La dépénalisation des délits de presse et la protection des droits de la personnalité au Burkina Faso( Télécharger le fichier original )par Yacouba GORO Institut des Sciences et Techniques de l'Information et de la Communication - Bac+5 en Science et technique de l'information et de la communication 2016 |
SECTION 2 : LA DEPENALISATION PARTIELLE DES DELITS DE PRESSE : UNE CHANCE POUR L'EFFECTIVITE DE LA LIBERTE DE PRESSELa liberté d'expression, substituée aujourd'hui, à des termes comme la liberté d'information, le droit à l'information et le droit à la communication, peut être entendue comme la possibilité de révéler librement sa pensée, ses opinions ou ses croyances, par la parole, par l'écriture ou par le geste, sans en être inquiété, mais dans le cadre des lois en vigueur. La liberté de la presse suppose un certain nombre de postulats : la liberté d'entreprendre, la liberté de dire, d'écrire, de montrer, la liberté de recevoir, le droit de ne pas être inquiété ni menacé dans son intégrité physique ou morale dans l'exercice de ses fonctions. La consécration du principe de liberté de la presse dans les textes et accords internationaux en fait une norme supérieure de l'ordre juridique national. La dépénalisation des délits de presse vient libérer les journalistes et encourager les entreprises de presse dans leur rôle citoyens et de chiens de garde des autres libertés et de la bonne gouvernance. Paragraphe 1 : Dépénalisation: la gardienne des autres libertésEn supprimant la sanction pénale que craignait le monde de la presse, on protège du même coup, le journaliste. Les articles 149 de la loi 057-2015/CNT portant régime juridique de la presse écrite, 124 de la loi 058-2015/CNT portant régime juridique de la presse en ligne et l'article 170 de la loi 059-2015/CNT relative au régime juridique de la presse radiodiffusion sonore et télévisuelle, ont, non seulement abrogé toutes les dispositions en vertu desquelles le journaliste était pénalement responsable en les substituant par des amendes, mais aussi, viennent débarrasser le monde de la presse de cette épée de Damoclès pesant sur eux. Ces textes renforcent la liberté d'expression au Burkina Faso, condition sine qua non d'une société démocratique pluraliste pour instaurer un débat public dans un Etat démocratique. La presse est aujourd'hui, comme une sorte de «quatrième pouvoir» comme l'atteste l'ancien Président François Mitterrand. «Montesquieu pourra se réjouir, à distance, de ce qu'un quatrième pouvoir ait rejoint les trois autres et donné à sa théorie de la séparation des pouvoirs l'ultime hommage de notre siècle»95(*). Pour Emmanuel Derieux, le concept de la liberté de la presse est la «faculté d'agir, de sa propre initiative, sans y être contraint ni en être empêché par quelque personne, puissance ou autorité qui n'aurait pas été formellement habilitée, ou qui interviendrait pour des motifs, au-delà des limites ou selon des moyens autres que ceux correspondant aux pouvoirs qui lui ont été conférés96(*)».Francis Balle, lui, la définit comme étant «le droit reconnu à chaque individu d'utiliser, en toute liberté, l'outil de communication de son choix pour exprimer son opinion, pour rapporter des faits liés à la vie en société, pour informer les autres, sans autres restrictions que celles prévues par la loi97(*)». Il disait même que «la liberté de communication n'est assurément pas une liberté comme les autres, ni même la plus importante: elle constitue pour les autres libertés personnelles ou politiques, à la fois leur refuge et leur condition d'existence». Déjà, au siècle des lumières, Emmanuel Kant pensait qu'on «ne peut créer une société éclairée, développée et constituée d'individus libres et indépendants, sans accorder la liberté d'expression à tous les membres qui la forment98(*)» Ils sont nombreux aujourd'hui, ces penseurs et journalistes qui n'ont cessé de le rappeler comme le célèbre Figaro que «sans liberté d'expression, il n'y a point de blâme et donc, point de société libre et développée99(*)». C'est ce qui fait dire au Professeur Iba Der THIAM, que «la liberté de presse serait en outre, un moyen d'expression de la liberté...»100(*). Paragraphe 2 : Dépénalisation : une volonté au service de la liberté d'expression La dépénalisation des délits de presse a comme fondement, le principe de la liberté d'opinion et d'expression, proclamé