b. Les réformes de Tibère
Les Modernes sont revenus sur le règne de
Tibère pour en extraire des éléments le montrant comme un
précurseur du socialisme, alors porté par les thèses
marxistes à l'époque de la rédaction des études.
Ainsi rapporte t-on souvent l'histoire de Tibère sermonnant le
préfet d'Égypte qui lui rapporte plus d'impôts qu'il avait
été fixé, lui reprochant d'écorcher ses brebis au
lieu de les tondre696. Ce propos « digne sans doute d'une
autre bouche » selon Linguet, prouverait à la lui seul qu'on
juge Tibère avec trop de rigueur697. Heinrich Von Schoeler va
jusqu'à faire de son personnage un précurseur du marxisme,
vantant le prolétariat « tendant ses forces à
l'extrême pour tenir sa place au soleil » et auquel appartient
l'avenir s'il se rend un jour compte de sa puissance698.
Nous avons préalablement fait état de
son aide lors de l'effondrement de l'amphithéâtre de
Fidènes. Cette occurrence ne fut pas la seule, et l'on recense d'autres
occasions où Tibère se montra attentif aux besoin du peuple,
notamment lors d'un incendie sur l'Aventin, dans Rome même699.
Force est tout de même de constater que le prince s'est politiquement
plus soucié des provinces que de la capitale elle-même. La
postérité lui en a tenu rigueur, car c'est l'élite
romaine, essentiellement basée à Rome, qui l'a dépeint
dans les textes pour ce qu'il était à leurs yeux : un «
lâcheur ». Toutefois, ce sacrifice se fait au profit des peuples
« assujettis » de l'Empire, qui se trouvent dans une condition de
prospérité alors inégalée et inégalable
pendant plusieurs siècles. Ce qu'il économise en superflu,
notamment dans le domaine du divertissement (limitant le nombre de gladiateurs,
réduisant la paie des acteurs,...), il le réinvestit dans le soin
aux classes populaires, ce qu'il estime être le nécessaire de sa
fonction700. Pour l'historien moderne, il est déplorable
d'avoir obscurci la félicité des provinces, qui s'observe par les
sources archéologiques, par les témoignages enragés venus
de Rome, dénonçant un mépris aristocratique qui
était en réalité un souci d'égalité sociale
(si l'on peut se permettre un tel propos
anachronique)701.
Revenons un instant sur ces témoignages : ils
sont l'oeuvre de la haute société persécutée sous
son
695. Tarver 1902, p. 429-430
696. Scarre 2011, p. 34
697. Linguet 1777, p. 165
698. Schoeler H., Tiberius auf Capri, Leipzig :
Verlagsbuchhandlung, 1908, p. 223-224, in. David-de Palacio 2006, p.
120-121
699. Tarver 1902, p. 422
700. Zeller 1863, p. 43
701. Massie 1983, p. 107
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règne, du moins le croit-elle. Mais si, comme
l'affirme Roger Vailland, « la tyrannie, comme l'amour, laisse
rarement au pur hasard de lui désigner des objets » - dans le
sens où le despote frappe ses rivaux, à commencer par sa famille
- tout individu ne s'élevant pas à sa condition, ou ne
s'élevait pas « au-dessus du commun » lui
était inoffensive. Et rien n'indique que le peuple silencieux aux yeux
de l'Histoire ait souffert du règne des Césars, qui plus est d'un
tel prince attentif à ses besoins702.
L'historien moderne reviendra aussi sur l'étude
économique du règne de Tibère. A la lecture de
Suétone, Tibère passe pour avare : « Parcimonieux et
avare, il ne donne jamais de traitement aux compagnons de ses voyages ou de ses
expéditions, mais se contenta de subvenir à leur entretien ; une
fois seulement il leur fit une libéralité, aux frais de son
beau-père (...) les appelant non des amis, mais des
Grecs703 » (Yves Roman nous explique que les Grecs
étaient préjugés roublards et menteurs, tout comme devait
l'être les amis envieux et le Tibère que se représentait
l'auteur704). Pourtant, ce qui passe pour de l'avarice
peut-être réinvesti comme un argument réhabilitant
Tibère : cela serait de la prudence et de l'économie. Ainsi
peut-être interprétée sa vie de tous les jours. Gregorio
Maranon nous rapporte l'anecdote des tables de bois : le prince, pourtant
riche, mangeait sur une table en bois ordinaire, tandis que d'autres
personnages illustres et financièrement moins aisés - tels
Asinius Gallus ou Cicéron - vantaient d'avoir payé un million de
sesterce pour les leurs, taillées dans des bois
précieux705. Même souci dans ses repas de restes :
pourquoi faire des repas somptueux si l'on laisse des vivres destinés
à être jetées ? Le bilan économique de son
règne est sans appel : il laisse 2,7 milliards de sesterces en
héritage... une somme que Caligula aura dilapidé en quelques
mois.
Enfin, on loue sa prudence militaire. Fidèle
à la politique voulue par Auguste, il consolida les frontières
sans prétendre à les étendre. Ernest Kornemann estime
qu'après le premier prince de Rome, seuls deux hommes d'État ont
su suivre ses directives et agir pour le bien de l'Empire : Tibère et
Sénèque - et, dans une moindre mesure, Domitien et
Trajan706. Et malgré les mutineries de 14, qu'il pense dues
à la crise politique plus qu'à une haine personnelle, Edward
Beesly fait de Tibère un militaire exceptionnel et loué par ses
troupes. De son oeil de moderne, il le compare à Wellington, invaincu et
aussi apprécié des soldats, se souciant moins de ce que l'on
dirait de ses
702. Vailland 1967, p. 203-204
703. Suétone, Tibère,
XLVI.
704. Roman 2001, p. 53
705. Maranon 1956, p. 178
706. Kornemann 1962, p. 218-219
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directives que de l'approbation morale de sa propre
conscience707. Ce propos apparaît dans un
paragraphe antérieur, où l'auteur fait
parler les soldats admiratifs : A Rome, il est fort probable qu'il
n'était pas populaire, là où sa froideur et sa
moralité austère étaient une perpétuelle
protestation contre la frivolité et la dissipation. Mais ses soldats le
comprenaient mieux. Probablement, comme Guillaume III, était-il meilleur
au camp qu'à la ville. La réception que lui fit son armée
sur le Rhin, à son retour après dix ans d'absence, telle que la
décrit un témoin oculaire, nous rappelle le retour de
Napoléon sur l'Elbe, ou l'arrivée de Nelson dans la flotte
britannique à Trafalgar. Le vétérans criaient de joie. Ils
se pressaient autour de lui pour lui serrer la main. « Est-ce que nos yeux
vous voient à nouveau, mon général ? », « J'ai
servi sous vos ordres en Arménie, général. », «
Vous rappelez vous de moi, dans le Tyrol ? », « Vous m'avez
décoré lors de la campagne en Bavière, mon
général », ou « en Hongrie » ou « en Germanie
».708
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