III. La traduction du mandement, une interprétation
personnelle du prêtre
La première question que l'on peut se poser est de
savoir si les mots utilisés dans le mandement du 31 décembre 1764
trouvent tous des correspondances dans le patois régional. Dans le cas
où certains mots seraient intraduisibles directement , le prêtre
se trouve dans l'obligation de devoir en expliquer le sens. Cette
éventualité oblige donc le prêtre à produire un
énoncé qui est le résultat de son interprétation
personnelle. Dans le cas où il y aurait des correspondances, la question
est de savoir si le mot français a le même sens que le mot traduit
dans le patois régional. La traduction n'en est pas rendue moins
délicate car, comme l'indique Jules Mazoureau 367 dans un
article publié dans les « Cahiers de l'Association
internationale des études françaises » 368, lorsqu'une
correspondance est possible la simplification ou le délayage sont des
écueils qui sont souvent masqués sous prétexte d'analyse
ou de synthèse 369. Ensuite vient s'immiscer
l'épineuse question du style. En effet, le mandement de
l'évêque de Mende n'est pas n'importe quel document. Le «
léopard de l'Apocalypse » y côtoie la «
volonté de Dieu », et le tout est écrit dans un style
où les images s'allient aux métaphores. Par exemple, si la
Bête se substitue métaphoriquement au « Léopard de
l'Apocalypse », l'image qui en est donnée n'en est pas moins
terrifiante. En effet, c'est bien « le Seigneur qui dirige sa course
rapide vers les lieux où elle doit exécuter les arrêts de
mort que sa justice a prononcés » 370.
Décrite comme rapide, chargée d'exécuter la justice
divine, la Bête est au centre d'une narration où des
éléments stylistiques comme les métaphores sont
utilisés en vue de les rendre signifiants. Au vu de la difficulté
de traduire toutes les finesses sémantiques induites par l'utilisation
de figures de style, il n'est pas sûr que les traductions
proposées dans les paroisses aient été fidèles
à l'original. Enfin, il ne faut pas oublier l'aspect structurel de la
langue. L'ordre des mots, la construction des phrases sont autant d'outils et
de particularités linguistiques qui permettent d'adapter et d'exprimer
la pensée. Ce qui peut ici paraître naturel pour le pratiquant
d'une langue maternelle peut se révéler être une
énigme pour le traducteur. En effet, « l'ordre des
366 Une grande partie de la population du Gévaudan du
XVIIIè parle la langue d'Oc, ou un dialecte dérivé. Le
français est donc assez peu utilisé et parfois mal compris.
(Information donnée par Bernard Soulier au cours de la conversation
téléphonique du 15.02.2016).
367 MAZOUREAU Jules, 20.03.1878-27.09.1964. Latiniste
français, professeur à la Sorbonne, il est l'auteur de plusieurs
publications scientifiques telles que : « L'ordre des mots dans la
phrase latine », « Les articulations de l'énoncé »
ou « La phrase à verbe être en latin ».
368 Cahiers qui traitent de la littérature ou de la
langue française. Ces publications font autorité depuis des
décennies et traitent dans chaque volume de questions concernant
l'histoire littéraire.
369 Ibidem
370 Extrait du mandement de l'évêque de Mende.
BONET, «Chronodoc», Loc cit., p. 84.
371 MAZOUREAU Jules. « La traduction », Cahiers
de l'Association Internationale des Etudes Françaises », 1956,
n°8. p. 149.
88
mots est un élément d'expressivité,
il ne se calque pas, il se traduit » 371. Cette
constatation, pose la question du sens et donne des indices quant au travail
qui fut demandé aux prêtres du Gévaudan il y a de cela plus
de 250 ans. Du français aux patois de la langue d'Oc, il fallait donc
aussi donner du sens à l'ordre des mots.
Comme nous l'avons vu précédemment, le
prêtre est un élément indissociable de la vie et de
l'organisation de la société gévaudannaise du
XVIIIè siècle. Avec le mandement du 31 décembre 1764, il
se trouve dans la situation de devoir traduire et expliquer un document
où le langage métaphorique et les références
à l'Ancien Testament sont utilisés pour décrire une
Bête dévorante. En butte à des difficultés telles
que l'interprétation des correspondances interlangagières, la
retranscription du style ou la transposition dans une autre langue des
particularités linguistiques inhérentes à la syntaxe d'une
langue source, le ministre du Culte a pu faire des erreurs quant à la
traduction de la pensée originale du mandement. De plus, la parole
étant un acte individuel, il paraît très vraisemblable que
l'interprétation des fidèles ait été colorée
par l'opinion personnelle du traducteur.
En conséquence, il semble raisonnable d'avancer que la
retranscription religieuse des événements ait varié de
paroisse à paroisse. Ainsi, il est possible d'envisager que des
habitants de différentes parties du Gévaudan se soient
trouvés en présence d'un problème insoluble. Face à
l'ambiguïté causée par la narration d'histoires multiples et
sans doutes déformées au cours du temps, il leur était
impossible de se faire une idée précise de la nature de l'animal
dévorant dont ils étaient les victimes. Alors, en proie à
une angoisse bien naturelle, le petit peuple était livré aux
conjectures et les théories quant à la véritable
identité de la Bête se répandirent dans la
région.
|