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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

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CHAPITRE 6 -

HUMANISER TIBERE PAR LA

PSYCHOLOGIE

La tendresse se glisse en vous insidieusement, comme la brise du soir venue de la mer envahit mon
jardin. C'est un sentiment que je n'ai pas connu souvent ; pour Vipsania, lorsqu'elle me regardait
avec un visage que la joie ou la compassion rendaient soudain beau ; pour Julie, lorsqu'elle
reposait avec notre fils dans les bras ; pour Drusus lorsque j'accompagnais son corps en cette
longue marche vers le mausolée ; pour le jeune Ségeste comme je le tenais entre mes bras, le
protégeant du monde. Dans chaque cas, me semble-t-il, ce sentiment de tendresse survenait comme
une sorte de protestation contre la cruauté et l'absurdité de la vie. Tout être raisonnable connaît le
caractère amer et brutal de la vie humaine et sait que toute notre culture méticuleusement acquise
ne représente guère plus que des morceaux de remparts édifiés contre la réalité de l'existence,
contre - pour utiliser une formule - son impitoyable nihilisme. Les dieux raillent nos pauvres
efforts ou y restent indifférents. C'est pourquoi nos coeurs vont plus facilement vers ceux qui se
trouvent vaincus dans leur lutte contre le sort, car nous discernons dans leur défaite une vérité
ultime de la vie à laquelle nous sommes condamnés.

[ Allan MASSIE - Les Mémoires de Tibère ]

205

A - Les femmes de la vie de Tibère

Pour comprendre Tibère, il est nécessaire d'en référer à la psychologie. Cherchant à démontrer que son ressentiment était le résultat de ses peines, les Modernes se sont attachés à décrire les rapports humains du prince - en particulier avec les « femmes de sa vie », c'est-à-dire avec les deux femmes qu'il a épousé et, avant elles, avec sa propre mère.

I - Vipsania, l'épouse tant aimée

a. Le mariage

Le personnage de Vipsania est souvent utilisé pour témoigner de la tristesse de Tibère. Présentée comme l'amour de sa vie, elle lui fut enlevée par la volonté d'Auguste et, au nom de la raison d'État, Tibère avait dû sacrifier son amour. Mais il faut revenir à l'Histoire pour ne pas tomber dans un sentimentalisme dénué de toute portée documentaire.

Tout d'abord, comme tout mariage contracté dans la haute société romaine, il fallait moins y voir un amour immédiat qu'une alliance politique entre deux familles. Ici, il permettait d'associer les Vipsaniens, dont Agrippa était le représentant le plus illustre, aux Claudiens. Chacun y voyait une opportunité : Tibère se rapprochait du centre du pouvoir en devenant le gendre de l'homme de confiance du prince, tandis qu'Agrippa, qui ne bénéficiait pas de droits illustres à la naissance, avait la promesse de voir ses petits-enfants être les descendants d'une famille de droit ancien712. Mais dès lors qu'Agrippa est mort, Vipsania n'avait plus de valeur politique. Désormais, Tibère était marié à une femme dénuée d'illustre naissance, représentante d'une famille désormais inutile (Agrippa a eu, entre temps, trois fils de Julie, descendants légitimes et directs d'Auguste). Il lui fut donc demandé de divorcer pour épouser la fille du prince, désormais veuve, afin d'être associé aux Juliens713. Vipsania avait probablement été préparée à cette décision et se remaria bien vite à Asinius Gallus, membre du milieu sénatorial, contractant ainsi une union - certes moins glorieuse que la première - mais bien au dessus des prétentions d'une fille de chevalier714. A.-F. Villemain élude la question du divorce : Il avait épousé Agrippine, petite-fille de Pomponius Atticus , l'ami de Cicéron ; mais quoiqu'il l'aimât et

qu'il en eût un fils , il la répudia dans la suite, pour s'attacher de plus près à la maison des Césars, en épousant Julie ,

712. Levick 1999, p. 8

713. Massie 1983, p. 94

714. Tarver 1902, p. 181

206

fille d'Auguste.715

Le mariage que Tibère a regretté par la suite n'était donc pas une union d'amour, du moins dans les premier temps. Tout d'abord, il faut s'imaginer qu'ils étaient fiancés dès l'enfance, par leurs familles, avant même d'avoir pu se connaître. Roger Caratini fait ainsi parler Tibère, de retour de campagne, d'une manière bien peu romantique :

Vipsania... ! J'avais neuf ou dix ans, à l'époque... J'ai souvent pensé à cette petite fiancée quand j'étais en Arménie. Elle doit avoir quatorze ans passés, maintenant : elle est donc nubile ou sur le point de l'être : il est temps que je l'épouse716.

Les premiers temps du mariage, dans la fiction, ne sont guère plus heureux. Dans les Mémoires de Tibère, le futur prince ne ressent aucun chaleur ni enthousiasme pour cette jeune femme à la « chaste pudeur », à qui il n'a rien à dire. Sa frustration est accentuée par la soumission dont elle fait preuve au lit, en opposition avec Julie, qui était son amante durant l'adolescence. Il ne ressent pour Vipsania que de la pitié en la voyant pleurer, sachant qu'il ne peut pas la consoler717. Dans les Dames du Palatin, c'est du point de vue de la jeune femme qu'est conté le malheur : elle renonce à sa passion de fillette pour les bellâtres blonds en épousant ce brun austère. Qui plus est, il est « si rapide à prendre son plaisir que, pour sa part, elle n'en éprouvait guère ». Mais elle s'estime tout de même heureuse de ce mari qui ne tire pas arrogance de sa naissance et lui témoigne d'attentions718.

La naissance de leur enfant, Drusus, aurait permis au couple d'accéder au bonheur. Ainsi, dans le roman de Massie, les plus belles années de la vie de Tibère sont celles de son mariage, du contact avec son fils et de ses campagnes aux côtés de son frère719. Une période qui, dans cette fiction, prend fin à la mort d'Agrippa, même s'il ne le sait pas encore et qu'il est plus ému par la lettre de sa femme (où elle lui révèle que le mourant a remis ses espoirs en Tibère avant de les quitter) que prévoyant d'un malheur imminent720. Ce bonheur apparaît dans la pièce de Francis Adams, lorsque Tibère avoue son amour à sa femme, ignorant que quelques heures plus tard leur mariage serait brisé :

Nous nous sommes mariés. Tu fus patiente, calme et douce :
Aussi calme et patiente que tu es douce.
Douce femme, grandissant inaperçue autour de moi, comme la vigne
Se forme autour des ormes et des vertes feuilles en guirlande

715. Villemain 1849, p. 61

716. Caratini 2002, p. 68

717. Massie 1998, p. 52

718. Franceschini 2000, p. 36-37

719. Massie 1998, p. 66-67

720. Ibid., p. 67

207

Millésime du fruit violet de l'amour.

Je me suis éveillé. Ici, en mon doux foyer
Avec toi et notre fils, serrés autour de moi.721

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery