4.3 Le Crédit Agricole versus le Mouvement
Desjardins en gestion de crise
Globalement, lorsqu'on compare le Crédit Agricole
versus le Mouvement Desjardins, ce dernier a été moins
affecté par la crise que le premier. Le Groupe Crédit Agricole a
subit des pertes financières jusqu'à 2012, année à
laquelle la banque verte a eu des pertes historiques record de 6,47 milliards
d'euros (Le Point, 2013). Desjardins a été affecté par la
crise entre 2007 et 2009, a eu des pertes financières principalement
dues à l'affaire du papier commercial adossé aux actifs (PCAA),
mais dans un moindre degré que le Crédit Agricole. Desjardins a
été en mesure d'améliorer nettement ses résultats
financiers dès 2010 et en grande partie grâce à son
réseau de caisses avec des excédents historiques de 1,4 milliards
de dollars CAD en 2010, soit une hausse de 34 % par rapport à 2009
(Canada Newswire, 2011). Le tableau ci-dessous présente une
synthèse de la comparaison entre le Crédit Agricole et Mouvement
Desjardins selon les quatre niveaux du modèle de gestion de crise
organisationnelle.
Tableau 4 : Synthèse de la gestion de crise selon les
quatre niveaux du modèle de l'oignon entre 2007 et 2011.
Niveau de gestion de crise
|
Crédit Agricole
|
Mouvement Desjardins
|
Individu
|
Crise visible et assez intense en raison des décisions de
la direction de l'internationalisation sur le marché financier.
Mécanismes de défense et désengagement moral
observés:
|
Crise peu visible à ce niveau car l'organisation a
été moins exposée à la crise. Renforcement du
rôle de l'individu dans la gestion prudentielle des activités
financières avant la crise. Décision de ne
|
95
|
déplacement et diffusion des responsabilités,
projection et déni, comparaison avantageuse, blâme envers les
victimes et comportement inflationniste du PDG. Absence de reconnaissance de
l'individu dans la gestion de crise.
|
pas s'internationaliser sur le marché financier.
Mécanisme de défense observé : comparaison avantageuse de
la PDG. Reconnaissance de l'individu dans la gestion de crise.
|
Culture
|
La crise a révélé une culture hybride :
bancaire, financière et coopérative. La culture financière
prédominait sur les deux autres comme fonction existentielle et a
amplifié la crise à l'interne. Rationalisation observée :
l'origine des crises vient du mal, déplacement des
responsabilités et désignation de bouc-émissaires. Absence
de culture orientée vers la gestion de crise.
|
Double culture : coopérative et
commerciale révélée par la crise
financière et le processus de fusion des caisses. Culture interne solide
et cohérente ayant permis de limiter la crise. Rationalisation
observée : en cas de crise majeure, nous serons secourus; position
contradictoire vis-à-vis des gouvernements (provincial et
fédéral). Absence de culture orientée vers la gestion de
crise.
|
Structure
|
Absence de structure intégrant la gestion de crise.
Structure hybride divisée entre le bancaire, financier international et
coopératif. Complexification des organigrammes menant à la perte
d'identité coopérative et de concurrence interne.
Émergence de conflits internes durant la crise entre structure
cotée et la coopérative. Plan de structuration international
lancé en 2008 pour diminuer les activités financières
à risque. Absence de cellule ou unité de crise.
|
Absence de structure intégrant la gestion de crise.
Structure coopérative dominante. Absence d'activités
financières à risque sur le marché financier
international. Pas sujette aux fluctuations boursière et
spéculatives garantissant un capital propre solide et stable. Le
réseau de caisses a joué un rôle moteur dans la relance des
revenus totaux dès 2008. Plan de structuration lancé en 2009 pour
rapprocher le réseau des caisses du Mouvement. Absence de cellule ou
unité de crise.
|
Stratégie
|
Absence de plan stratégique de gestion de crises. La crise
a été gérée de type « urgence » et
dans
|
Absence de plan stratégique de gestion de crise. La crise
a été gérée sous forme de plan d'actions. Trois
phases d'actions
|
Dans le cas de Desjardins, le rôle de l'individu dans la
gestion des opérations financières et la prévention de
crise a été reconnu par la direction générale via
la présidente du Mouvement Monique F. Leroux. En effet,
96
|
l'immédiat sous forme de plan d'actions. Trois phases
d'actions identifiées : aide du gouvernement français, plan de
restructuration international et plan stratégique focalisé sur
les activités bancaires de détail et coopératives.
