Introduction
En cette année 1764, les descriptions données
par les témoins oculaires présentent un animal bien
étrange. La Bête serait un gros loup, peut-être même
une hyène 170. Ces comparaisons sont à mon sens
signifiantes car les symboliques attachées à la hyène et
au loup sont très particulières et relient du même coup
notre animal à un imaginaire bien plus ancien. Parallèlement, les
habitants du Gévaudan tendent à définir la Bête
à travers une identification qui ne se fonde pas sur l'analyse mais sur
une mythologie préexistante. A l'époque des faits en
Gévaudan, l'imaginaire se mélange donc au réel.
A Paris, loin des régions montagneuses de la Margeride,
Buffon propose une théorie des espèces et légitime
l'hybridation. La nouvelle, pour les quelques habitants lettrés de
Gévaudan qui s'intéressent aux évolutions de la science,
ne rassure pas. L'animal tel qu'il est décrit dans les
témoignages serait donc susceptible d'exister.
I. La Bête du Gévaudan, un animal victime de
l'imaginaire chrétien
Le loup est, et cela depuis des siècles, un animal
redouté. Déjà au XIIIè siècle, Pierre de
Beauvais 171, auteur de bestiaires, le décrit en ces termes:
«ses yeux brillent comme des bougies ; ce sont des oeuvres du diable,
qui sont belles et plaisantes pour les fols gens, et pour ceux qui sont
aveugles de coeur» 172. Dans la Rome antique, les
prostituées étaient appelées «lupae»
(louves), et leur lieu de travail le «lupanaria». La
Bible présente le loup vêtu d'une peau de mouton,
déguisement qui lui permet de leurrer ses victimes 173.
« Canis lupus » est donc victime d'une symbolique
négative, sans doute aussi attachée à sa fonction de
carnassier et aux ravages qu'il a
170 Entre 1764 et 1767, la Bête sera comparée
à plusieurs animaux (et même au singe). Néanmoins, les
comparaisons au loup et à la hyène sont les plus
récurrentes.
171 Pierre de Beauvais : Rédacteur d'un bestiaire au
XIIIè siècle. (CROUZET, 1963)
172 Citation tirée du bestiaire médiéval
de Pierre de Beauvais. Citée et traduite de la page internet
dédiée au sujet : «The medieval bestiary, animals in the
middle age». Version anglaise : « The shining of the wolf's
eyes in the night is like the work of the devil, which seem beautiful to
foolish men ». Pour accéder à une information plus
complète, se référer à la bibliographie.
173. « Gardez-vous des faux prophètes. Ils
viennent à vous en vêtements de brebis, mais au dedans ce sont des
loups ravisseurs ». Bible, ancien testament. Matthieu
7.15
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causés au cours de l'histoire. Avec l'arrivée de
la chrétienté en Europe, le loup est associé au
démon qui guette les brebis du seigneur et participe à la
création d'un imaginaire diabolique.
La hyène, elle non plus, ne bénéficie pas
d'une image très flatteuse. Au Moyen Âge, c'est grâce
à Pline l'Ancien 174 que l'animal est connu en Europe. Il
est, à cette époque, décrit comme un être imaginaire
175. On lui attribue un corps d'ours, un cou de renard et la taille
d'un loup 176. Il mange les cadavres, les hommes et les chiens. Il
peut changer de couleur et même de sexe 177. La
duplicité phantasmée de cet animal lui vaut d'être
comparé aux hypocrites. Comme nous pouvons l'imaginer le fait de
comparer la Bête au loup et à la hyène a une
conséquence symbolique lourde.
Ainsi, au tout début de cette histoire, soit quelques
mois après les premières attaques en Gévaudan, un animal
bien réel est attaché à une narration particulière.
De plus le fait qu'il n'ait pas été abattu par les tirs
répétés des chasseurs 178 donne aux
événements une tournure spécifique. La tentative
d'explication donnée par Laffont 179 semble bien
faible au vu des faits. Dans le Gévaudan très chrétien du
XVIIIè siècle, où la superstition côtoie la religion
officielle, il semble que l'apparition d'une bête polymorphe ait
donné l'occasion aux peurs collectives de se cristalliser autour d'une
identification symbolique . Du loup à la hyène la Bête du
Gévaudan paraît, à ce moment de l'histoire, être
l'expression incarnée de tous les vices. Elle allie le diable au sexe,
elle mange les cadavres et les enfants.
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