Introduction
Comme nous venons de nous en rendre compte, la Noblesse et les
populations éduquées n'ont pas de croyances particulières.
La question est maintenant de savoir ce qu'il en est pour le Tiers-Etat. Issu
d'une culture que tout oppose à celle de la Noblesse, le Tiers-Etat est
sous l'Ancien régime un groupe social où règne
l'illettrisme et la pauvreté. En Gévaudan, une des régions
les plus pauvres du royaume de France à l'époque des faits,
l'isolement et l'organisation quasi-féodale du territoire sont des
éléments qui accentuent encore les différences entre les
classes sociales. C'est donc le prêtre, personnage central car il sait
écrire, qui prend en charge les tâches administratives et le
discours de l'Eglise qui forme l'imaginaire des autochtones.
L'analphabétisme des habitants qui appartiennent au Tiers-Etat a des
conséquences importantes car, ne sachant pas lire, le petit peuple
s'informe à travers les rumeurs ou à l'aide des illustrations qui
sont véhiculées par les colporteurs. Conséquence logique
de l'ignorance, l'impact des images est alors de la plus haute importance.
Après m'être penché sur le rôle du prêtre en
Gévaudan à l'époque des faits, je m'intéresserai au
discours de l'Eglise et sur la façon dont celui-ci est relayé aux
habitants. En prenant soin d'établir de quelle manière la
narration religieuse ainsi que son mode de propagation génèrent
de l'incertitude quant à l'identification de la Bête, j'essayerai
d'en isoler les figures les plus récurrentes. Cela étant
effectué, je me concentrerai sur les références
iconographiques utilisées par la presse dans les estampes qui ont
représenté la Bête du Gévaudan. Les icônes
étant avec les rumeurs parfois le seul moyen de s'informer pour les
illettrés, il me semble essentiel d'en faire une analyse approfondie,
ceci tant du point de vue pictural que du point de vue historique ou
symbolique.
I. Le prêtre, trait d'union entre les habitants et
le clergé
Elément essentiel de la vie des campagnes du
Gévaudan au XVIIIè siècle, le prêtre occupe un
rôle central dans l'organisation sociale et religieuse de la
région. Venant d'un milieu rural, souvent originaire de la province
même où il exerce ses fonctions, il est souvent issu de couches
sociales supérieures. Alliant une parfaite connaissance du terrain et
des personnes qu'il côtoie à un réseau étendu de
relations, il fait le lien entre la société rurale des paysans et
les autorités locales. En tant que représentant de
l'Église, le prêtre se doit de donner aux fidèles les bases
d'une
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instruction religieuse. Celle-ci est donnée à
chaque messe paroissiale 355. En plus de ces responsabilités,
sa capacité à la lecture et à l'écriture le
prédestine à devoir exercer des fonctions administratives. Ainsi,
c'est par la main du prêtre que les cérémonies religieuses
telles que les mariages ou les décès sont enregistrées
dans les registres paroissiaux et envoyés aux autorités civiles
356. Oreille attentive, le prêtre est aussi très bien
informé. En tant qu'intercesseur entre Dieu et ses fidèles, il a
la confiance de tous et c'est donc tout naturellement que l'on se rend à
la confession pour lui livrer les secrets les plus inavouables. Proche des
populations qu'il administre, il participe aux tâches difficiles et
n'hésite pas à prendre des risques. Par exemple, comme le fait
remarquer Bernard Soulier, le vicaire de Pruniéres, ne recule pas devant
l'eau glacée de la Truyère. Le 7 février 1765, il poursuit
la Bête jusque dans la rivière. « (...)Le vicaire de
Prunières et dix de ses paroissiens se jetèrent dans la
rivière et la traversèrent à pied, et presque à la
nage, nonobstant la rigueur de la saison. Ils suivirent la Bête pendant
longtemps à la trace, la perdirent ensuite dans les bois qui ont
beaucoup d'étendue(...). » 357
Le dévouement du prêtre lui vaut aussi parfois
les foudres des autorités. Ainsi, en 1764 358, l'abbé Ollier,
curé de Lorcières, se permet d'écrire à Versailles.
Il demande alors une baisse de l'imposition pour ses ouailles et invoque le
climat et les ravages de la Bête. La réponse est sèche ! On
le traite d' « écrivain perpétuel » 359 et les
impôts sont maintenus. L'abbé Bouniol, curé de Chanaleilles
et l'abbé Béraud, curé de Saint Alban auront plus de
chance. Auteur d'un récit dramatique relatif à des attaques sur
des enfants, ils réussissent à émouvoir les
autorités, et voient leurs efforts récompensés. Jeanne
Jouve 360 obtient 300 livres 361 et Jacques Portefaix est
pris en charge 362. Comme on peut le voir, le prêtre et
l'Eglise en tant qu'organisation religieuse sont
355 SOULIER Bernard, Loc. cit. p. 206.
356 SOULIER Bernard, Loc. cit. p. 207.
357 Archives départementales de l'Hérault cote
44.
358 La certitude de cette date n'est pas établie. La
lettre en question pourrait avoir été envoyée en 1765.
359 SOULIER Bernard, Loc. cit., p. 210
360 Le 13 mars 1765, Jeanne Jouve, mère de six enfants,
se bat corps-à-corps contre la Bête pour sauver ses enfants. Son
courage force l'admiration. Par une ordonnance datée du 10 avril 1765,
Louis XV autorise le paiement de la somme de 300 livres à
l'intéressée, ceci en considération des « marques
surnaturelles de courage qu'elle a données, malgré sa faible
complexion pour défendre ses enfants en bas âge des attaques de la
Bête féroce qui ravage le Gévaudan » BONET,
« Chronodoc », Loc cit., p. 267.
361 SOULIER Bernard, Loc. cit., p. 210.
362 Le 12 janvier 1765, Jacques Portefaix alors
âgé de douze ans se distingue en prenant la tête d'un petit
groupe d'enfants. La petite troupe, armée de bâtons où
étaient attachées des lames, met l'animal en fuite. Cet
épisode, qui va impressionner la Couronne aura des conséquences
pour Portefaix. Élevé aux frais de l'Etat, il devient,
après des études chez les frères Ignorantins de
Montpellier puis à l'école militaire, lieutenant en
troisième (adjudant) dans l'artillerie royale.
Décédé en dehors du service le 14 août 1785 au
presbytère de Franconville-La-Garenne (Seine-et-oise). Source : Archives
des corps de l'Outre-Mer. Dossier militaire de Jacques-André Portefaix
au SHD de Vincennes. Acte de décès du 14 août 1785,
paroisse de Sainte-Marie Magdeleine de Franconville-La-Garenne, acte
testamentaire du notaire Robert-Guillaume Bouju et lettre de confirmation du
ministre Calonne, AD Montpellier, cote 44. Recherches menées
auprès des services concernés par les membres du Groupe de
recherche « le clavier des Bestieux » en 2015. Ci-dessous
une lettre de Mr de Laverdy datée 19 février 1765 atteste de
l'intérêt qui lui est porté. «(...) Le Roy a
admiré comment un enfant de cet âge a montré tant de
courage et de fermeté dans une circonstance aussi
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parfaitement intégrés dans le Gévaudan du
XVIIIè siècle. Des sacrements à l'éducation
religieuse ils structurent la vie quotidienne et l'imaginaire des habitants.
Fort de cette constatation, on peut alors prendre la mesure de l'impact produit
par le mandement de l'évêque de Mende. Document daté du 31
décembre 1764, ce document propose une lecture religieuse des
événements et introduit des éléments tirés
des scènes de l'apocalypse.
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