Conclusion de la première partie de cette
étude
L'arrivée d'un prédateur exotique en
Gévaudan pose un problème et fait se dégager des lignes de
force qui opposent les tenants de deux idéologies contradictoires. D'un
côté, l'Eglise tente de s'accaparer la Bête en la
réintègrant dans un récit biblique, de l'autre, la science
propose un modèle analytique et s'oppose au dogme. En plus du
débat d'idées, le caractère économique
attaché à l'histoire de la Bête du Gévaudan ne
saurait être oublié. En effet, si l'Eglise et la science
défendent un modèle différent, l'essor du capitalisme au
XVIIIè siècle favorise le développement sur la
scène d'un acteur qui prend de plus en plus d'importance, la presse.
Voyant dans cette affaire un moyen d'augmenter les tirages, elle propose un
récit alternatif et met en scène un fait-divers qui captive la
curiosité du public. En cette deuxième moitié du
XVIIIè siècle, le Gévaudan est une région
isolée qui subit le joug d'une organisation quasi-féodale. Reflet
d'une organisation sociale issue du Moyen Âge, la population y est
très chrétienne et perçoit le monde au travers d'un cadre
interprétatif où
205 Ibidem.
206 Description du léopard de l'Apocalypse. Bible,
Apocalypse, 13.1-10
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l'imaginaire et le réel se combinent. Dans les milieux
citadins et éduqués, la science, tout en se libérant de la
narration religieuse et médiévale, propose un modèle qui
se fonde sur l'analyse. L'éducation occupe une place
prépondérante et l'instruction des hommes devient une
priorité car la formation de l'esprit critique est vue comme
indissociable de la construction des individus. L'encyclopédie de
Diderot 207, qui fut sans doute un véhicule important des
idées de la philosophie des Lumières 208, participe
à l'organisation de la connaissance et décrit le monde à
travers des modèles nouveaux. Nous passons alors des modèles
théologiques 209 ou humanistes 210 à une
vision scientifique 211 et technique. Cette mutation des
systèmes de référence amène l'élite des
capitales vers un rejet progressif des valeurs du passé. L'abandon de la
fascination exercée par la vérité dogmatique
212 et la compréhension intellectuelle des
phénomènes mènent alors au désenchantement du
monde.
Concernant la création de l'objet de la Bête du
Gévaudan, elle peut, selon moi, être rapportée à
plusieurs éléments. En premier lieu, on peut noter que
l'accumulation de « signes anomaliques »213
(caractère hybride de la Bête, détails étranges
qui ne permettent pas de la classer dans une espèce ou dans une autre,
etc...) donnent naissance à un « puzzle spéculatif
» 214. Dans le cas de la Bête du Gévaudan,
les spéculations sont nombreuses et sont très souvent
motivées par l'échec des chasses. Ensuite, le caractère
traumatique et répété des attaques de la Bête en
fait un événement tout à fait exploitable pour la presse
qui ne se prive pas de produire un discours alternatif en incorporant dans son
récit des éléments du folklore. Enfin, la dérive
vers une explication irrationnelle peut, d'après moi, être
rattachée à la culture du Gévaudan et à la
« réactivation de croyances locales »
215.
207 « L'encyclopédie ou Dictionnaire
raisonné des sciences, des arts et des métiers »
contient 17 volumes et 11 volumes de planches. Son élaboration a
demandé 21 ans. Cet ouvrage est une tentative de diffusion du savoir
pour le plus grand nombre. L'encyclopédie est une des pièces
maîtresses de l'oeuvre des Lumières. (BLANCO ESCODA 2014 : 244)
208 Les Lumières se rapportent à un
mouvement philosophique qui tente d'éclairer les populations en
diffusant le savoir. Ce mouvement est à mettre en parallèle avec
un changement sociétal. En effet, la philosophie des Lumières se
situe dans un contexte où l'on assiste à un affaiblissement de la
monarchie et à un renforcement de la bourgeoisie qui tend à
s'approprier des richesses importantes, cela grâce à la
généralisation progressive de l'industrie. (CROUZET, 1963)
209 Un modèle théologique est un modèle
dicté par l'Eglise où la rhétorique cléricale
occupe une place centrale. (AUGE, 1948)
210 Un modèle humaniste est un modèle où les
valeurs humaines sont primordiales. (AUGE, 1948)
211 La vision scientifique s'applique à un
modèle qui suit les préceptes de la science, c'est-à-dire
à une méthode où s'appliquent des procédés
rigoureux et précis. (AUGE, 1948)
212 Une vérité dogmatique se définit par
une croyance qui ne souffre aucun questionnement. Par exemple, la musique
européenne de la fin du Moyen Âge n'autorise pas l'utilisation de
la quinte diminuée ou quarte augmentée. Cet intervalle fut donc
interdit par l'église sans aucune autre forme de procès car cette
dernière avait décidé qu'il représentait le
« diable en musique». (BERTRAND 1921 : 13)
213 MEURGER Michel. Loc cit., p. 177.
214 MEURGER Michel. Loc cit., p. 179.
215 Ibidem
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