par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 en son article 11: «la communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme: tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi ». Aussi, l'article 19 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme souligne que «tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit». Notons que l'article 19 du Pacte international des Nations unies relatif aux droits civils et politiques de 1966, reprend presque les mêmes termes. C'est dire que la dépénalisation des délits de presse découle du principe de la liberté de presse, qui lui-même reste une exigence de la démocratie, longtemps prônée par l'Europe. En matière de démocratie, on reconnaît aux médias un pouvoir d'opposition aux abus des gouvernants. Cette fonction de contrôle des pouvoirs exécutif, législatif ou judiciaire leur vaut aussi, à tort ou à raison, le qualificatif de quatrième pouvoir. La dépénalisation des délits de presse prônée par les textes régissant la presse écrite, audiovisuelle et en ligne, est une aubaine qui vient renforcer le rôle de «chiens de garde de la démocratie», selon Thomas Jefferson, ancien président américain. «En démocratie, les médias jouent un rôle vital, notamment en contraignant les élites gouvernementales à ne pas perdre de vue les préoccupations de l'immense majorité des citoyens101(*)», a écrit Schudson Michael. Ce quatrième pouvoir, aux allures tentaculaires, est essentiellement légitimé par le fait que l'activité des médias repose sur la liberté d'expression, elle-même considérée comme l'une des pierres angulaires de la démocratie102(*). Ainsi, la dépénalisation partielle permet d'être en adéquation avec les exigences européennes en la matière. Celles- ci préconisent régulièrement, la suppression des peines d'emprisonnement pour les délits de presse. C'est dans l'affaire Lingens (1986) que les juges de Strasbourg soulignèrent pour la première fois, le rôle de la presse en tant que «chien de garde politique». Le requérant, un journaliste, avait critiqué, dans une série d'articles, le chancelier fédéral autrichien de l'époque, pour avoir tenté une manoeuvre politique, en annonçant son intention de former une coalition avec un parti dirigé par un ancien nazi. L'intéressé (M. Lingens) avait qualifié le comportement du chancelier d'immoral et dépourvu de dignité » et estimé qu'il relevait de l' «opportunisme le plus détestable ». A la suite d'une action privée intentée par le chancelier, les tribunaux autrichiens estimèrent ces déclarations diffamatoires et condamnèrent le journaliste à une amende. Lors des débats judiciaires, ils relevèrent que l'intéressé était incapable de prouver la véracité de ses allégations. Sur ce dernier point, les juges de Strasbourg établirent que l'approche des tribunaux nationaux était erronée, dans la mesure où les opinions (jugements de valeur) ne prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Examinant les motifs de l'inculpation du journaliste, la Cour souligna l'importance de la liberté de la presse dans le débat politique. Ces principes revêtent une importance particulière pour la presse : si elle ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de la protection de la réputation d'autrui, il lui incombe néanmoins, de communiquer des informations et des idées sur les questions débattues dans le domaine politique, tout comme sur celles qui concernent d'autres secteurs d'intérêt public. A sa fonction qui consiste à en diffuser s'ajoute le droit, pour le public d'en recevoir.103(*) En ce qui concerne le Burkina Faso, la Constitution adoptée le 2 juin 1991 consacre la liberté de la presse en son article 8, qui stipule que «les libertés d'opinion, de presse et le droit à l'information sont garantis. Toute personne a le droit d'exprimer et de diffuser ses opinions, dans le cadre des lois et règlements en vigueur». C'est pourquoi les partisans de la liberté estiment qu'il est futile de maintenir des législations si rétrogrades, qui tuent ou étouffent la liberté et la vérité. La presse ne peut exercer véritablement ses missions sociales, tant qu'est suspendue l'épée de Damoclès sur la tête de chaque journaliste. Ainsi, maintenir la législation liberticide actuelle prêterait d'une part, à l'arbitraire des juges soumis aux ordres permanents des pouvoirs politiques et, d'autre part, à une autocensure excessive des journalistes, par crainte des sanctions et représailles des forces politiques. En témoigne la décision de la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (CADHP) qui a invalidé celle de la Cour d'appel de Ouagadougou104(*), dans l'affaire Issa Lohé Konaté, directeur de publication de l'Ouragan et l'Etat burkinabè. La cour avait déjà statué dans ce sens, en exhortant l'Etat du Burkina Faso à lever toutes les entraves à la liberté de presse contenues dans sa législation105(*). L'adoption de ces trois nouveaux textes qui expurgent les infractions par voie de presse de sanctions pénales se hisse comme une action visant à renforcer la liberté de la presse et d'expression au Burkina Faso. C'est également cette décision de la CADHP qui a inspiré Moudjahidi Abdoulbastoi, un avocat algérien, à plaider, auprès de son Etat, pour la dépénalisation des délits de presse. Pour ce dernier, c'est une décision qui milite en faveur de la dépénalisation des délits de presse, elle-même étant un moteur de renforcement de la liberté d'expression. En tout, la liberté de la presse se nourrit de la dépénalisation des délits de presse. C'est un atout pour le journaliste de se voir libéré des chaînes de la prison, au profit de sa mission d'informer l'opinion publique. Dépénaliser les délits de presse est aussi une responsabilisation des journalistes ou des professionnels de l'information. * 95 François Mitterrand, dans sa lettre adressée aux français lors de sa campagne présidentielle en avril 1988 in * 96 E. Derieux, Droit des médias, Dalloz, 2ème édition P. 8. * 97La liberté de la presse dans le contexte africain, Etude critique des textes juridiques sur la presse au Rwanda in Yeslem Ebnou Abdem, La liberté de presse dans les pays membres de l'ISESCO en Afrique de l'Ouest : Les cas du Sénégal, de la Côte d'Ivoire, du Nigéria et de la Gambie, Organisation islamique pour l'Education, les Sciences et la Culture -ISESCO-1434H-2013, P. 20. * 98Marina Guseva, Mounira Nakaa et d'un groupe d'auteurs, Liberté de la presse et développement, Analyse, in Yeslem Ebnou Abdem, La liberté de presse dans les pays membres de l'ISESCO en Afrique de l'Ouest : Les cas du Sénégal, de la Côte d'Ivoire, du Nigéria et de la Gambie, Organisation islamique pour l'Education, les Sciences et la Culture -ISESCO-1434H-2013, P. 25. * 99Op. cit.P.25 * 100 Luc Adolphe TIAO, La liberté de la presse dans le contexte africain (Etude critique des textes juridiques sur la presse au Rwanda)-2004. * 101Schudson Michael, Le pouvoir des médias, Nouveaux Horizons, Paris, 2001 * 102L. Josende, Liberté d'expression et démocratie, réflexion sur un paradoxe, Bruylant, 2010, P.12 et s * 103 CEDH, Lingens c/ Autriche, 8 Juillet 1986, Série A103, par. 42 * 104 Arrêt de la CADHP, Affaire Lohé Konaté et l'Etat du Burkina Faso, 5 décembre 2014/cet arrêt de la CADHP est survenu suite à l'affaire Lohé Issa Konaté, un journaliste burkinabé poursuivi pour «diffamation, injure publique et outrage à magistrat», à l'issue d'un article intitulé «Le procureur de Faso, 3 policiers et cadres de banque, parrains des bandits». Le journaliste a été condamné à douze mois d'emprisonnement ferme, d'une amende de 1,5 million de francs, de 4,5 millions de francs de dommage et intérêts et de 250 mille francs de frais de procédure. «Le journaliste a donc saisi la CADHP pour demander l'annulation de cette décision car il a estimé que sa condamnation à une peine de prison, au paiement d'une amende substantielle, de dommages civils et des frais de procédure violaient son droit à la liberté d'expression, qui est protégé par les différents traités dont le Burkina Faso est signataire», explique-t-il. A l'en croire, le requérant «s'est appuyé sur la violation de ses droits en vertu de l'article 9 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et de l'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques». * 105 A l'unanimité, les membres de la Cour ont déclaré que «l'État défendeur a violé l'article 9 de la Charte et l'article 19 du Pacte et du fait de l'existence dans sa législation de sanctions privatives de liberté en matière de diffamation». La Cour a aussi déclaré que les violations de la liberté d'expression ne pouvaient être sanctionnées par un emprisonnement, et ordonné à ce que l'État défendeur abroge les peines privatives de liberté en matière de délit de presse. |
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