CHAPITRE 6 -
HUMANISER TIBERE PAR LA
PSYCHOLOGIE
La tendresse se glisse en vous insidieusement,
comme la brise du soir venue de la mer envahit mon jardin. C'est un
sentiment que je n'ai pas connu souvent ; pour Vipsania, lorsqu'elle me
regardait avec un visage que la joie ou la compassion rendaient soudain beau
; pour Julie, lorsqu'elle reposait avec notre fils dans les bras ; pour
Drusus lorsque j'accompagnais son corps en cette longue marche vers le
mausolée ; pour le jeune Ségeste comme je le tenais entre mes
bras, le protégeant du monde. Dans chaque cas, me semble-t-il, ce
sentiment de tendresse survenait comme une sorte de protestation contre la
cruauté et l'absurdité de la vie. Tout être raisonnable
connaît le caractère amer et brutal de la vie humaine et sait
que toute notre culture méticuleusement acquise ne représente
guère plus que des morceaux de remparts édifiés contre la
réalité de l'existence, contre - pour utiliser une formule -
son impitoyable nihilisme. Les dieux raillent nos pauvres efforts ou y
restent indifférents. C'est pourquoi nos coeurs vont plus facilement
vers ceux qui se trouvent vaincus dans leur lutte contre le sort, car nous
discernons dans leur défaite une vérité ultime de la
vie à laquelle nous sommes condamnés.
[ Allan MASSIE - Les Mémoires de Tibère
]
205
A - Les femmes de la vie de Tibère
Pour comprendre Tibère, il est
nécessaire d'en référer à la psychologie. Cherchant
à démontrer que son ressentiment était le résultat
de ses peines, les Modernes se sont attachés à décrire les
rapports humains du prince - en particulier avec les « femmes de sa vie
», c'est-à-dire avec les deux femmes qu'il a épousé
et, avant elles, avec sa propre mère.
I - Vipsania, l'épouse tant aimée
a. Le mariage
Le personnage de Vipsania est souvent utilisé
pour témoigner de la tristesse de Tibère. Présentée
comme l'amour de sa vie, elle lui fut enlevée par la volonté
d'Auguste et, au nom de la raison d'État, Tibère avait dû
sacrifier son amour. Mais il faut revenir à l'Histoire pour ne pas
tomber dans un sentimentalisme dénué de toute portée
documentaire.
Tout d'abord, comme tout mariage contracté dans
la haute société romaine, il fallait moins y voir un amour
immédiat qu'une alliance politique entre deux familles. Ici, il
permettait d'associer les Vipsaniens, dont Agrippa était le
représentant le plus illustre, aux Claudiens. Chacun y voyait une
opportunité : Tibère se rapprochait du centre du pouvoir en
devenant le gendre de l'homme de confiance du prince, tandis qu'Agrippa, qui ne
bénéficiait pas de droits illustres à la naissance, avait
la promesse de voir ses petits-enfants être les descendants d'une famille
de droit ancien712. Mais dès lors qu'Agrippa est mort,
Vipsania n'avait plus de valeur politique. Désormais, Tibère
était marié à une femme dénuée d'illustre
naissance, représentante d'une famille désormais inutile (Agrippa
a eu, entre temps, trois fils de Julie, descendants légitimes et directs
d'Auguste). Il lui fut donc demandé de divorcer pour épouser la
fille du prince, désormais veuve, afin d'être associé aux
Juliens713. Vipsania avait probablement été
préparée à cette décision et se remaria bien vite
à Asinius Gallus, membre du milieu sénatorial, contractant ainsi
une union - certes moins glorieuse que la première - mais bien au dessus
des prétentions d'une fille de chevalier714. A.-F. Villemain
élude la question du divorce : Il avait épousé
Agrippine, petite-fille de Pomponius Atticus , l'ami de Cicéron ; mais
quoiqu'il l'aimât et
qu'il en eût un fils , il la répudia
dans la suite, pour s'attacher de plus près à la maison des
Césars, en épousant Julie ,
712. Levick 1999, p. 8
713. Massie 1983, p. 94
714. Tarver 1902, p. 181
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fille d'Auguste.715
Le mariage que Tibère a regretté par la
suite n'était donc pas une union d'amour, du moins dans les premier
temps. Tout d'abord, il faut s'imaginer qu'ils étaient fiancés
dès l'enfance, par leurs familles, avant même d'avoir pu se
connaître. Roger Caratini fait ainsi parler Tibère, de retour de
campagne, d'une manière bien peu romantique :
Vipsania... ! J'avais neuf ou dix ans, à
l'époque... J'ai souvent pensé à cette petite
fiancée quand j'étais en Arménie. Elle doit avoir quatorze
ans passés, maintenant : elle est donc nubile ou sur le point de
l'être : il est temps que je
l'épouse716.
Les premiers temps du mariage, dans la fiction, ne
sont guère plus heureux. Dans les Mémoires de
Tibère, le futur prince ne ressent aucun chaleur ni enthousiasme
pour cette jeune femme à la « chaste pudeur », à qui il
n'a rien à dire. Sa frustration est accentuée par la soumission
dont elle fait preuve au lit, en opposition avec Julie, qui était son
amante durant l'adolescence. Il ne ressent pour Vipsania que de la pitié
en la voyant pleurer, sachant qu'il ne peut pas la consoler717. Dans
les Dames du Palatin, c'est du point de vue de la jeune femme qu'est
conté le malheur : elle renonce à sa passion de fillette pour les
bellâtres blonds en épousant ce brun austère. Qui plus est,
il est « si rapide à prendre son plaisir que, pour sa part,
elle n'en éprouvait guère ». Mais elle s'estime tout de
même heureuse de ce mari qui ne tire pas arrogance de sa naissance et lui
témoigne d'attentions718.
La naissance de leur enfant, Drusus, aurait permis au
couple d'accéder au bonheur. Ainsi, dans le roman de Massie, les plus
belles années de la vie de Tibère sont celles de son mariage, du
contact avec son fils et de ses campagnes aux côtés de son
frère719. Une période qui, dans cette fiction, prend
fin à la mort d'Agrippa, même s'il ne le sait pas encore et qu'il
est plus ému par la lettre de sa femme (où elle lui
révèle que le mourant a remis ses espoirs en Tibère avant
de les quitter) que prévoyant d'un malheur imminent720. Ce
bonheur apparaît dans la pièce de Francis Adams, lorsque
Tibère avoue son amour à sa femme, ignorant que quelques heures
plus tard leur mariage serait brisé :
Nous nous sommes mariés. Tu fus patiente,
calme et douce : Aussi calme et patiente que tu es douce. Douce femme,
grandissant inaperçue autour de moi, comme la vigne Se forme autour
des ormes et des vertes feuilles en guirlande
715. Villemain 1849, p. 61
716. Caratini 2002, p. 68
717. Massie 1998, p. 52
718. Franceschini 2000, p. 36-37
719. Massie 1998, p. 66-67
720. Ibid., p. 67
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Millésime du fruit violet de
l'amour.
Je me suis éveillé. Ici, en mon doux
foyer Avec toi et notre fils, serrés autour de
moi.721
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