b. L'odieux divorce
Au jour de la mort d'Agrippa, celui-ci laissait une
veuve et deux fils (bientôt trois) trop jeunes pour prendre la succession
de leur grand-père. Il fallait donc trouver au plus vite un époux
convenable à Julie, et un père de substitution pour les Princes.
Le choix fut porté sur Tibère, qui était le parent le plus
proche, et évitait de faire entrer des étrangers dans la famille
(Agrippa, de par sa longue relation avec Auguste, devait être
considéré comme une exception à la règle). Les
Modernes, de par l'évolution de la vision du mariage, trouvent souvent
l'acte odieux. Ainsi, Beesly rappelle que Julie était la femme
d'Agrippa, donc du beau-père de Tibère, et que le futur prince
épousait ainsi sa belle-mère, faisant de ce mariage un acte
« non incestueux, mais ayant quelque chose de
révoltant722».
Laurentie se montre plus exclamatif encore : A la
mort d'Agrippa, la maison d'Auguste commença à se troubler.
Tibère avait épousé Vipsania, sa fille ; il la
répudia pour épouser Julia, sa veuve, cette fille d'Auguste, dont
la vie était déjà souillée de vices : telle
était la sainteté des mariages723 .
On fait de cet acte odieux un paiement de la filiation
de Tibère : s'il veut prétendre à ses droits, il doit
sacrifier son amour724. Le propos est souvent utilisé dans la
fiction, afin de démontrer toute la tragédie de la vie de
Tibère. Dans la tragédie de Francis Adams, il se charge lui
même d'annoncer la nouvelle à sa femme :
Tibère Je te prie de ne rien
craindre. Donne moi ta main, je te prie de ne rien craindre... Vipsania,
en ce lieu nos chemins se séparent Rien ne peut y changer, l'on doit
se séparer. (...)
721. Adams, p. 33 :
If I had any love, or knew of it.
It was for him, my brother, this brave
Drusus,
The hero and the glory of our house
!
We married. Thou wert patient, quiet,
sweet:
So quiet and so patient that thy
sweetness.
Sweet wife, grew round me unobserved, as
vines
Twine round the elms, and the green
garlandleaves
Bore vintage of the purple fruit of
love.
Ere I awakened. This, my gentle
home
With thee and with our boy, clasped me all
round.
722. Beesly 1878, p. 94
723. Laurentie 1862 I, p. 252
724. Zeller 1863, p. 37
208
Vipsania Qu'ai-je fait
? Tibère Oh, par les dieux, je dis Rien ! Je demande,
je te prie De l'accepter. Le destin est trop fort. Écoute. Je suis
l'élu de l'empereur Pour former et guider ses petit-fils vers sa
place Et, si ils doivent mourir Moi, je suis celui qui devra assumer les
devoirs De Jules et d'Auguste. Pour ce faire Il le demande - le destin le
demande - Rome et le monde entier le demande J'épouse
Julie.725
Dans Les Dames du Palatin, c'est la
colère de Vipsania qui prédomine. En apprenant la nouvelle, elle
s'évanouit et, à son réveil, fait venir un esclave
grammairien pour écrire une lettre insultante à Julie, l'accusant
d'avoir séduit son mari par la magie726. Enfin, dans les
Mémoires de Tibère, Tibère ne trouve pas le
courage de le dire de vive voix à sa femme, qui lui écrit une
lettre de consolation où elle ne peut pas cacher sa propre tristesse
:
Cher mari, C'est le coeur gros que je
t'écris pour la dernière fois. Je ne te blâme pas, car je
comprends que tu es toi aussi une victime, et que tu vas toi aussi souffrir.
Je le crois parce que je suis convaincue de l'amour que tu me portes. Et je ne
te reproche même pas, mon cher Tibère, de ne pas avoir eu le
courage de m'annoncer toi-même la nouvelle. Je t'imagine
725. Adams 1894, p. 55-56 :
Tiberius.
I pray thee do not fear.
Give me thy hand. I pray thee do not fear. . .
.
Vipsania, at this place our pathways
sever.
No man that lives can change it. We must
part.
(...)
Vipsania.
What have I done ?
Tiberius.
O by the gods, I say
Nothing ! I ask, I do beseech of
thee
To hold it in this way. Fate is too
strong.
Listen. I am the Emperor's elect
To mould and guide his grandsons to his
place.
And, should they die,
I, I am he who must fulfil the
deeds
Of Julius and Augustus. For this
end
He wills--Fate wills--Rome and the
whole
world will
I marry Julia.
726. Franceschini 2000, p. 239
209
t'élevant contre le fait de devoir accomplir
cette obligation alors que tu n'avais pas désiré la chose. C'est
la pensée que n'as pas désiré cela qui me permet de
supporter ma peine. Ma vie, elle, est presque finie maintenant, à ce
que je sens, et je n'existe plus que pour notre fils. Cependant, on a
laissé entendre - bien sûr - que je pourrais recevoir
compensation sous la forme d'un nouveau et honorable mariage. Je ne
le désire pas, mais comme je ne désire pas non plus ce qui est
sur le point de m'arriver, ce qui m'est déjà arrivé, en
fait, il est hors de doute que je vais me soumettre. Durant toute mon
éducation, on m'a appris à faire mon devoir, et cette nouvelle
entreprise me sera présentée comme un devoir. J'hésite
à écrire plus longuement, de peur de trahir mes
sentiments. (...) Vois en moi, mon cher Tibère, ta toujours
dévouée et aimante... mais je ne sais plus comment me
qualifier...727
Toutefois, Tibère ne pouvait pas se dresser
contre l'idée de ce mariage. Ce faisant, il se serait opposé aux
ordres du prince, un acte aussi courageux qu'inconsidéré (nous
avons vu les conséquences de son exil à Rhodes). Pour Gregorio
Maranon, c'est de l'initiative de Livie que ce divorce avait été
prononcé, afin de justifier sa propre séparation du père
de Tibère, ainsi que pour entraîner son fils au ressentiment qui
devait le conduire au principat728.
Dans les Dames du Palatin, la nouvelle du
divorce est l'objet d'une dispute entre Tibère et les commanditaires de
l'ordre : Auguste et Livie. Mais malgré toutes les tentatives de
s'opposer à cette idée, le futur prince est impuissant
:
- Tu ne mourras pas avant de nombreuses
années, rétorqua Tibère, sans plus bégayer. Tu
passeras les quatre-vingts ans.
Il avait l'air si sûr de ce qu'il
avançait qu'Auguste le fixa, interloqué.
- Comment le sais-tu ?
- J'ai quelques notions d'astrologie. Ton
thème est celui d'un homme qui vivra très
longtemps.
- Que les dieux t'entendent ! Mais enfin, même
si je ne dois pas mourir de sitôt, il faut que je prenne
quelques
précautions. Ce mariage est
nécessaire. Ne t'inquiète surtout pas pour Vipsania, je la
traiterai comme ma
propre fille. J'envisage de lui donner
Cornélius Gallus, le fils unique de Pollion. Il héritera un jour
de la plus
grosse fortune de Rome.
- Ce n'est ni l'argent ni le fils de Pollion
qu'elle aime, c'est moi.
(...)
- Nous savons combien vous vous appréciez,
Vipsania et toi, dit [Livie], apaisante. Nous mesurons le
sacrifice
qui vous est demandé. Je suis certaine que tu
en es capable, Tibère, et que tu ne feras pas passer
égoïstement
ton bonheur avant ton devoir.
- Personne ne nous séparera,
répliqua-t-il sans même regarder sa mère.
Auguste pâlit et frappa du poing sur la
table.
- Trêve d'enfantillages : Rome passe avant vos
gamineries. Je suis seul juge des intérêts de l'État. Tu
épouseras
727. Massie 1998, p. 82-83
728. Maranon 1956, p. 38-39. L'auteur sous-titre le
chapitre consacré à Vipsania « History repeats itself
»
210
Julie avant de rejoindre ton poste en Illyrie. -
Non.
- Je t'en ai prié en tant que parent et ami et
tu as refusé en tant que tel. Très bien. Je t'en donne donc
l'ordre par la vertu de mon imperium. Tu peux
disposer.729
A l'idée de quitter Vipsania et de la laisser
à un autre homme, Tibère a du ressentir une grande colère.
Dans le même roman, il témoigne de sa rage à Livie
en l'accusant de les avoir vendus, elle qui n'avait pas hésité
à détruire son père et n'avait jamais aimé
personne. Trop énervé pour rester en sa présence, il
quitta la pièce en crachant sur une statue et en condamnant sa
mère : si les dieux lui ont refusé d'avoir un enfant d'Auguste,
c'est pour la punir de ses crimes730. Julie, compatissante, lui
propose un mariage d'apparat, ou il serait encore capable de voir Vipsania sans
qu'elle en prenne ombrage, mais il s'y refuse : dès lors que le mariage
est prononcé, Julie est son épouse, et la tromper serait
contraire à ses valeurs. Elle doit renoncer à son idée,
craignant d'ébranler le bloc de certitudes qu'elle voit en son nouveau
mari :
- Dès lors que nous sommes mariés,
que ce soit de gré ou de force, tu seras mon épouse. Nous aurons
les droits et les devoirs de tout couple légitime.
- Mais tu n'as pas besoin de rompre avec elle !
protesta Julie. Tu pourras la voir autant que tu le voudras
sans
que j'en prenne ombrage.
- Je ne la reverrai pas, dussions-nous en mourir
de douleur ! Ce serait inconvenant ! A la guerre, on peut être
tué, mais on a pas le droit de perdre
l'honneur.731
Enfin notons dans les représentations de cette
colère le récit des Mémoires de Tibère.
Ici, la rage est telle qu'il quitte sa maison pour payer une prostituée,
canalisant sa rage dans la sexualité bestiale, la prenant «
comme une chèvre, contre le mur », une attitude contraire
à ses valeurs morales, démontrant de l'état de
colère et de tristesse dans lequel il est plongé.
Considérant que plus rien n'a de valeur dans son monde, il paie dix fois
le tarif de la « louve » et, pendant deux jours, il ne quitte plus sa
chambre, passant son temps à s'enivrer et prétexter une maladie
pour pleurer seul732.
Nous l'aurons remarqué, par l'abondance de
citations de fictions : le divorce de Tibère a été un
motif d'écriture, plus encore que ses crimes. Peut-être est-ce car
le propos est compréhensible de tous : rares sont ceux à avoir
tué, nombreux sont ceux à avoir eu un chagrin d'amour. Celui de
Tibère combine toutes les caractéristiques les plus douloureuses
: un amour partagé, mais platonique, destiné à être
brisé par le destin et la méchanceté d'autrui. Quand bien
même l'on déteste le prince,
729. Franceschini 2000, p. 234-235
730. Franceschini 2000, p. 235-236
731. Ibid., p. 240-242
732. Massie 1998, p. 81-82
211
on ne peut lui souhaiter un tel malheur, et l'on
compatit à sa peine. On retrouve l'écho de ce divorce dans
d'autres personnages, en témoigne la pièce de Campan, où
Séjan doit avouer à sa femme Émilie qu'il la quitte pour
Livie, sur ordre du prince :
SEJAN Si je crains ! EMILIE Et
qui ? SEJAN Vous. Oui, vous, dont si long-temps
j'éprouvai la tendresse, Vous que j'aimai toujours, que j'aimerai
sans cesse, Vous de qui la douleur saura me déchirer Et je
crains... EMILIE Achevez. SEJAN Il faut nous
séparer. Le prince me l'ordonne et je vous
répudie733.
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