|
identifiées : aide du gouvernement provincial et
fédéral, l'utilisation de la communication, plan de
restructuration avec le réseau de caisses et développement
international coopératif d'affaires.
|
En comparant le Crédit Agricole et le Mouvement
Desjardins au premier niveau « individu » de la gestion de crise,
nous constatons dans les deux cas le rôle primordial de l'individu dans
la gestion de crise mais à différent degré. Au
Crédit Agricole, tel que vu à la section (4.1) de la gestion de
crise du Crédit Agricole, les réactions inflationnistes du PDG et
les mécanismes de défense étaient plus visibles que dans
le cas de Desjardins. Ceci peut s'expliquer en partie par le fait que la banque
coopérative française a été beaucoup plus
affectée par la crise financière que sa consoeur canadienne. En
effet, tel que cela a été évoqué
précédemment, les décisions stratégiques prises par
l'entité cotée Crédit Agricole S.A. au milieu des
années 2000, notamment son processus extensif d'internationalisation et
en particulier sur le marché financier américain via sa filiale
Calyon, ont amené l'ensemble du Groupe Crédit Agricole incluant
la structure « mutualiste » à subir directement les
conséquences de la crise financière en 2008. Ce point sera
davantage développé au paragraphe portant sur la structure
organisationnelle. En d'autres termes, au niveau de l'individu selon le
modèle de l'oignon en gestion de crise, l'analyse du cas du
Crédit Agricole suggère que les décisions
stratégiques prises par les individus visant en partie
l'internationalisation du Crédit Agricole sur le marché financier
international, en particulier aux États-Unis, a sévèrement
affecté sa performance financière et l'ensemble de la
coopérative financière dans un contexte de crise
systémique. Cela ne signifie pas que le Crédit Agricole, au
niveau de l'individu, est entièrement responsable des
dégâts, mais qu'en plus du contexte complexe dans lequel s'est
installée la crise pendant plusieurs années, l'individu a pris
des décisions stratégiques risquées et non dans
l'intérêt de l'ensemble de la coopérative et son
environnement. Ces décisions individuelles ou de groupe ont
été soutenues et justifiées par une culture et structure
bancaire « financière » prédominante au sein du
Crédit Agricole comme nous le verrons. De plus, comme nous l'avons vu
lors de l'entretien radio de George Pauget, PDG du Crédit Agricole, ce
dernier n'a jamais véritablement reconnu l'importance du rôle des
individus et de leurs décisions dans la prise de risques de la banque
coopérative sur le marché financier américain via sa
filiale Calyon à New York.
97
cette dernière avait déclaré en 2010,
deux ans après le dossier du PCAA qui avait affecté le
marché financier canadien et plusieurs banques canadiennes dont
Desjardins, qu' « à la réflexion et en bout d'analyse,
l'élément central, celui qui fait la différence entre la
bonne conduite des métiers financiers et les aventures difficiles, c'est
la personne » et que « c'est ainsi que le cadre
d'interaction multipartite (les conseils d'administration, les directions, les
autorités réglementaires, les organismes sectoriels, les
gouvernements et les vérificateurs) permettra d'en arriver à un
cadre prudentiel où la connaissance et l'intelligence de chacun
permettra, dans une approche proactive, d'anticiper et d'éviter des
crises et de renforcer la gestion prudentielle des institutions »
(Canada Newswire, 2010, p. 1). Ces déclarations viennent conforter le
rôle de l'individu dans la gestion d'activités financières
coopératives et financières en général, mais
également dans la gestion de crises et la prévention de celles-ci
comme l'a mentionné la présidente de Desjardins.
Par ailleurs, en dépit du fait que le niveau de
l'individu a été moins visible dans le cas de Desjardins dans le
contexte de la crise financière comparé au Crédit
Agricole, l'individu a bien joué un rôle dans la gestion de crise
chez Desjardins et même en partie à la prévenir. En
d'autres termes, le facteur « individu » chez Desjardins a
contribué à limiter les effets de la crise financière par
une gestion prudentielle dans l'histoire de la coopérative et plus
proche de ses activités bancaires coopératives de détail.
