IV. Les figures de la Bête du Gévaudan, une
dichotomie archétypale
Afin de mener à bien notre analyse il nous faut
maintenant répertorier les caractéristiques avérées
de la Bête, ceci pour tenter d'identifier le type de créatures qui
étaient l'objet des croyances. Pour ce faire, je vais m'appuyer sur une
analyse effectuée par les membres de l'association « Au pays de
la Bête du Gévaudan » qui fut présentée
à Auvers en 2005. Les opinions quant à la forme ou le genre de la
Bête du Gévaudan sont très diverses et viennent de sources
éparses. Cependant, bien que les postulats sur la nature exacte de la
Bête du Gévaudan diffèrent, il existe des constantes.
Premièrement, on peut s'accorder sur le fait que la créature est
inconnue et qu'elle est le plus
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souvent vue comme un hybride et pas un loup ordinaire. Cette
possibilité est acceptée par la plupart en Gévaudan
372 à l'époque et Du Hamel lui-même
l'écrit 373 dans sa correspondance avec les autorités.
Ensuite, les théories du loup-garou, du démon 374 et
du sorcier 375 sont avancées par le petit peuple. Nous le
savons car Mr de la Barthe et l'abbé Pourcher y font
référence dans leurs écrits. Si l'abbé Pourcher
donne à ces témoignages une créance certaine, Mr de la
Barthe, un gentilhomme campagnard, ne se prive pas d'ironiser et montre par la
même occasion un dédain pour l'opinion populaire.
Concernant les méfaits de la Bête du
Gévaudan, on peut affirmer que les potentialités
avérées de l'animal prêtent aux conjectures. En effet, la
Bête serait d'une agilité inconcevable 376, capable de couvrir 8
lieues 377 par heure et dotée d'intelligence car elle est
maligne et attire ses victimes en utilisant la ruse 378. La
Bête semble aussi être dotée du pouvoir de charmer les armes
à feu, ce qui par la même occasion la ramène au sorcier, et
de se jouer des chasseurs. Elle transformerait, dit-on, la poudre en sable
ou en lait caillé en se moquant de ceux qui lui donnent la
traque 379. On pourrait, si l'on voulait, continuer à relever
les détails relatifs aux croyances présentes dans les archives et
dans les ouvrages consacrés à l'histoire de la Bête.
Cependant, il me semble plus profitable pour cette étude d'isoler des
archétypes ceci pour pouvoir en identifier la forme et les origines.
372 « Cet animal leur parut de la grandeur à
peu près d'un âne, le poitrail fort large, la tête et le col
fort gros, les oreilles plus longues que celles du loup, le museau à peu
près comme celui d'un cochon ». Témoignage d'habitants
du Gévaudan issus du Tiers-Etat. Témoignage de l'abbé
Trocellier tiré d'une étude effectuée en 2005 par les
membres de l'association « Au pays de la bête du Gévaudan
» à Auvers (43 300). Comme le précise Bernard Soulier,
le choix de ces passages montre les affabulations de l'époque, ceci
surtout dans les campagnes. Pour consulter l'étude (mise en ligne), se
référer à la bibliographie.
373« Cet animal est de la taille d'un taureau d'un
an, il a les pattes aussi fortes que celles d'un ours avec six griffes à
chacune de la longueur d'un doigt. La goeulle extraordinairement large, le
poitrail aussi fort que celuy d'un cheval, le corps aussi long qu'un
léopard, la queue grosse comme le bras, et au moins de quatre pieds de
longueur, le poil de la tête noirâtre, les yeux de la grandeur de
ceux d'un veau, et étincelants, les oreilles courtes comme celles d'un
loup, et droites ». Citation tirée d'une lettre du capitaine
Duhamel du 20 janvier 1765. Etude de l'association « Au pays de la
bête du Gévaudan », 2005 Loc cit., p.4.
374« Beaucoup affirment que ce monstre était
un loup-garou, un démon » ( CUBIZOLLES 1995 : 143).
375 Lettre en relation avec une attaque survenue le 11/01/1765
« ...Cet animal est inconcevable, c'est un loup-garou, c'est un
sorcier, c'est le diable en personne... » ( L'Histoire,
numéros 100 à 106, 1987 : 62)
376 « Son agilité est encore plus inconcevable
: il y a trois jours qu'un paysan dont le fusil avait trois fois fait feu, ne
put, avec un grand coutelas dont on fait des sabots, l'empêcher de le
prendre aux reins, quoiqu'il tournât toujours pour l'éviter...
» Lettre de Madame Labarthe à Mr Séguier du 31 octobre
1764.
Étude de l'association « Au pays de la bête
du Gévaudan », 2005 Loc cit., p.11.
