur la vie « souillée de vices »
de la jeune femme752. Pour condamner encore plus sa mémoire,
on va jusqu'à lui attribuer des goûts malsains. Ainsi Maranon fait
de Julie une amatrice de nains et de monstruosités face auxquelles elle
pourrait briller, mais aussi narguer son père qui était
notoirement dégoûté par la
difformité753.
Tibère semblait conscient de la nature de sa
nouvelle femme et du fait qu'elle le trompait. Pour Maranon, elle était
déjà aussi dévergondée du temps d'Agrippa,
ridiculisant sa « chevelure grise ». S'il ne disait rien, il devait
en être plein de ressentiment754. Cette honte apparaît
dans la pièce d'Adams, quand Tibère affiche son refus de se
marier avec cette dévergondée :
Tibère
Arrêtez, arrêtez, vous me tuez, sire
!
748. Storoni Mazzolani 1986, p. 61
749. Caratini 2002, p. 48
750. Franceschini 2000, p. 205
751. Laurentie 1862 I, p. 242
752. Ibid., p. 252
753. Maranon 1956, p. 59-60
754. Ibid., p. 48-49
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Auguste Je ne peux croire que ce soit
Tibère Qui chancelle et balbutie Tibère Non, je
ne peux pas le faire ! Elle, Julie, Julie, elle ? Non, jamais, jamais
! Sire, laissez-moi parler. Je ne pourrai supporter la honte D'être
la risée de Rome.755
C'est à cause de la honte que lui apportait
Julie que Tibère, selon certains, se serait enfui de Rome. Par sa
conduite honteuse, elle l'a à jamais dégoûté des
femmes et l'a poussé à ne plus jamais se remarier756.
Mais, pour d'autres, Tibère n'avait rien vu venir et n'aurait compris
qu'il était trompé que lorsqu'il appris la condamnation de Julie
alors qu'il était lui-même parti pour Rhodes depuis
des
années. C'est notamment le postulat de John
Tarver : Le meilleur des hommes, le plus bon, le plus juste, et le plus
sincère est celui commettant le plus de fautes dans ses rapports avec un
certain type de femme. Plus d'une femme qui apporte la disgrâce sur sa
famille et sur elle-même aurait pu être défendue si son
mari, son père ou son frère avait été moins bon,
moins aveugle, moins juste, mais juste plus compréhensif, elle n'aurait
pas été trahie dans sa conduite désastreuse. Bien souvent,
cette question est posée, « tu aurais du voir ce qui se passait ;
pourquoi ne m'as tu pas arrêtée ? » et souvent la
réponse est, « j'admets que j'aurai du le voir, peut-être
l'ai je vu, mais je ne pouvais te croire
capable de faire ce que les apparences me disaient
que tu faisais757. »
Les rapports entre Tibère et Julie restent de
l'ordre de la supposition. Si le départ pour Rhodes, l'adultère
et les différences de caractère semblent témoigner d'une
mésentente, il est possible qu'ils aient pu surmonter leurs
différends quelques temps. Ainsi, Allan Massie rend Julie amoureuse de
Tibère, ce dès leur enfance, une attirance accentuée par
son incapacité de l'avoir pour elle seule758. Mais, en
règle générale, on présente les époux comme
témoignant d'une haine mutuelle : Tibère ne supporte pas
l'inconduite de Julie, tandis qu'elle s'ennuie de ce moraliste759.
Francis Adams présente
755. Adams 1894, p. 46 :
Tiberius.
Stop, stop, you kill me, sire !
Augustus.
I cannot think this is Tiberius
here
That reels and stammers.
Tiberius.
No, I cannot do it!
She, Julia, Julia, she ? No, never, never ! . .
.
Sire, let me speak. I could not shame
myself
To be the scoff of Rome.
756. Massie 1983, p. 95
757. Tarver 1902, p. 188
758. Massie 1983, p. 95
759. Martin 2007, p. 141
218
ce désamour dans sa tragédie, les deux
personnages se plaignant auprès du prince. Pour Tibère, Julie est
impudique, pour Julie, Tibère est sale :
Tibère. Ce que cela signifie, monsieur,
est clair. Je vous demande de partir De Rome. Ici, on m'appelle
l'épouvantail. Dont même les bordels se moquent. C'en est
trop. Jamais plus nous ne vivrons sous le même toit. Ma plainte ne
vient pas de ce seul tort Le mélange de ma honte et de
l'infamie Des Jules, les anciens juges De bien des
débauchés, mais elle, Ma femme, a sali chaque lieu
public, Imitant les impudiques égyptiens Sous les yeux des sales
esclaves Auguste. Julie, est-ce vrai
? Julie. Père, cet homme Est un mufle et mange des
poireaux. Phoebé, mon esclave N'arrive jamais à assez
aérer la pièce en son absence Je dois toujours laisser la
fenêtre ouverte Quand il s'assoit près de moi. Il dort dans ses
vêtements760.
Faisons état d'une occurrence curieuse, celle
du film La Tunique. Dans celui-ci, Tibère est un vieillard
âgé, retiré à Capri. Il est encore marié
à Julie, une union qui dure depuis quarante ans et qui
760. Adams 1894, p. 73 :
Tiberius.
It's meaning, sire, is clear. I ask your
leave
For quitting Rome. My name here is the
scarecrow
The very brothels jeer at. It is too much
?
Never again one roof for her and me.
My plaint is not alone for common
wrongs,
The mixture of my shame with the
infamy
Of such as Julius, the ancient
master-usher
Of a hundred rank debauches, but that
she,
My wife, has fouled the very public
places,
Revelling a mimic Egyptian wanton
there
Before the greasy leers of the gutter
slaves.
Augustus.
Julia, is this true ?
Julia.
Father, that man
Is a tailor, and eats leeks. Phcebe, my
woman,
Can never scent the room enough when he's
gone
I have to keep the windows open wide
When he sits by me. He sleeps in his
clothes.
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n'est pas allée en s'améliorant : la
grosse femme, portant une couronne, ne lui inspire que de la haine.
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