II. L'imaginaire de la bête, une
réalité contextuelle
L'émergence d'un imaginaire de la Bête est, nous
l'avons vu, déjà très chargé par la narration dont
elle est victime. Parallèlement, le contexte régional donne
à la Bête une aura particulière. En Gévaudan, une
population très largement illettrée vaque à des
occupations agricoles. Les forêts sont épaisses et les formations
rocheuses sont parfois attachées à des légendes
ancestrales. Par exemple le « Cougobre », qui est
d'ailleurs, nous l'avons vu précédemment, utilisé
174 Écrivain et naturaliste romain. Auteur d'une
encyclopédie intitulée «histoire naturelle».
(CROUZET, 1963)
175 PASTOUREAU Michel, Gaston DUCHET, le Bestiaire
médiéval , le léopard d'or, Paris, 2002, p.79.
176 Ibidem
177 Ibidem
178« Le premier lui tira à environ 10 pas;
elle tomba sur le coup, se releva sur-le-champ. Le second chasseur lui tira
à la même distance dès qu'il la vit relever, elle retomba
» Lettre de Mr Lafont à Mr de St.-Priest,
expédiée le 4 novembre 1764. Archives départementales de
L'Hérault, cote 43.
179 « Il pourrait bien se faire que la longueur de
ses soies fut un obstacle aux coups de fusil et qu'ils ne
pénétrassent que difficilement » Archives
départementales de L'Hérault, cote 43.
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à dessein par les médias pour relier le
récit journalistique à l'imaginaire du Gévaudan, aurait
dit-on élu domicile aux alentours du lieu-dit du « saut de la
gratusse » 180.
Dans cette région, la configuration géographique
participe à la genèse des croyances et l'état
déplorable des voies de communication 181 accentue
l'isolement. Nous sommes là en présence d'une
société quasi-féodale où de petits seigneurs font
valoir des droits acquis de longue date. Très chrétienne, quoique
souvent habitée par des croyances païennes, la population et son
imaginaire font un avec l'environnement et la charge fictionnelle qui le
caractérise. Plus généralement, on peut dire que les
catégories d'opposition qui définissent notre réel moderne
ne s'appliquent ni au lieu ni au temps historique dans lequel s'inscrivent les
événements. Tout comme dans les sociétés du Moyen
Âge, l'imaginaire fait ici partie du réel 182.
III. La Bête du Gévaudan, un hybride
cautionné par la science
A la même époque, le débat philosophique
parisien est fécond. Dans les salons, on pratique l'art de la
conversation et Buffon, grand zoologiste français, tente de
débarrasser la science des influences religieuses. Transformiste
183 avant l'heure, il ne considère pas la nature comme un
système immuable et se pose la question de savoir si l'espèce en
tant que telle peut être sujette à des variations. Buffon est
contre la nomenclature 184 de Linné 185 et propose
l'idée d'une dégradation et d'un perfectionnement des êtres
le tout conditionné par un facteur temps. Ses innombrables
expérimentations sur la reproduction animale le conduiront à
décrire des lois 186 sous-jacentes à l'hybridation.
Bien que très éloignée des débats
d'idées de la capitale, la réalité du Gévaudan et
les débats scientifiques parisiens se rejoignent. En effet,
l'intérêt porté par Buffon pour l'étude des hybrides
va le pousser à déclarer qu'il est : « nécessaire
d'être conscient que rien n'est impossible, de
180 « Le saut de la Gratusse » est une
formation rocheuse de la région. Terrassé par Saint Front, le
« Cougobre » aurait dit-on crée un rapide dans la
Dordogne lors de sa chute. ( Information présente sur le site du
« pays de Bergerac » dont l'URL se trouve dans la
bibliographie de cette étude)
181 « L'on grimpe des vallées sur les
montagnes par des sentiers en faisant des longs détours, la plupart des
parties étant impraticables aux hommes et aux bêtes de somme,
à cause des précipices qui s'y rencontrent. Les sentiers sont
pierreux, très étroits, et ménagés au-dessus de ces
précipices ». Lettre rédigée par Mr Antoine »
BONET, « Chronodoc », Loc cit., p.413.
182 Cette réflexion m'est venue à l'idée
en lisant un ouvrage dédié au bestiaire médiéval et
au Moyen Âge. L'auteur s'exprime en ces termes : « (...) Quant
au dragon, ce n'est nullement une créature chimérique mais un
être bien réel qui, lui aussi, se voit et se redoute au quotidien
(...) » (PASTOUREAU 2002 : 11)
183 Théorie qui présente des êtres qui
évoluent et qui s'adaptent à leur milieu ( HOQUET 2007).
184 La nomenclature binominale de Linné propose une
classification des espèces par deux mots latinisés. Buffon est
contre ce système car il prétend que l'évolution est un
processus dynamique et qu'il ne faut pas cloisonner des espèces qui sont
susceptibles de changer au cours du temps. (HOQUET 2007)
185 Savant suédois à l'origine de thèses
différentes de celles de Buffon.
186 Georges-Louis LECLERC, comte de Buffon, Histoire
naturelle, Volume XIV, Paris, 1766.
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s'attendre à tout et de supposer que tout ce qui
peut-être est. Les espèces ambiguës, les anomalies, ne
doivent plus nous étonner ».187 Un des grands
scientifiques du siècle admet donc le fait que les hybrides existent et
que « rien n'est impossible » 188.
Pour les quelques rares habitants lettrés du
Gévaudan de l'époque qui se tiennent au courant des
évolutions scientifiques du siècle, « l'anomalie, les
espèces ambiguës » deviennent des données
naturelles cautionnées par la science. Cette narration, qu'elle soit le
fait d'observations des témoins ou le résultat d'une projection
phantasmée des théories scientifiques de l'époque, se
retrouve dans une grande partie des archives manuscrites où la
Bête est décrite. Par exemple, dans une lettre évoquant les
chasses du 8 au 10 octobre 1764, le syndic de Mende s'exprime en ces termes :
« Elle est bien plus grande qu'un loup, et de la hauteur et presque de
la forme d'un gros loup, elle a le museau approchant à celui d'un veau,
les soies fort longues, ce qui semblerait caractériser une hyène,
du moins est-elle ainsi représentée dans une des planches du tome
9e de l'histoire naturelle de Buffon » 189
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