3.2 Conceptualisation du « Moi social »
3.2.1 Généralités et
caractéristiques du « Moi social »
Selon Durkheim 136, tout individu est marqué
par un ensemble de facteurs de son groupe social («
l'éducation, l'expérience, les règles et la
connaissance ») qui le rendent « limité et agrandi
». Gilson (1985, p.77) cite Bergson qui affirme que « la
contrainte sociale » a pour caractéristique essentielle de
s'introduire dans la conscience individuelle, de lui devenir intérieure
sous la forme du « Moi social ». Ce philosophe
français a identifié le « Moi social » comme
une entité sociale intégrée au « Moi propre
» à chaque individu appartenant à cette
société. Hinshelwood, R.D. (2007) le définit par
l'incarnation d'une idée principale fondée à partir «
d'attitudes, de croyances sociales et de figures dominantes » qui
deviennent au final « un élément constitutif de
l'individu ». Celui-ci s'identifie à un ensemble de croyances
et de leadership cohérent avec l'idée en question. Proposition
que Chalmel (op.cit.) semble réfuter de par une différenciation
entre le « Moi social » (Entité visant une
normativité sociale) et le « Moi individuel » (ou
« Moi » correspondant à la singularité et
l'unicité propre à chaque individu).
Selon Chalmel (ibid.), l'apport de Rousseau, grand
défenseur de l'éducation du « Moi » versus
« Moi social », a permis d'introduire le « Moi
social » dans le système éducatif, à partir de
principes normatifs selon lesquels l'enfant doit être
éduqué comme citoyen, ce qui implique un processus de
dénaturation « Moi » de l'enfant par un
système encodé de normes sociales, « culturelles par
essence » (ibid). Selon lui, le « Moi social » est
un « pluriel idéologique » (Chalmel, 2015, p.7) issu
d'un système social normatif, fondé sur les bases de la
« doctrine politique organisant une société
donnée dans ses dimensions socio-économiques » et des
« idées reçues faisant office de théories
» du système. Ainsi, dans cette étude, nous posons
comme postulat que le concept « Moi social » est synonyme de
« Pression sociale normative »
136 In Terrier, J. (2012).
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dans le champ de l'éducation spécialisée
et de « didactique » dans le domaine de l'éducation
scolaire comme l'illustre le schéma ci-dessous.
Pression sociale normative (Éducation
spécialisée)
Conformisme
Jugement
normatif
Evaluation Performance
Contraintes sociales
Pensée unique
Moi social
Didactique
(Éducation scolaire)
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Figure n° 38 : Schématisation du « Moi
social ».
Que ce soit « la pression sociale normative
» ou la « didactique », chacun de ces concepts
représente un seul et même système « Moi social
» apparaissant sous différentes formes en fonction du
sous-système dans lesquels ils se retrouvent : Famille, école,
entreprise, lieu de culte, association, etc. Selon Chalmel, le « Moi
social » sous forme de « didactique » est beaucoup
plus présent dans le système scolaire des pays latins que les
pays scandinaves. En effet, celui-ci explique que les pays de langue latine
à l'instar de la France, sont très friands de didactique et sont
ancrés dans ce système depuis très longtemps.
Daniel Pasquier (1986, p. 56) montre que l'enfant
étranger scolarisé en France est écartelé entre son
« Moi » sa culture, et le « Moi social »
de la culture française. Celui-ci poursuit sa réflexion en
démontrant que la France est l'un des rares pays ou « l'enfant
étranger pour devenir français doit non seulement s'approprier
des éléments de la culture d'accueil (enculturation) mais doit
aussi abandonner les éléments de sa culture familiale
(déculturation) » Le « Moi social »
fonctionne toujours selon un système d'encodage et décodage,
d'enculturation et d'acculturation ne tenant pas compte du capital culturel,
linguistique et social « Moi » de l'individu (Ibid., p.87).
C'est alors qu'on comprend que le « Moi social »
dénature l'individu en tant que personne, spolie son « Moi
» afin de fabriquer des citoyens répondant certes, à de
très bonnes valeurs républicaines mais aussi dominés par
un système idéologique, politico-
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économique et social très contraignant et
normatif. De fait, le « Moi social » est inscrit dans un
carcan de normes et d'exigences sociales à l'égard de tout
individu appartenant à son système, et il vise l'éducation
de l'individu à des finalités citoyennes (intégration
sociale) et non individuelles (éducation de l'individu).
En parlant d'individualité, il est important de souligner que «
la France est un pays très fort en investissement éducatif
sur le plan collectif mais aussi est l'un des pays ou la dotation pour chaque
élève individuel est plus faible qu'ailleurs »
(Meirieu, 2000 p. 95). Par ailleurs, cela interroge non seulement la nature et
des limites afférentes à la pression sociale qui domine sur les
« Moi » individuels, mais aussi à celle des
conséquences inhérentes à cette «
dénaturation du Moi » énoncée par Rousseau
(Ibid).
Chalmel énonce le caractère normatif de cette
finalité éducative, provoquant la frustration et
l'altération des aspirations du « Moi » des personnes
mais également leur ostracisme. Dans ce sens, « plus un
système est normatif, plus il génère lui-même son
propre échec ». Des études en marketing affirment
également que plus « un système est simple plus il est
efficace et que toutes les organisations, plus particulièrement celles
qui sont grandes et complexes sont fondamentalement inefficaces et gaspilleuses
» (Koch, 2007 p. 115-122). Ainsi, la simplicité favorise
l'efficacité et la qualité tandis que la complexité
engendre la frustration et le stress. En effet, le « Moi social
», en tant que système, encourage la complexité
à travers la normativité, ce qui engendre selon Chalmel le risque
de marginalisation et d'exclusion des individus « non-conformes
».
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Figure n°39:
Schématisation des enjeux du processus relatif au Moi
social et au Moi. (Sources : Chalmel, 2015, p.13.)
Hinshelwood, R.D. (2007) estime que «
l'adhésion rigide exigée comporte une perte de la
capacité de penser de façon réaliste » et que
« l'individu a beaucoup à perdre sur le plan psychologique s'il
s'oppose aux forces sociales qui sont exercées sur lui ». Dans
l'éducation au « Moi social », le cadre est normatif
et imposé par un expert de la connaissance et du savoir, qui exige la
conformation sociale et le respect des critères de réussite
(évaluation ou contrôle, performances) à un
savoir, un savoir-faire et un savoir-être. Les
risques potentiels sont l'échec (non admis), la coercition, la
dépendance, la dénaturation de l'individu, la pression sociale
normative. Dans une correspondance de Saint Paul 137aux
églises romaines au 1er siècle après
Jésus Christ, celui-ci fait mention du « Moi social »
qu'il caractérise par l'esprit du siècle présent :
137 Saint Paul, figure emblématique du christianisme.
Ses écrits se retrouvent dans la bible, notamment dans le Nouveau
Testament.
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« Ne vous conformez pas au siècle
présent, mais soyez transformés par le renouvellement de
l'intelligence afin de discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui
est bon, agréable et parfait. »
Sainte Bible (Edition Bible on line moteur 4.08.01), Romains 12 :
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Une mauvaise interprétation de ce texte a produit des
dérives de toutes sortes dans l'histoire de l'église, incitant
des personnes de foi chrétienne à l'ascétisme et à
la réclusion religieuse. Et pourtant, ce que l'auteur met en exergue
dans ce texte est avant tout d'adopter une posture de questionnement par
rapport au « siècle présent » au regard de la
foi et de ne pas se laisser formater sans discernement dans un système
idéologique. En d'autres termes, Saint Paul encourage les
chrétiens à faire ce que Monsieur Chalmel demande à ses
étudiants de faire dans tous ses cours : Se poser les bonnes
questions. Un autre exemple très imagé du « Moi
social » dans les écritures bibliques se retrouve dans
l'extrait du passage suivant :
Saül fit enfiler sa tenue à David. Il
plaça sur sa tête un casque en bronze et le revêtit d'une
cuirasse. David mit l'épée de Saül par-dessus ses habits et
voulut marcher, car il n'avait encore jamais essayé, mais il dit
à Saül : « Je ne peux pas marcher avec cette armure, je n'y
suis pas habitué. » Et il s'en débarrassa.
Sainte Bible (Edition Bible on line moteur 4.08.01), 1 Samuel
17 : 38-39
Le texte montre que le roi Saul a voulu revêtir David,
son serviteur de son accoutrement et de son armure, mais David n'a pas pu
marcher. En effet, le « Moi social » revêt les
individus d'une autre personnalité et leur met sous un joug pesant qui
les empêche d'évoluer ou de devenir eux-mêmes. C'est ce qui
arrive à l'enfant dès qu'il arrive à l'école
maternelle jusqu'à la fin de sa scolarité ; on ne tient pas
compte de ses ressources personnelles afin de pouvoir l'aider à
progresser et réussir, mais on l'appesantit de savoirs auxquels il
attribue souvent ni sens ni utilité.
Ainsi, après avoir exposé les
généralités et les principales caractéristiques du
« Moi social », nous allons tenter de le localiser et le
définir dans le champ de l'éducation spécialisée et
dans
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le champ scolaire tout en tenant compte du contexte dans
lequel nous effectuons cette étude, i.e. le SAJ du Neuf-Brisach et le
Lycée Ettore Bugatti.
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