2. Naissance de l'intention entrepreneuriale
Dans le premier temps de nos entretiens nous nous sommes
intéressés aux raisons pour lesquelles les individus avaient
choisi de s'engager dans la voie entrepreneuriale. L'entrepreneuriat pour les
personnes interrogées était-il perçu davantage comme une
contrainte que comme une opportunité ? Nous avons conscience qu'une
vision purement manichéenne dans ce contexte n'est pas adaptée.
La réponse à cette question ne peut être
catégorique. C'est pourquoi l'objectif de notre analyse était
davantage de mettre en évidence une tendance que de classifier les
entrepreneurs interrogés. Afin d'en faire un commentaire le plus
objectif possible, et limiter ainsi les biais d'interprétation, nous
avons retenu dans leurs discours les motivations à entreprendre et nous
les avons confrontés à plusieurs grilles d'analyse
retrouvées dans la littérature. En effet, comme nous l'avons
déjà vu dans la définition de l'entrepreneur par
nécessité, il est décrit par différents
auteurs45 des facteurs push et des facteurs pull. Les premiers sont
des éléments qui vont contraindre un individu à
entreprendre, tandis que les seconds vont plutôt lui offrir des
opportunités. Un autre élément de la littérature a
guidé notre interprétation : la notion de
désirabilité perçue. Shapero et Sokol considérait,
dans leur modélisation de la formation de l'événement
entrepreneurial, que la perception de la désirabilité d'un projet
était influencée par le contexte de vie des individus. Ils
identifiaient ainsi des déplacements négatifs ou positifs et des
situations intermédiaires, correspondant à des
évènements de vie et orientant les intentions et décisions
d'un individu. Il était question d'une désirabilité
perçue plus faible chez les entrepreneurs de nécessité.
44 Renoul, B., « Roubaix, ville la
plus pauvre de France, une nouvelle article le confirme », dans La Voix du
Nord. 28/01/14
45 Fayolle, Nakara, Carter et al. 2003 ;
Kove
45
Nous appuyant sur ces deux approches nous avons ainsi pu
identifier chez chaque entrepreneur une tendance dans la motivation à
entreprendre. En effet, dans les discours de Djamil, Mehdi, Laure et Karim, la
présence de contrainte était plus évidente et même,
selon nous, supérieure à l'opportunité. Nous y avons, en
effet, retrouvé de nombreux facteurs push ou éléments
ayant terni la désirabilité de leur projet. Pour deux d'entre eux
il s'agissait de la précarité de leur situation professionnelle.
La difficulté qu'ils éprouvaient à se stabiliser dans
l'emploi et la confrontation au chômage constituaient des
éléments majeurs de leurs discours. Karim dit «
J'étais demandeur d'emploi [...] J'en avais assez des petits emplois en
interim. On ne peut pas se projeter avec une situation pareille. » Mehdi
quant à lui parle d' « échecs » renforçant
l'idée que sa trajectoire professionnelle était assimilée
à des obstacles à surmonter, il dit : « J'ai
décidé de devenir entrepreneur après une succession
d'échecs professionnels ». Il évoque la complexité de
trouver un emploi à la hauteur de ses attentes et compétences :
« aussi parce que les emplois que je pratiquais étaient soit
précaires soit souvent très peu à la hauteur de mes
qualifications professionnelles. » Il justifie cela par le sentiment
d'avoir été discriminé et met bien en parallèle le
facteur push décrit avec l'intention entrepreneuriale : « Je pense
avoir vécu des discriminations à l'emploi, de ce fait j'ai
investi dans mon emploi en créant ma société. ». Pour
Djamil, 18 ans à l'époque de l'ouverture de on entreprise, on
mettait en évidence deux autres facteurs. D'une part, la fin du cursus
scolaire, précipitée par des difficultés : «
J'étais dans un lycée professionnel, j'avais un peu de mal
à suivre les cours. ». Cela pourrait être qualifié,
selon l'analyse de Shapero et Sokol, de déplacement négatif.
D'autre part, une désirabilité diminuée par l'envie de se
conformer aux attentes de son père : « C'est aussi mon père
qui m'a orienté vers cette décision ». Dans le discours de
Laure, on met là encore en évidence deux autres facteurs push. En
premier lieu, des problèmes de santé, qui correspondent à
des déplacements négatifs : « J'étais salariée
et suite à un petit problème de santé, je me suis remise
en question ». En second lieu, un sentiment de peur qui affaiblit sa
désirabilité à se lancer dans le projet : «
J'étais partagée parce que je voulais vraiment créer mon
entreprise mais j'avais peur ! J'avais vraiment très peur ». Par la
répétition elle insiste sur ce sentiment de peur, et nous pouvons
comprendre que cet élément a été déterminant
dans son intention entrepreneuriale.
