VIII. Les représentations anthropomorphiques du
monstre, une Bête qui marche
a) Vrai portrait de la Bête 422 b)
représentation de la Bête dévorante 423
Estampe 424 de 1765, « Bête lion »
Illustration publiée en 1765 425.
Datés de 1765, les dessins ci-dessus furent
publiés par des éditeurs privés. Vendus en librairie et
souvent distribués par les colporteurs, ils étaient
fréquemment collés ou cloués au vu de tous dans les
villages et donnaient aux regardeurs une idée de la forme de l'animal
qui était la cause des ravages dont ils étaient les victimes.
Estampes stylisées s'il en est, ces représentations sont plus
proches du phantasme que de la réalité car elles comportent des
anomalies très reconnaissables.
La première anomalie que l'on peut remarquer est que
l'on se trouve en présence d'animaux qui marchent. En effet, les pattes
arrière sont solidement arrimées au sol et les créatures
se tiennent
421 Si cette assertion est vérifiée par
l'étude de l'iconographie elle n'en est pas moins valable dans le champ
des textes imprimés par les Médias. Morénas, un
journaliste lié au Courrier d'Avignon , utilise une mise en
scène narrative des plus extravagantes (Dans un article du 18 janvier
1765 à propos de Marvejols, il compare même la Bête au
démon). Il ne se prive pas non plus de rapporter des faits inexacts.
Dans un article daté du 16 novembre 1764, il écrit : «
...On écrit du Bas-Languedoc qu'une bête féroce qui a
dévoré à Langogne 22 personnes s'est jetée du
côté de Mende, où elle en a encore dévoré 8
». Lafont est sur les lieux. Il recense 10 victimes. BONET, «
Chronodoc », Loc cit., p.50.
422 La description écrite qui figure au bas de cette
estampe semble indiquer aux lecteurs de l'époque que cette
représentation est fidèle à l'original. En effet, au bas
de cette illustration, il est écrit : « on ne doit plus mettre
en doute la forme et la figure de l'animal qui ravage le jeuaudan". Dont on
parloi avec sipeu de certitude. Pour amuser le public ; en voici le vrai
portrait envoyé à M. le prévost de la quatredale d'Usez
par Mr l'Abbé de Mende qui se trouva à la vue du facheux
spectacle... ». Collection du professeur Grasset de Montpellier
».
423 Image recueillie à la bibliothèque nationale
dans le « recueil Magné de Marolles ».
424 La reproduction de cette estampe se trouve dans l'annexe 22
de ce mémoire.
425 Information donnée par Bernard Soulier au cours de la
conversation téléphonique du 12.11.2015.
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toutes deux dans la position debout. Bien que semblables du
fait de la manière dont ils semblent se déplacer, ces «
monstres » sont toutefois bien différents. En effet, si la
tête et le corps de l'animal représenté dans l'image
«a» ont plus du lion qui marche que du loup 426,
les attributs de la bête dévorante portraitée dans l'image
«b» se rapprochent, même si la créature semble
aussi marcher, plus de canis lupus. Nous avons là une
différenciation qui n'est pas sans importance, car comme nous l'avons vu
précédemment si l'on pensait déjà à
l'époque que le loup était responsable des ravages
occasionnés par ladite Bête, le comte de Morangies avait, et cela
dès l'hiver 1764, avancé l'idée que le responsable pouvait
venir d'Afrique et qu'il souffrirait beaucoup du « gros hiver
»427. Il semble bien que ce détail confirme que la
presse et les illustrateurs étaient très intéressés
par les événements et qu'ils tentaient d'adapter leurs discours
aux rumeurs du moment. Au vu de la représentation de la «
Bête lion » la volonté de rapprocher la narration
médiatique de celle du conte semble donc ici encore assez claire.
La deuxième anomalie vient du fait que ces
créatures semblent tenir leurs proies. La chose est curieuse
car pour tenir il faudrait avoir des mains, organe préhensile dont les
hommes et les primates sont les seuls détenteurs. En y regardant de plus
près, on peut se rendre compte que nos deux créatures ont une
façon bien humaine d'étreindre leurs victimes.
L'agrandissement des deux images présentées
antérieurement nous révèle que non seulement ces
créatures marchent, mais elles possèdent aussi des pattes
antérieures dont le mode d'utilisation rappelle curieusement celui de
l'homme. Dans l'image a (Vue rapprochée), le monstre à
la tête de lion semble tenir sa victime au niveau du sein droit et par le
dos ; dans l'image b (Vue rapprochée) l'animal qui
dévore la tête de sa victime a saisi sa proie par l'épaule
gauche alors que la patte antérieure droite semble être
posée sur l'avant-bras.
Vue rapprochée de l'image a Vue rapprochée de
l'estampe b
426 Je me réfère à la sorte de
crinière dessinée par l'auteur pour me risquer à cette
comparaison.
427 Lettre du comte de Morangiès à Mr Lafont
datée du 26 octobre 1764. Archives de l'Hérault, cote 43.
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Comme nous le montre l'analyse des estampes de la «
Bête lion » et de l'autre animal dévorant, nous sommes
ici en présence de deux anomalies. Tendant à rapprocher ces
créatures cauchemardesques des attributs de la personne humaine
428, ces détails picturaux déterminent les
interprétations possibles. En effet, si les créatures
mythologiques sont légion, la quantité de celles qui allient la
bête dévorante qui saisit ses victimes et qui marche avec l'image
du loup 429 est limitée. La position debout, la
présence de détails qui mettent en scène des pattes
antérieures quasi préhensiles et surtout le caractère
meurtrier de la scène forment à mon sens une métaphore
picturale qui ouvre vers le développement d'un récit, celui du
loup-garou. Ce dernier étant un être imaginaire, on retrouve ici
encore, mais cette fois-ci dans des représentations d'entités
à caractère anthropomorphique, la volonté d'orienter la
narration vers le conte.
Ainsi, en plus des interprétations personnelles des
ministres du culte, la presse, à travers un traitement orienté
430 des ravages de la Bête ajoute encore à
l'incertitude ambiante. Comme l'écrit Mr de La Barthe à Mr
Séguier dans une lettre à propos de la Bête datée du
31 octobre 1764 : « On lui a donné tous les noms possibles et
on l'a jugée de toutes sortes de grandeurs. Dans le vrai, on ignore, en
Gévaudan comme à Nîmes, quelle est son espèce...
» Ainsi, du dragon au Sagittaire, du loup-garou à la
Bête lion en passant par le « Léocentaure », la
presse ne propose à travers les illustrations qu'une
réitération de mythes anciens. Il n'y a donc là pas de
création de croyances propres à la Bête du Gévaudan.
Cependant, si cette vision phantasmée de la bête semble bien
exagérée, il est clair qu'à la lecture de la
retranscription écrite des témoignages d'époque, il
ressort que la croyance en la réalité de l'existence d'une
bête extraordinaire n'est pas discutable. Cette concordance des avis
à propos de l'existence d'une entité fabuleuse est exploitable
car elle permet d'apprécier les différences entre
l'allégorie médiatique et les faits rapportés par les
habitants.
428 Le fait de se tenir debout et de se servir des pattes
antérieures de la même manière qu'un homme se serait servi
de ses mains rapproche les créatures représentées de
l'homme.
429 La raison pour laquelle j'ai choisi de citer le loup
à la place de la bête lion est simple. Je pense que la
représentation de la «bête lion » est une
adaptation artistique liée aux dires de Morangiés et aux rumeurs
attachées à une bête qui serait venue d'Afrique. Le mythe
du lycanthrope est celui qui à mon sens se rattache le plus à la
réalité du lieu et de l'époque car il est attesté
par les écrits de Thomas Pennat, auteur anglophone, cité
précédemment. De plus, et ceci pour appuyer mon point de vue, le
mythe dans son universalité a une correspondance dans l'imaginaire
d'autres contrées. Par exemple, dans les légendes africaines ou
indiennes, on trouve l' « homme-crocodile », l' «
homme-léopard » ou l' « homme-tigre ».
430 Il est ici intéressant de constater que l'on
retrouve dans le cas de la presse des indications données par Meurger au
regard du mécanisme qui mène aux constructions légendaires
des populations. Décrivant le processus de l'élaboration d'une
croyance, l'auteur précise que la « réintégration
de l'épisode ( il se réfère ici aux histoires
liées aux félins exotiques) dans un cadre traditionnel »
se fait à l'aide d'un « recours au bestiaire populaire
» . Il semble bien ici que la presse de l'époque ait eu une
connaissance approfondie des croyances et des traditions de la région et
qu'elle ait réintégré un bestiaire dans ses illustrations
dans le but de coller au cadre traditionnel de la culture de son lectorat. En
effet, il semble difficile de croire que l'apparition de créatures si
étranges dans des estampes n'ait pas été mise au service
d'un discours médiatique adapté à la situation. La presse
étant, nous l'avons vu, en crise, la fin aurait justifié les
moyens.
100
Considérée tout à tour comme un sorcier,
un démon, un loup-garou ou un hybride anthropomorphe ou zoomorphe, la
Bête du Gévaudan est aussi décrite comme un animal peu
recommandable et, que ce soit du fait de sa qualification ou de sa
représentation, elle ne semble jamais très loin d'une
créature dont la nature maléfique nous ramène à la
théologie. Le Gévaudan étant, nous l'avons vu, une
région très chrétienne où l'influence des
prêtres est prépondérante, il me semble indiqué
d'inclure dans mon étude une partie qui soit dédiée
à l'évolution des idées de l'Eglise. De plus,
comme l'indique l'analyse picturale, les allégories
répétées des illustrateurs, qui elles-mêmes ne sont
pour la plupart que des retranscriptions graphiques des témoignages
locaux adaptées aux besoins narratifs de la presse, ramènent
toutes à la même idée. Zoomorphes ou anthropomorphes toutes
les entités reproduites présentent de près ou de loin
l'idée d'un changement d'état 431 ou d'une
métamorphose.
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