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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

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b. L'odieux divorce

Au jour de la mort d'Agrippa, celui-ci laissait une veuve et deux fils (bientôt trois) trop jeunes pour prendre la succession de leur grand-père. Il fallait donc trouver au plus vite un époux convenable à Julie, et un père de substitution pour les Princes. Le choix fut porté sur Tibère, qui était le parent le plus proche, et évitait de faire entrer des étrangers dans la famille (Agrippa, de par sa longue relation avec Auguste, devait être considéré comme une exception à la règle). Les Modernes, de par l'évolution de la vision du mariage, trouvent souvent l'acte odieux. Ainsi, Beesly rappelle que Julie était la femme d'Agrippa, donc du beau-père de Tibère, et que le futur prince épousait ainsi sa belle-mère, faisant de ce mariage un acte « non incestueux, mais ayant quelque chose de révoltant722».

Laurentie se montre plus exclamatif encore : A la mort d'Agrippa, la maison d'Auguste commença à se troubler. Tibère avait épousé Vipsania, sa fille ; il la répudia pour épouser Julia, sa veuve, cette fille d'Auguste, dont la vie était déjà souillée de vices : telle était la sainteté des mariages723 .

On fait de cet acte odieux un paiement de la filiation de Tibère : s'il veut prétendre à ses droits, il doit sacrifier son amour724. Le propos est souvent utilisé dans la fiction, afin de démontrer toute la tragédie de la vie de Tibère. Dans la tragédie de Francis Adams, il se charge lui même d'annoncer la nouvelle à sa femme :

Tibère
Je te prie de ne rien craindre.
Donne moi ta main, je te prie de ne rien craindre...
Vipsania, en ce lieu nos chemins se séparent
Rien ne peut y changer, l'on doit se séparer.
(...)

721. Adams, p. 33 :

If I had any love, or knew of it.

It was for him, my brother, this brave Drusus,

The hero and the glory of our house !

We married. Thou wert patient, quiet, sweet:

So quiet and so patient that thy sweetness.

Sweet wife, grew round me unobserved, as vines

Twine round the elms, and the green garlandleaves

Bore vintage of the purple fruit of love.

Ere I awakened. This, my gentle home

With thee and with our boy, clasped me all round.

722. Beesly 1878, p. 94

723. Laurentie 1862 I, p. 252

724. Zeller 1863, p. 37

208

Vipsania
Qu'ai-je fait ?
Tibère
Oh, par les dieux, je dis
Rien ! Je demande, je te prie
De l'accepter. Le destin est trop fort.
Écoute. Je suis l'élu de l'empereur
Pour former et guider ses petit-fils vers sa place
Et, si ils doivent mourir
Moi, je suis celui qui devra assumer les devoirs
De Jules et d'Auguste. Pour ce faire
Il le demande - le destin le demande - Rome et le monde
entier le demande
J'épouse Julie.725

Dans Les Dames du Palatin, c'est la colère de Vipsania qui prédomine. En apprenant la nouvelle, elle s'évanouit et, à son réveil, fait venir un esclave grammairien pour écrire une lettre insultante à Julie, l'accusant d'avoir séduit son mari par la magie726. Enfin, dans les Mémoires de Tibère, Tibère ne trouve pas le courage de le dire de vive voix à sa femme, qui lui écrit une lettre de consolation où elle ne peut pas cacher sa propre tristesse :

Cher mari,
C'est le coeur gros que je t'écris pour la dernière fois. Je ne te blâme pas, car je comprends que tu es toi aussi une
victime, et que tu vas toi aussi souffrir. Je le crois parce que je suis convaincue de l'amour que tu me portes. Et je ne te
reproche même pas, mon cher Tibère, de ne pas avoir eu le courage de m'annoncer toi-même la nouvelle. Je t'imagine

725. Adams 1894, p. 55-56 :

Tiberius.

I pray thee do not fear.

Give me thy hand. I pray thee do not fear. . . .

Vipsania, at this place our pathways sever.

No man that lives can change it. We must part.

(...)

Vipsania.

What have I done ?

Tiberius.

O by the gods, I say

Nothing ! I ask, I do beseech of thee

To hold it in this way. Fate is too strong.

Listen. I am the Emperor's elect

To mould and guide his grandsons to his place.

And, should they die,

I, I am he who must fulfil the deeds

Of Julius and Augustus. For this end

He wills--Fate wills--Rome and the whole

world will

I marry Julia.

726. Franceschini 2000, p. 239

209

t'élevant contre le fait de devoir accomplir cette obligation alors que tu n'avais pas désiré la chose. C'est la pensée que
n'as pas désiré cela qui me permet de supporter ma peine.
Ma vie, elle, est presque finie maintenant, à ce que je sens, et je n'existe plus que pour notre fils. Cependant, on a laissé
entendre - bien sûr - que je pourrais recevoir compensation sous la forme d'un nouveau et honorable mariage. Je ne le
désire pas, mais comme je ne désire pas non plus ce qui est sur le point de m'arriver, ce qui m'est déjà arrivé, en fait, il
est hors de doute que je vais me soumettre. Durant toute mon éducation, on m'a appris à faire mon devoir, et cette
nouvelle entreprise me sera présentée comme un devoir.
J'hésite à écrire plus longuement, de peur de trahir mes sentiments.
(...)
Vois en moi, mon cher Tibère, ta toujours dévouée et aimante... mais je ne sais plus comment me qualifier...727

Toutefois, Tibère ne pouvait pas se dresser contre l'idée de ce mariage. Ce faisant, il se serait opposé aux ordres du prince, un acte aussi courageux qu'inconsidéré (nous avons vu les conséquences de son exil à Rhodes). Pour Gregorio Maranon, c'est de l'initiative de Livie que ce divorce avait été prononcé, afin de justifier sa propre séparation du père de Tibère, ainsi que pour entraîner son fils au ressentiment qui devait le conduire au principat728.