377 « La rapidité de sa marche et de ses
courses est, dit-on inconcevable ; car on assure qu'elle fait huit lieues par
heure » Ibidem.
378 «...La méchante bête, pour avoir la
chevrière, pris un chevreau des plus beaux, et sut si bien le faire
souffrir sans le tuer, qu'aux cris de l'animal, la pauvre enfant sortit au
galop pour voir sa pauvre petite chèvre que la bête jeta
aussitôt, et comme l'éclair, elle sauta sur la petite qu'elle
mangea presque entièrement...» Étude de l'association
« Au pays de la bête du Gévaudan », 2005
Loc cit., p.7.
379 « ...Leurs armes à feu sont
charmées. La poudre est du sable, ou plutôt du lait caillé.
Alors, en vigoureux guerriers, ils saisissent leurs sabres (...) et quand ils
arrivent presque auprès d'elle, d'un saut, elle est loin et semble avoir
l'intelligence de se moquer d'eux... ». Étude de l'association
« Au pays de la bête du Gévaudan », 2005
Loc cit., p.14.
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Comme je l'ai écrit dans les lignes qui
précèdent, il existe un consensus à l'époque sur le
fait que la Bête serait un hybride. Mais un hybride de quoi ? Sur ce
point, les archives nous renseignent. La Bête - et cela est
confirmé à la lecture de la grande quantité des
témoignages - serait une composition originale, une sorte de
métisse, un mélange entre des animaux. Nous avons donc là
un premier type. La Bête est, toujours selon les témoignages, un
hybride zoomorphe. Par cela j'entends une créature dont les parties
(tête, pattes, queue, museau etc...) proviennent d'animaux
différents. Ensuite, et cela toujours en consultant les archives, on
peut se rendre compte d'une autre tendance : l'animal est dans les
témoignages souvent décrit comme étant debout ou sur les
pattes de derrière. La récurrence 380 de ce
détail en fait à mon sens l'indice d'une tendance de fond. Cet
élément est d'ailleurs relevé par Edouard Peyron, un
abbé auvergnat qui exerca ses fonctions au XIXè siecle. Dans un
de ces écrits, il précise que : « Certains ont
pensé que ce devait être quelque homme de bois ou gros singe, et
cela avec d'autant plus de fondement que lorsque cet animal passe quelque
rivière, il se redresse sur ses deux jambes de derrière, et gaye
comme une personne, pourvu qu'il ne soit pas pressé ». 381
L'itération de la description d'attributs de la
personne humaine dans le but de qualifier la Bête du Gévaudan nous
mène donc à autre chose. L'animal qui se dresse sur ses pattes
pour passer le gué des rivières, qui est « gaye »
et qui est « tout le long de la journée debout »
présente des caractéristiques avérées de
l'hybride anthropomorphique. Cette tendance est d'ailleurs rapportée par
Mr de la Barthe dans une lettre 382 à l'érudit
Séguier datée du 31 octobre 1764. A l'énonciation des
détails rapportés, la comparaison entre l'homme et la Bête
ne fait aucun doute.
Au terme de cette petite analyse des archétypes de la
Bête du Gévaudan, nous arrivons à deux catégories
principales : l'hybride zoomorphe et l'hybride anthropomorphique. Dans les
lignes qui suivent, nous allons découvrir que cette dichotomie est aussi
présente dans l'iconographie dédiée à notre animal.
De plus, l'analyse de détails des illustrations qui étaient
distribuées par les
380 La description de la Bête sur deux pattes, marchant
ou dans la position debout est très présente et cela tout au long
des archives. Pour illustrer mon propos, en voici quelques exemples :
« cette bête est tout le long de la journée debout, suit
les chemins qui mènent d'un village à l'autre, passe à
côté des bois sans vouloir s'y fixer » -
«...Tous les habitants de ce village poursuivirent la Bête
jusqu'à une petite rivière qu'elle passa toute droite sur ses
pattes de derrière, et tout de suite elle fut à un autre village
qu'on appelle Pennavayre, et y dévora un enfant sans aucun
empêchement... » En ordre respectif : BONET, « Chronodoc
», Loc cit., p.281. - Loc cit., p.160.
381 PEYRON Edouard, la semaine religieuse du Puy ,Le
Puy, Prades-Freydie,1885, p. 296.
382 « Vous ririez d'entendre tout ce qu'on en dit:
elle prend du tabac, parle, devient invisible, se vante le soir des exploits de
la journée, va au sabbat, fait pénitence de ses anciens
péchés. Chaque paysan, chaque femme fait son histoire ».
BONET, « Chronodoc », Loc cit., p.40.
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colporteurs va nous renseigner sur les origines de ces
hybrides imaginaires et surtout sur le sens que veut donner la presse à
l'histoire.
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