En effet, comme nous l'avons vu lors de l'entretien télévisuel de
Monique Leroux par Radio Canada et de l'entretien de l'AFP en 2011, la
structure coopérative ayant été préservée
chez Desjardins qui a continué à conduire des activités
bancaires coopératives et financières éloignées des
marchés financiers boursiers, ce qui lui a permis de se protéger
des fluctuations boursières, de la spéculation et de la
volatilité des marchés. De plus, étant donné que
Desjardins a été moins exposé à la crise
financière, au niveau de l'individu de la gestion de crises, les
mécanismes de défense visibles dans le cas du Crédit
Agricole, étaient peu présents dans le cas de Desjardins.
Étant donné que la gestion de crise est par nature
systémique, en se fondant sur le modèle de l'oignon,
nous pouvons constater les liens à ce stade entre les niveaux individu
et structure. En revanche, pour le Crédit Agricole, le facteur «
individu » a contribué, par une série de décisions
stratégiques dans l'histoire de la coopérative et
influençant la culture et structure organisationnelle, à
amplifier les effets de la crise financière sur son organisation.
C'est l'une des raisons qui explique le fait que le niveau
« individu », via les réactions et mécanismes de
défense observés, était plus visible dans le cas du
Crédit Agricole puisque ce dernier a été plus
exposé à la crise financière que Desjardins. Les pertes
successives du Crédit Agricole, les tumultes et conflits au sein de la
coopérative financière rapportés par la presse
française et internationale, et les scandales financiers de Calyon ont
été surexposés par la médiatisation de la crise
financière en particulier en France. Ces éléments ont
contribué à plus exposer et dévoiler le niveau «
individu » du Crédit Agricole par rapport à Desjardins. En
effet, tel qu'évoqué par Roux-Dufort (2000) à la revue de
littérature, un des éléments qui contribue à
dévoiler les crises est la « société
98
de l'information ». De plus, comme
mentionné auparavant, selon Lagadec (1991), les individus subissent le
choc initial de la crise. Étant donné que le Crédit
Agricole était plus exposé à la crise financière
sur le plan organisationnel et médiatique, ceci pourrait expliquer que
le niveau « individu » était plus observable au Crédit
Agricole que pour Desjardins.
Au niveau de la culture organisationnelle de la gestion de
crise, le principal élément que nous avons observé, dans
les deux cas du Crédit Agricole et Desjardins, est la mutation de la
culture coopérative. En effet, au Crédit Agricole, nous avons vu
qu'une double culture organisationnelle s'est instaurée, avec la culture
bancaire « financière » versus « mutualiste ». Ceci
a eu pour conséquence, durant la crise financière, de
créer des tensions et conflits d'intérêts entre les
représentants de chaque culture au Crédit Agricole, soit entre la
société cotée Crédit Agricole S.A. et le
réseau des caisses régionales. Du côté de
Desjardins, la culture coopérative a été
altérée par le processus de fusion des caisses, du changement de
culture au niveau des caisses et également par la politique «
économiste » qui peut aller à l'encontre des valeurs et de
la mission de la banque coopérative. En effet, comme mentionné
à la précédente section (4.2) de la gestion de crises chez
Desjardins, un chef économiste avait déclaré dans un
article de 2008 paru dans Les Affaires : « [...] privatisez davantage
les services publics et tarifiez ceux qui resteront publics, afin d'habituer la
population à payer le prix du marché (sic) et augmentez les
tarifs d'électricité et les frais de scolarité»
(Lauzon, 2009). Or la mission officielle de Desjardins stipule que le but est
de « contribuer au mieux-être économique et social des
personnes et des collectivités dans les limites compatibles de notre
champ d'action ». Ces deux affirmations ne concordent pas, puisque
d'un côté, Desjardins, via son chef économiste, encourage
une politique économiste qui ne prend pas forcément en compte les
intérêts socio-économiques de la population, et d'un autre,
Desjardins, via sa mission, affirme qu'elle agit pour le « mieux
être économique et social des personnes et collectivités
». Ceci a aboutit à une culture bancaire «
coopérative » d'une part et une autre « commerciale»
critiquée par de nombreux membres tel que vu dans la presse (voir La
Presse Canadienne - Le fil radio, 2011; St-Gelais, 2010; Lauzon, 2009; Radio
Canada, 2011 (b)).