Dans les Dames du Palatin, la nouvelle du divorce est l'objet d'une dispute entre Tibère et les commanditaires de l'ordre : Auguste et Livie. Mais malgré toutes les tentatives de s'opposer à cette idée, le futur prince est impuissant :

- Tu ne mourras pas avant de nombreuses années, rétorqua Tibère, sans plus bégayer. Tu passeras les quatre-vingts ans.

Il avait l'air si sûr de ce qu'il avançait qu'Auguste le fixa, interloqué.

- Comment le sais-tu ?

- J'ai quelques notions d'astrologie. Ton thème est celui d'un homme qui vivra très longtemps.

- Que les dieux t'entendent ! Mais enfin, même si je ne dois pas mourir de sitôt, il faut que je prenne quelques

précautions. Ce mariage est nécessaire. Ne t'inquiète surtout pas pour Vipsania, je la traiterai comme ma

propre fille. J'envisage de lui donner Cornélius Gallus, le fils unique de Pollion. Il héritera un jour de la plus

grosse fortune de Rome.

- Ce n'est ni l'argent ni le fils de Pollion qu'elle aime, c'est moi.

(...)

- Nous savons combien vous vous appréciez, Vipsania et toi, dit [Livie], apaisante. Nous mesurons le sacrifice

qui vous est demandé. Je suis certaine que tu en es capable, Tibère, et que tu ne feras pas passer égoïstement

ton bonheur avant ton devoir.

- Personne ne nous séparera, répliqua-t-il sans même regarder sa mère.

Auguste pâlit et frappa du poing sur la table.

- Trêve d'enfantillages : Rome passe avant vos gamineries. Je suis seul juge des intérêts de l'État. Tu épouseras

727. Massie 1998, p. 82-83

728. Maranon 1956, p. 38-39. L'auteur sous-titre le chapitre consacré à Vipsania « History repeats itself »

210

Julie avant de rejoindre ton poste en Illyrie. - Non.

- Je t'en ai prié en tant que parent et ami et tu as refusé en tant que tel. Très bien. Je t'en donne donc l'ordre par la vertu de mon imperium. Tu peux disposer.729

A l'idée de quitter Vipsania et de la laisser à un autre homme, Tibère a du ressentir une grande colère. Dans le même roman, il témoigne de sa rage à Livie en l'accusant de les avoir vendus, elle qui n'avait pas hésité à détruire son père et n'avait jamais aimé personne. Trop énervé pour rester en sa présence, il quitta la pièce en crachant sur une statue et en condamnant sa mère : si les dieux lui ont refusé d'avoir un enfant d'Auguste, c'est pour la punir de ses crimes730. Julie, compatissante, lui propose un mariage d'apparat, ou il serait encore capable de voir Vipsania sans qu'elle en prenne ombrage, mais il s'y refuse : dès lors que le mariage est prononcé, Julie est son épouse, et la tromper serait contraire à ses valeurs. Elle doit renoncer à son idée, craignant d'ébranler le bloc de certitudes qu'elle voit en son nouveau mari :

- Dès lors que nous sommes mariés, que ce soit de gré ou de force, tu seras mon épouse. Nous aurons les droits et les
devoirs de tout couple légitime.

- Mais tu n'as pas besoin de rompre avec elle ! protesta Julie. Tu pourras la voir autant que tu le voudras sans

que j'en prenne ombrage.

- Je ne la reverrai pas, dussions-nous en mourir de douleur ! Ce serait inconvenant ! A la guerre, on peut être tué, mais on a pas le droit de perdre l'honneur.731

Enfin notons dans les représentations de cette colère le récit des Mémoires de Tibère. Ici, la rage est telle qu'il quitte sa maison pour payer une prostituée, canalisant sa rage dans la sexualité bestiale, la prenant « comme une chèvre, contre le mur », une attitude contraire à ses valeurs morales, démontrant de l'état de colère et de tristesse dans lequel il est plongé. Considérant que plus rien n'a de valeur dans son monde, il paie dix fois le tarif de la « louve » et, pendant deux jours, il ne quitte plus sa chambre, passant son temps à s'enivrer et prétexter une maladie pour pleurer seul732.

Nous l'aurons remarqué, par l'abondance de citations de fictions : le divorce de Tibère a été un motif d'écriture, plus encore que ses crimes. Peut-être est-ce car le propos est compréhensible de tous : rares sont ceux à avoir tué, nombreux sont ceux à avoir eu un chagrin d'amour. Celui de Tibère combine toutes les caractéristiques les plus douloureuses : un amour partagé, mais platonique, destiné à être brisé par le destin et la méchanceté d'autrui. Quand bien même l'on déteste le prince,

729. Franceschini 2000, p. 234-235

730. Franceschini 2000, p. 235-236

731. Ibid., p. 240-242

732. Massie 1998, p. 81-82

211

on ne peut lui souhaiter un tel malheur, et l'on compatit à sa peine. On retrouve l'écho de ce divorce dans d'autres personnages, en témoigne la pièce de Campan, où Séjan doit avouer à sa femme Émilie qu'il la quitte pour Livie, sur ordre du prince :

SEJAN
Si je crains !
EMILIE
Et qui ?
SEJAN
Vous.
Oui, vous, dont si long-temps j'éprouvai la tendresse,
Vous que j'aimai toujours, que j'aimerai sans cesse,
Vous de qui la douleur saura me déchirer
Et je crains...
EMILIE
Achevez.
SEJAN
Il faut nous séparer.
Le prince me l'ordonne et je vous répudie733.

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo