CONCLUSION GENERALE
I. Les figures de la Bête, un ensemble issu d'un
processus social et historique
Au cours de cette recherche, mon but a été de
découvrir si l'apparition de la Bête du Gévaudan a
été à l'origine de nouvelles croyances. Arrivé au
stade ultime de ce travail, il est selon moi utile d'exposer le processus qui
est à la base de l'élaboration des croyances pour en
établir l'origine et de ce fait, pouvoir répondre à la
problématique de cette étude. Déjà exposés
dans la recherche de Meurger, les éléments utiles à la
constitution de l'objet d'une croyance sont aussi présents en
Gévaudan.
Dès les premiers mois d'une période qui
s'étend du 30 juin 1764 au 19 juin 1767 les attaques d'un animal
amorcent un processus qui va très vite donner naissance à un
objet de croyance. En effet, dans une région très catholique
où la superstition est chose commune, des éléments
distincts vont se conjuguer pour faire d'une bête qui n'était,
d'après ce qu'en disent les historiens qu'un loup, des loups, ou un
hybride, une entité particulière. Dès le début des
attaques, c'est la cruauté du mode d'action qui choque. Très
vite, l'inefficacité des battues qui sont organisées s'ajoute aux
descriptions physiques de la Bête pour en faire une créature hors
norme.
La présence de « signes anomaliques »
516 constatés au cours des chasses oriente alors
l'interprétation des habitants illettrés vers une «
dérive irrationnelle » 517 car les éléments en
présence constituent les pièces d'un « puzzle
spéculatif » 518. Parallèlement, le contenu
du mandement de l'évêque de Mende et les traductions
approximatives des prêtres locaux se combinent. La conjonction de tous
les paramètres cités ci-dessus est alors à l'origine d'une
incertitude interprétative avérée.
En tant qu'élément extérieur, la presse
joue un rôle de caisse de résonance car elle se focalise
sur une topographie de la Bête (itinéraires, attaques
avérées, morts, chasses inefficaces, etc..) tout en proposant un
récit et une iconographie qui font référence à des
créatures mythologiques ou issues du folklore populaire. Fort de ces
éléments, il est alors possible de déceler une dichotomie
519 sociale des croyances car, si les nobles et les personnes instruites
semblent se désolidariser du
516 MEURGER Michel. Loc. cit., p. 177.
517 MEURGER Michel. Loc. cit., p. 181.
518 MEURGER Michel. Loc. cit., p. 179.
519 Cette dichotomie est, semble-t-il, la règle
générale. Cependant, en étudiant de près les
archives, on peut constater que certains individus ne suivent pas
l'interprétation généralement attachée à
leur classe sociale.
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récit médiatique, la narration populaire, elle,
y est quasiment reproduite, voire amplifiée. Cet indice paraît
indiquer que, même dans les campagnes reculées, la majorité
des populations qui disposent d'une instruction a délaissé le
cadre vernaculaire pour se vouer au cadre interprétatif analytique des
Lumières. Cette conjoncture, qui à l'époque des faits
aboutit à l'abandon par les lettrés de l'hypothèse
irrationnelle, est intéressante car elle est aussi d'une certaine
façon visible de nos jours en Gévaudan. En effet, à la
lecture de la retranscription de l'entretien effectué avec Mr Boisserie
en 2015, on s'aperçoit que, même si mon interlocuteur a une
tendance prononcée pour les thèses exotiques et qu'il
légitime ses opinions par l'utilisation de procédés
traditionnels, il ne dérive jamais vers la thèse d'un animal
mythologique. Cela est à mon sens la démonstration du fait que le
paradigme des Lumières est aujourd'hui très majoritairement
intégré par les populations car, même si la construction de
l'objet du « puma du Gévaudan » procède de
mécanismes comparables 520 à ceux qui ont vu
l'élaboration du « mythe de la bête du Gévaudan
» 521, elle ne débouche que sur des
interprétations circonscrites au domaine de l'existence ou de la
non-existence d'une bête en bonne et due forme. C'est donc le cadre
interprétatif issu des Lumières qui délimite aujourd'hui
le champ des possibles.
À l'inverse des lettrés, la grande
majorité des roturiers du Gévaudan à l'époque des
faits n'a pas accès à l'instruction. C'est donc sur un cadre
vernaculaire traditionnel qu'elle fonde son interprétation du monde. Le
processus de formation de l'objet de la Bête dans le Gévaudan du
XVIIIè siècle est donc, même s'il est identique à
celui dont les individus éclairés sont le témoin,
décliné ici sur un tout autre mode. Ainsi, la lecture des
méfaits imputés à la Bête du Gévaudan conduit
dans cette couche de la population à une transposition irrationnelle qui
débouche logiquement sur la réactivation des croyances anciennes
: le loup-garou, la sorcière, le diable et l'hybride.
Ces figures étant, nous l'avons vu au cours de cette
étude, déjà présentes dans le folklore populaire,
la théologie, les mythes, ou les procès antérieurs aux
événements du Gévaudan, il semble
Par exemple, dans le cas de la lettre anonyme dont j'ai
fait usage pour l'analyse des croyances liées aux sorcier(e)s, on peut
constater que la qualité du style et de l'écriture ne cadrent pas
avec ce que l'on est supposé attendre d'un illettré. Dans le cas
où l'auteur de la lettre anonyme appartiendrait, comme je le pense,
à une couche sociale supérieure, la description de l`existence
d'un(e) supposé(e) sorcier(e) peut montrer une certaine
perméabilité des couches sociales aux croyances. De plus,
l'existence du témoignage que l'on sait venir d'un paysan de «
Fraissinet », nous montre, cette fois-ci avec certitude, qu'il y
a des exceptions aux règles générales. Bien
qu'étant un roturier, cet autochtone n'accorde aucun crédit aux
thèses fantaisistes. Pour lui, la Bête du Gévaudan n'est
autre chose qu'un loup en bonne et due forme. Cet extrait, tiré d'une
lettre du syndic Lafont datée du 17 avril 1767 en donne la preuve
certaine : « la bete s'arrêta à quelques pas du
Sr Chaleil, il me dit avoir eu tout le tems de la bien considérer, et
avoir bien remarqué que ce n'étoit autre chose qu'un gros
loup». Archives de Montpellier, Cote 6772.
520 Signes anomaliques, récit médiatique, attaques
(sur un cheval cette fois-ci), etc...
521 Il est ici question des croyances attachées
à cet animal. L'animal en soi n'est pas un mythe ; il a, nous le savons,
bien existé dans la réalité.
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alors raisonnable d'affirmer que l'apparition de la Bête
du Gévaudan n'est pas à l'origine de croyances
originales ou nouvelles.
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