46
Malgré tout, dans le discours de ces entrepreneurs,
nous avons également retrouvé des facteurs pouvant être
considérés comme « pull » et des éléments
influençant de manière positive la désirabilité du
projet. Nous remarquons que tous les quatre ont cité la recherche d'une
autonomie, et d'une certaine liberté. Djamil dit : « La
possibilité de gérer soit même les heures de travail, je
voyais beaucoup la liberté... Ne plus avoir de consignes, de directeur,
de personne qui te donne des ordres. C'était ça surtout. »
Laure : « Pour être libre de mon emploi du temps. » Mehdi :
« être libre de décider manière autonome ». Ce
facteur, faisant l'unanimité chez ces entrepreneurs, peut être
considéré comme particulièrement attrayant. La
liberté et l'autonomie constituent de fait des éléments
majeurs dans l'intention entrepreneuriale. Un autre élément
était mis en évidence dans trois des quatre discours : l'envie de
gagner de l'argent. « Je voulais gagner de l'argent », dit Djamil,
« laisser un bon patrimoine à mes enfants. » dit Karim, ou
encore « être indépendant financièrement » dit
Mehdi. Il nous semble que ce facteur pull est à nuancer. En effet s'il
représente une motivation pour l'individu, il est aussi un
élément révélant la difficulté qu'ils ont de
« gagner de l'argent » autrement que par l'entrepreneuriat. Il est
donc à contrebalancer avec les problèmes de
précarité et de chômage. Pour Mehdi, un autre facteur avait
influencé sa décision d'entreprendre : le challenge. « Il y
avait quand même une barrière qui était le
côté financier avec le risque de perdre mes économies, mais
je suis plutôt joueur alors j'ai tenté l'aventure. »
L'idée de relever un défi, et d'avoir une approche positive de la
prise de risque influence ici de manière positive la
désirabilité du projet. Enfin chez Djamil, nous avons
relevé un dernier élément encourageant la motivation : le
besoin d'accomplissement. « Ça n'allait pas du tout la
théorie, donc je me suis dit il faut que je me lance dans la pratique,
tout simplement. Je me suis dit il faut que je fasse quelque chose de mes
doigts, parce que de ma tête j'allais pas faire grand-chose. En fait, je
suis plus doué avec mes mains qu'avec ma tête. » Il ne se
sentait pas épanoui sur les bancs de l'école, et avait besoin
d'autre chose pour s'accomplir. Dans sa façon d'en parler, on devine une
certaine fatalité. Pour cela, il est encore une fois légitime de
s'interroger sur la réalité « pull » du facteur.
Accepter ses difficultés scolaires et envisager une autre trajectoire
que celle imposée par l'éducation nationale peut être
interprété comme une preuve de réalisme salvateur ou comme
un désarroi fataliste.
47
Pour les trois autres entrepreneurs interrogés les
facteurs « pull » étaient plus évidents et bien
supérieurs aux facteurs push. En effet, chez Iris et Paul nous n'avons
pas retrouvé d'éléments de contrainte dans leur discours.
Iris pense même qu'« il ne faut pas le faire parce qu'on est au
chômage. Il faut que l'idée soit constructive, que tu aies une
idée de base et que tu te sentes capable d'assurer sur ce dans quoi tu
vas t'engager. » Elle ajoute d'ailleurs que la contrainte peut selon elle
être à l'origine d'une trajectoire défavorable du projet
entrepreneurial : « Parce que si tu fais ça juste pour combler
parce que tu n'as pas de travail hey bah je ne sais pas si ça va
durer... ». Mais, comme nous l'avons déjà vu, le
chômage est loin d'être le seul facteur de contrainte. Du reste,
Victor nous faisait part d'un élément qui n'a pas
été cité par les entrepreneurs que nous avons
identifié dans la tendance à la nécessité :
l'ennui. « En fait dans mon poste, je commençais à avoir
fait le tour, me disais « barre toi, barre toi ! Mais vu comment t'es
naturellement c'est pas pour rien... » L'ennui est cité dans le
modèle de Shapero et Sokol comme un déplacement négatif,
affectant la désirabilité du projet. Il nous semble que dans le
contexte ce facteur peut être nuancé d'une part parce qu'il est le
seul élément pouvant être considéré comme
négatif par Victor, et d'autre part parce qu'il est cité de
manière plutôt détachée, sans manifester
d'émotion néfaste. Au contraire, il semble nous dire que sa
personnalité l'orientait vers un autre projet que le poste qu'il
occupait. L'ennui peut donc, ici, être mis en parallèle avec
l'envie de relever de nouveaux défis, représentant alors un
facteur plutôt « pull ». Pour ce qui est des autres facteurs
ayant influencé positivement l'intention entrepreneuriale, l'idée
d'un projet a été citée par les trois entrepreneurs. Iris
dit : « j'ai senti qu'il y avait un besoin », Paul : « Je le
voulais vraiment, sincèrement pour accéder à un
marché qui n'était pas développé. » et Victor
: « là c'était parce qu'il y avait une opportunité.
