3. Evaluation de l'auto-efficacité
Dans le second temps de nos entretiens, nous avons
cherché à évaluer le sentiment d'auto-efficacité
chez l'ensemble des entrepreneurs interrogés. Pour cela nous les avons,
d'une part, interrogé quant à la faisabilité du projet, et
aux obstacles qu'ils avaient envisagés. D'autre part, nous nous sommes
appuyés sur la théorie de Bandura, qui identifiait les quatre
sources de l'auto-efficacité : l'existence d'expériences utiles
dans le projet d'entreprise, la présence de modèle de
réussite dans leur entourage, l'encouragement par des tiers et
l'état émotionnel et physiologique de l'individu au moment de
réaliser le projet. Pour ce dernier point, nous apportons quelques
précisions. Nous n'avons pas interrogé les entrepreneurs sur leur
état de santé au moment d'entreprendre. Seule Laure nous en a
fait part, et ce de façon spontanée. Il nous a semblé que
cette question n'était pas adaptée dans le contexte de nos
entretiens. Concernant l'état émotionnel, nous avons
également interprété les propos pour les mettre en
relation avec ce qui nous semblait correspondre à un état
d'esprit plutôt positif ou négatif.
Pour six entrepreneurs sur sept, il ne faisait aucun doute que
le projet était faisable. Ils l'ont tous affirmé avec plus ou
moins de conviction et d'arguments. Djamil et Mehdi en parlent plutôt
comme une croyance, sans apporter d'éléments tangibles à
leur affirmation : « pour
50
moi c'était largement faisable » dit Djamil,
« Je croyais tellement en mon projet que j'ai mis tous les moyens
nécessaires pour y arriver. » dit Mehdi. D'ailleurs quand on
interroge Djamil, il semble surpris de la question, comme si la
faisabilité était une évidence. Et ce d'autant plus qu'il
n'imaginait aucun obstacle : « Aucun obstacle, je pensais vraiment que ce
serait facile. ». Son jeune âge au moment d'entreprendre est un
élément qui permet de comprendre son état d'esprit. Mehdi
quant à lui semblait mesurer un peu plus l'ampleur de la tâche, il
a d'ailleurs évoqué de nombreux obstacles envisageables : «
Les plus gros freins avant de créer mon entreprise étaient le
côté financier, le fait d'être seul, ne pas savoir par quoi
commencer. Beaucoup de choses à apprendre avec un jargon très
riche qui était une sorte de barrière. Une logique aussi à
assimiler sur le côté administratif ». Si l'on confronte son
analyse des obstacles face à la détermination avec laquelle il
affirme que son projet était faisable, on comprend que sa conviction
à ce moment-là relevait davantage d'une croyance. En revanche,
pour Karim, Iris, Victor et Paul la faisabilité du projet reposait sur
des éléments tangibles. Pour Karim il s'agissait d'un apport
financier, et de l'accompagnement par un associé compétent :
« J'avais les fonds nécessaires pour la structure, et mon
associé de l'époque avait fait les études
nécessaires pour choisir l'endroit de l'implantation. » Pour Iris,
la législation posait le cadre de la faisabilité : « Par
rapport à l'aide à domicile, le conseil général
demandait un bac +4, et comme je leur ai dit que j'étais
infirmière libérale et que j'ai une expérience
libérale, ils m'ont dit que c'était valable. » Pour Paul,
c'était une étude de marché rigoureuse : « J'avais
réalisé une petite étude de marché et j'avais
quantifié en réalisant un tableau de bord prévisionnel.
». Enfin, si le discours de Victor reprenait des éléments
tangibles : « J'avais cherché quand même sur le net, j'avais
muri la chose. J'avais un business plan béton, avec un investissement de
fou », on y relevait également une croyance forte en ses
capacités : « J'avais une logique moderniste d'un manager [...]
c'était un truc costaud quoi. ». Nous relevons que parmi les
entrepreneurs qui avançaient des éléments objectifs pour
appuyer la faisabilité du projet, figurent les trois entrepreneurs
d'opportunité chez qui par ailleurs aucun obstacle n'était
envisagé. Au contraire, chez le seul entrepreneur de
nécessité dans cette configuration, d'importants obstacles
étaient cités : la faillite et l'inadéquation des produits
aux attentes et besoin des clients.
Seule Laure avait une perception faible de la
faisabilité : « Je n'étais pas très sûre que
ça fonctionne. Je voulais que ça fonctionne mais j'étais
pas sûre que ça marcherait finalement. » Le sentiment de
peur, déjà citée pour cette entrepreneure, était
très présent
et entachait sa perception de la faisabilité. Elle le
cite d'ailleurs dans les obstacles : « J'avais un peu peur au niveau de
l'argent. Il faut investir dans la publicité pour se faire
connaître etc. C'était la partie qui me faisait un peu peur parce
que c'est quand même assez dangereux. » On note encore une fois une
répétition de la peur et l'utilisation du terme « dangereux
» qui renforce l'affirmation de sa crainte.
Nous avons dans le tableau ci-dessous synthétisé
les éléments qui traduisent la perception de la
faisabilité selon notre interprétation. Nous retenons donc les
éléments suivants : deux entrepreneurs de nécessité
ont une perception de la faisabilité basée sur des croyances, un
base sa perception sur des éléments tangibles mais nuance son
propos avec l'énumération d'obstacles possibles, et la
quatrième a une perception faible de la faisabilité de son projet
en raison notamment d'un sentiment de peur. Les entrepreneurs
d'opportunité ont quant à eux une perception de la
faisabilité basée sur des éléments tangibles et
n'imaginent aucun obstacle à la réalisation de leur projet.
|
|
Perception de la faisabilité
|
|
Obstacles envisagés
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Djamil
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Faisabilité « évidente »
|
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Aucun
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Karim
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|
|
|
|
|
Faisabilité basée sur des informations tangibles
(apport financier, compétences)
|
|
« La faillite, des produits et des services qui ne
répondent pas forcément aux attentes et besoins des clients...
»
|
|
|
|
|
|
|
Mehdi
|
|
|
Faisabilité basée sur une conviction forte, voire
une croyance
|
|
- problèmes financiers
- se sentir seul responsable
- être perdu dans les démarches
- être confronté au jargon administratif
|
Laure
Iris
Faisabilité faible
Faisabilité basée sur des informations tangibles
(validé par le Conseil Général)
Peur du risque financier
« Non, je ne voulais pas en imaginer. »
Paul
Victor
Faisabilité basée sur des informations tangibles
(étude de marché rigoureuse)
Faisabilité basée sur des informations tangibles
(recherches, buisness plan) et sur des convictions fortes.
« Aucun »
« Je n'imaginais pas d'obstacle »
51
Tableau n°6 : Perception de la faisabilité et
obstacles envisagé chez les entrepreneurs interrogés
52
L'autre approche pour apprécier le sentiment
d'auto-efficacité de nos entrepreneurs était d'orienter notre
analyse au travers du prisme des quatre sources de l'auto-efficacité
selon Bandura. Là encore nous avons mis en évidence de fortes
disparités entre les entrepreneurs d'opportunité et de
nécessité.
En effet concernant l'existence de compétences pour les
tâches nécessaires à l'entrepreneuriat deux entrepreneurs
de nécessité affirmait n'avoir aucune expérience, un
citait de vagues notions découvertes au fil de ses lectures. La
dernière, quant à elle faisait mention d'une «
Expérience solide dans le service à la personne », secteur
dans lequel elle orientait son activité. Les trois entrepreneurs
d'opportunité affirmaient tous avoir une expérience : expertise
du produit ou service ou compétence de gestion.
Concernant l'expérience indirecte, autrement dit
l'existence d'un modèle de réussite dans l'entrepreneuriat, nous
avons relevé l'absence de modèle de réussite chez trois
entrepreneurs de nécessité sur quatre. A contrario, il existait
des modèles de réussites chez trois entrepreneurs
d'opportunité sur trois. Notons que pour Laure, seule entrepreneure de
nécessité faisant état d'une expérience indirecte
dans l'entrepreneuriat, celle-ci était affaiblie par les propos de ses
parents. En effet, bien que ses parents aient réussi dans cette voie,
ils déconseillaient à leur fille de s'y engager.
