1.4.1 Les causes potentielles des crises et
mécanismes de défense
Ford (1981) identifie quatre caractéristiques primaires
« internes » qui contribuent aux crises organisationnelles :
l'échec d'identification de la relation entre les variables; la
pensée de groupe; la distribution et la distorsion de l'information; et
l'optimisme mal placé. En effet, en ce qui attrait à
l'échec d'identification de la relation entre les variables, la
reconnaissance et la compréhension de la complexité
systémique existante entre les variables est essentielle afin de
gérer l'incertitude et le risque auxquels peut être
confrontée toute organisation (Weick et Sutcliffe, 2007;
Fischbacher-Smith, 2011). La pensée de groupe réfère
à la dynamique de délibération mentale,
l'expérience de la réalité et le jugement moral qui
résultent de la pression intergroupe (Ford, 1981). Selon Ford (1981) et
Janis (1982), cet effet de pensée de groupe se caractérise par
huit symptômes : 1) l'illusion de l'invulnérabilité; 2) le
discrédit de l'information négative; 3) la croyance en leur
propre morale; 4) les points de vues stéréotypes des individus
extérieurs; 5) la pression de groupe à se conformer; 6)
l'autocensure; 7) l'illusion de l'unanimité; 8) les gardiens de la
pensée: s'auto-désigner pour s'assurer que l'information
contraire au groupe ne l'atteigne pas. Janis (1982) a identifié ce
phénomène sous le terme de groupthink ou «
d'unanimisme de groupe » traduisant une fermeture pathologique lié
au groupe (Lagadec, 1991) : « Plus un groupe est marqué par une
certaine chaleur interne et par un esprit de corps, plus grand est le danger de
voir ses facultés de pensée critique et indépendante
laisser place à de la pensée de groupe, qui tend à
produire des actions irrationnelles et déshumanisantes dirigées
à l'encontre des groupes extérieurs » (Janis, 1982, p.
13).
Ce phénomène de pensée de groupe et des
mécanismes de défense sont également traités par
Albert Bandura, un scientifique contemporain reconnu pour ses travaux en
psychologie sociale (Pauchant et al., 2015). Bandura et d'autres auteurs ont
étudié ces mécanismes de désengagement moral,
à travers plusieurs problématiques controversées telle que
la défense de la peine de mort (Osofrsky, Bandura et Zimbardo, 2005) ou
la justification de la guerre en Irak aux États-Unis (McAlister, Bandura
et Owen, 2006). Ce modèle théorique des mécanismes de
désengagement moral a été utilisé dans plusieurs
travaux (Pauchant et al., 2015) et a été validé
également statistiquement (McAlister et al., 2006, p. 155). Bandura a
établie dix mécanismes de désengagement moral dont la
robustesse de la théorie repose en partie sur l'interrelation existante
entre les dix mécanismes. Le désengagement moral fonctionne donc
comme un système (Pauchant et al., 2015).
Les dix mécanismes décrits par Bandura (1999)
sont: 1) La justification morale : justifier l'action par des
raisons légales, religieuses ou philosophiques; 2) La
comparaison avantageuse : tenter de diminuer la gravité de
l'action en la comparant à d'autres; 3) L'aseptisation du
langage : limiter l'usage de mots trop chargés
émotionnellement ou socialement; 4) Le déplacement de la
responsabilité : attribuer à d'autres la
responsabilité
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de l'action; 5) La diffusion de la
responsabilité : ne pas considérer l'acteur comme seul
décideur; 6) Le déni des conséquences :
cacher les conséquences réelles de l'action; 7) La
minimisation des conséquences : diminuer la gravité de
l'action; 8) La remise en cause des conséquences :
invoquer d'autres conséquences plus positives; 9) La
déshumanisation des victimes : retirer aux victimes le statut
d'humain et la dignité; 10) Le blâme envers les victimes
: rendre les victimes responsables de l'acte dirigée contre
elles (Bandura, 1999).
Les dix mécanismes de désengagement moral du
modèle de Bandura sont utilisés par des individus sains d'esprit
qui les utilisent afin de faire taire leurs sentiments moraux qui
émergent naturellement (Bandura, 1999; Pauchant et al., 2015).
D'où, lorsque ces mécanismes de désengagement moral sont
utilisés et en rejoignant d'autres personnes qui ont la même
vision, l'emprise collective des personnes devient alors effective et ces
personnes ne peuvent plus s'autoréguler, ce qui peut être
potentiellement destructeur (Bandura, 1999). Ce contexte socio-psychologique
pourrait éventuellement mener à des crises potentielles car la
théorie de Bandura stipule que l'emploi des mécanismes du
désengagement moral, la dégénérescence morale des
personnes et des collectivités mettent un certain temps à
s'installer. On parle dès lors de culture de désengagement moral
(Pauchant et al., 2015). Nous détaillerons davantage le modèle du
désengagement moral, au chapitre 2 de la méthodologie, à
travers l'exemple de trois cas : l'affaire Enron, la crise financière
2007-2008 et la Ville de Montréal avec la Commission Charbonneau
(Pauchant et al., 2015). Par ailleurs, plusieurs auteurs, dans le domaine de la
gestion, ont évoqué la présence de ces mécanismes
de désengagement sous différentes appellations telles que les
« mécanismes de rationalisation » qui bloquent la
capacité de prévention des crises que nous décrirons
à la méthodologie (Pauchant et Mitroff, 2001, chap. 4), les
« mécanismes de défense » (Lhuilier, 2009) ou les
« tactiques de socialisation » encourageant la corruption (Anand,
Asford et Joshi, 2004) et les « mécanismes de normalisation »
(Roux-Dufort, 2000).
Dans un autre registre, selon Roux-Dufort (2000), le
développement des sociétés dites « crisiques »
est caractérisée par trois phénomènes : la
société de l'information; la compression du temps et
l'idéologie de l'urgence; l'omniprésence de la technologie. Dans
des sociétés où les technologies de l'information et la
communication sont répandus et connectés, le caractère
instantané de la transmission de l'information tend à amplifier
le moindre événement dans un contexte sensible : « Il
contribue aussi à rendre visible le secret ou l'invisible »
(Roux-Dufort, 2000, p. 8). Les sociétés ont fait le choix de
la compression du temps dans le sens où les flux d'activités se
sont raccourcis, les temps de conception, d'opérations et de fabrication
ont amplement diminué et le cycle de vie a été
réduit. Ceci a eu pour effet d'accroître le niveau
d'interdépendance entre les acteurs d'un même secteur et les
niveaux d'interactions des processus industriels. D'où, cela aussi a
rapproché les dysfonctionnements potentiels et problématiques
jusque là isolées et a surtout augmenté le niveau de
complexité (Roux-Dufort, 2000). Enfin, la technologie est
omniprésente dans les sociétés modernes et fait l'objet
d'une
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sacralisation selon Roux-Dufort (2000). En dépit des
avancées de la gestion de risques technologiques, le risque
technologique majeur est toujours présent (tel que vu récemment
lors de la crise nucléaire de Fukushima en 2011, voir Guntzburger et
Pauchant, 2014), mais trouve aussi de nouvelles sources et se déplace
vers de nouvelles zones sensibles tels que l'alimentation et la médecine
(Roux-Dufort, 2000). Cependant, il est essentiel de souligner que le risque
technologique existe également dans le milieu financier étant
donné que l'ingénieure financière crée des outils
et logiciels technologiques sophistiqués et dont la rapidité
d'exécution est phénoménal. Edward « Ted »
Kaufman, sénateur de l'État du Delaware (2009-2010) aux
États-Unis a évoqué le risque technologique financier dans
un entretien vidéo (Léon, 201118):
« Ce qui m'inquiète aussi, c'est que les
ingénieurs créent des ordinateurs, des logiciels qui fonctionnent
à une vitesse incroyable, dont nous n'avons aucune idée. Nous
n'avons aucune idée de ce qui se passe dans ces marchés parce que
nous ne pouvons pas contrôler leur vitesse. Aucune autorité des
marchés financiers, ni la CFTC, ni la SEC ne peuvent déterminer
ce qui se passe dans les échanges à haute vitesse, et c'est
incroyablement dangereux » (Léon, 2011).
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