J'étais dans mon boulot, je faisais un truc et là je me suis dit
tiens il y a un « biz » à faire. ». Le fait qu'une
idée de projet émerge renforce la désirabilité,
mais surtout représente un facteur évident de l'existence d'une
opportunité. Deux des trois entrepreneurs citent également la
présence de clients intéressés. Iris: « J'ai vu qu'il
y avait des patients qui se confiaient, ils me demandaient pleins d'aides
», Victor : « Tous les clients me le demandaient, tout le monde
cherchait à avoir ce produit donc je me suis lancé ». Ce
facteur est clairement identifié par Shapero et Sokol comme un
déplacement positif, augmentant donc la désirabilité du
projet. Dans l'expérience d'Iris, nous retrouvons un autre
déplacement positif important : la rencontre d'une partenaire. «
j'ai croisé une femme de ménage et j'ai vu qu'elle travaillait
vraiment bien,
Laure
Mehdi
qu'elle s'occupait vraiment bien des gens. Un jour elle m'a
dit "tu sais si je savais mieux parler le français, j'aurais ouvert une
société, j'aurais créé quelque chose pour aider les
personnes". Donc ça m'a mijoté un peu et je lui ai dit ah bah je
veux bien le faire avec toi. » L'existence d'un associé au
démarrage du projet renforce la désirabilité et
l'intention entrepreneuriale. Notons enfin qu'Iris, comme les entrepreneurs que
nous identifions de nécessité, mettait en avant la recherche de
liberté dans l'entrepreneuriat. Cela renforce notre analyse identifiant
cet élément comme un facteur « pull » majeur.
Les deux tendances (opportunité et
nécessité) se sont ainsi révélées dans notre
analyse. Dans les tableaux ci-dessous nous avons donc listé l'ensemble
des éléments pouvant permettre d'identifier une tendance dans la
motivation des entrepreneurs interrogés à s'engager dans leur
projet. Le premier tableau regroupe les entrepreneurs chez qui nous avons
conclu que la nécessité avait davantage influencé leur
intention entrepreneuriale. Dans le deuxième tableau, ne mettant aucun
facteur push ou presque chez les entrepreneurs en question, nous avons conclu
que c'était l'opportunité qui avait guidé leur intention
d'entreprendre.
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Facteurs Push / Désirabilité
négative
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Facteurs Pull / Désirabilité
positive
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Djamil
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- sortie d'école précipitée par des
difficultés scolaires
- besoin de se conformer aux attentes de son père
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- besoin d'accomplissement
- recherche d'autonomie, liberté - gagner de l'argent
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Karim
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- chômage, précarité de l'emploi
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- recherche de liberté, d'autonomie - gagner de
l'argent
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- problème de santé - peur du risque
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- précarité de l'emploi, difficulté à
trouver un emploi à la hauteur de ses qualifications
- sentiment d'échec
- sentiment de discrimination
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- recherche d'autonomie
- recherche d'autonomie - gagner de l'argent
- relever un défi
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Tableau n°4 : Facteurs influençant l'intention
d'entreprendre chez les entrepreneurs de nécessité
Facteurs Push / désirabilité
négative
Paul
Facteurs Pull / désirabilité
positive
- idée de projet
- clients potentiels
- rencontre d'une partenaire
- recherche de liberté
« Une vie libre. »
- idée de projet
- relever des défis - idée de projet
- clients potentiels
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Tableau n°5 : Facteurs influençant l'intention
d'entreprendre chez les entrepreneurs d'opportunité
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