Concernant la persuasion verbale ou encouragements, nous avons
relevé qu'ils étaient présents chez l'ensemble des
entrepreneurs, mais étaient de nature différente. En effet, si
pour les entrepreneurs contraints il s'agissait plutôt du cercle
familial, pour les autres il s'agissait d'encouragements d'« experts
». Djamil, Karim, Mehdi et Laure nous ont volontiers évoqué
le soutien sans faille de leur famille : « mon entourage m'a beaucoup
motivé, qui me disait tiens le coup tiens le coup » (Djamil), ou
encore « c'est mon mari qui m'a dit « allez lance toi, fonce, on n'a
qu'une seule vie quoi » » (Laure), En revanche Paul nous a
expliqué être soutenu par la Banque publique d'investissement,
Iris par des professionnels du secteur : « [...] des médecins, des
assistantes sociales. Il y en a même qui m'ont dit tu aurais dû
créer une maison de repos. Ils m'ont encouragée » et Victor
par les banques : « Ils avaient vu mon business plan, ils ont dit oui, on
vous suit. »
Enfin concernant l'état émotionnel, rappelons
qu'elle relève d'une interprétation de l'enquêteur
davantage basée sur un ressenti, influencé par la communication
non verbale notamment. Nous mettons en évidence un état
émotionnel qui semblait être positif chez cinq entrepreneurs sur
sept. Alors que pour deux entrepreneurs les enjeux liés à la fin
des
droits de chômage, à l'arrivée d'un
premier enfant, ou encore la crainte quant au risque financier et l'existence
de problèmes de santé orientait l'interprétation vers un
état émotionnel mitigé voire négatif.
Au décours de cette analyse, nous avons voulu
synthétiser dans deux tableaux l'ensemble des éléments,
pour avoir une vue d'ensemble. Fort de cette observation, nous nous sommes
également appuyés sur l'interprétation de la
faisabilité perçue mise en perspective par la prévision
d'obstacles citée plus haut, pour évaluer le degré
d'auto-efficacité. Nous faisons ainsi figurer en dernière colonne
un degré qualifié d'intermédiaire ou de fort. Il nous
semble que dans les discours analysés, aucun des entrepreneurs ne
manifestait une auto-efficacité faible.
Aucun, personne
Aucun
Djamil
Karim
Niveau d'auto-efficacité
Intermédiaire
Intermédiaire
Expérience active de maîtrise
Aucune
Rien
Etat émotionnel +/physiologique
Positif
Positif
Persuasion verbale
Cercle familial encourageant
Epouse
encourageante
Expérience indirecte
Mehdi
Notions par auto apprentissage (lectures) Expérience
commerciale
« Pas
vraiment »,
« entreprise de survie »
Epouse
encourageante
Mitigé: stress fin de droit, premier enfant = enjeux
Intermédiaire
Laure
Expérience solide dans le service à la personne
Epoux
encourageant
Négatif : problème de santé,
inquiétude financière
Intermédiaire
Parents entrepreneurs, mais opposé à
l'entrepreneuriat pour leur fille
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Tableau n°7 : Evaluation du sentiment
d'auto-efficacité chez les entrepreneurs de nécessité
Expérience active de maîtrise
Un peu en comptabilité, un peu en administration
Paul
Victor
Solide expérience dans
l'entrepreneuriat
J'avais toutes les connaissances, à part en gestion
pure.
Iris
Expérience
|
Persuasion
|
Etat
|
Niveau
|
indirecte
|
verbale
|
émotionnel
|
d'auto-efficacité
|
Nombreuses expériences réussies
|
Cercles familial, amical et professionnel encourageants
|
Positif
|
Fort
|
Nombreuses expériences de succès et
d'échecs
|
Soutien de la BPI
|
Positif
|
Fort
|
Expérience de
|
Banques :
|
Positif
|
Plutôt
|
succès dans le cercle familial proche
|
Persuasion verbale positive
|
|
fort
|
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Tableau n°8 : Evaluation du sentiment
d'auto-efficacité chez les entrepreneurs d'opportunité
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