Dans les deux cas, nous avons observé que les
changements au niveau de la culture coopérative pourraient diminuer le
processus démocratique et participatif des membres et des caisses, un
socle fondamental de la banque coopérative. Ce constat est d'autant plus
préoccupant puisque cela signifie que cette déficience du
processus démocratique peut amplifier une crise, puisque la culture
coopérative ne prend plus en compte l'ensemble des parties prenantes de
son environnement, a un processus de gestion stratégique qui
n'intègre pas la gestion de crise et n'est donc pas en mesure de la
prévenir. Ceci rejoint un point fondamental soulevé dans la revue
de littérature au niveau de la gouvernance des banques
coopérative. En effet, les banques coopératives se transforment,
afin de compenser le désavantage comparatif lié à
l'accès aux marchés financiers, en réseaux de banques
coopératives ou groupes coopératifs qui s'intègrent sur
les marchés financiers via leurs filiales spécialisées ou
entités cotées.
99
Cependant, cette tendance hybride peut être une
épée à double tranchant pour les coopératives car
l'accès aux marchés financiers accroit, certes, les
possibilités de refinancer leurs portefeuilles de crédit, mais
cela réduit également l'avantage comparatif qui provient de leurs
activités de détail (IMF, 2007). Par ailleurs, il semble que
cette tendance hybride a engendré une culture « bancaire »
plus prudente versus une culture « financière » plus
orientée vers le risque comme nous allons le voir au niveau structurel.
Ce point a été soulevé en exemple par Jacques Attali qui a
proposé de « rendre leurs lettres de noblesse aux
métiers d'ingénieurs [et] rendre à l'inverse le
métier de banquier modeste et ennuyeux, ce qu'il n'aurait jamais
dû cesser d'être » (Attali, 2009, p. 154).
L'autre élément similaire constaté au
niveau de la culture dans les deux banques coopératives est le recours
à l'aide du gouvernement pour gérer la crise financière.
Le Crédit Agricole a bénéficié de l'aide de
l'État français dans le cadre du plan de relance, tandis que
Desjardins demandait à bénéficier de l'aide du
gouvernement fédéral et provincial via l'affaire du PCAA, et
était soutenu implicitement d'une manière générale
par les autorités publiques. Ceci vient confirmer la croyance
liée à la 11e rationalisation du modèle de
gestion de crise au niveau de la culture selon laquelle que « si une
crise majeure arrive, nous serons secourus par nos amis et partenaires
». Ceci tend à réduire le degré de
responsabilité et d'anxiété positive que sont
censés avoir les individus qui gèrent du capital et des
opérations financières risquées. D'autant plus que dans le
cas de Desjardins, celle-ci avait un discours contradictoire vis-à-vis
du gouvernement fédéral lorsque ce dernier a voulu intervenir
pour réglementer les valeurs mobilières au Canada selon un
processus centralisé. Comme cela a été mentionné
auparavant, Desjardins a réagit en opposition à la proposition du
gouvernement fédéral et laissait entendre une possible
ingérence d'Ottawa en déclarant qu'il faudrait s'attendre
à une contestation constitutionnelle d'une centralisation imposée
par Ottawa et que dans un tel cas, l'institution coopérative entrevoyait
que le « Québec ferait bande à part, avec d'autres
provinces » (Larocque, 2008 (a), p. 1).
Du point de vue de la structure organisationnelle en gestion
de crise, nous avons constaté que dans les deux cas, Crédit
Agricole et Desjardins, il n'y avait pas de cellule de gestion de crise
intégrée à la structure organisationnelle. Cependant, il y
a des différences dans la structure organisationnelle entre les deux
banques qui ont significativement pesé au niveau de l'impact de la crise
financière. Dans le cas du Crédit Agricole, la structure hybride
de la banque verte, avec une structure « financière » via la
société cotée Crédit Agricole S.A. et ses filiales
d'affaires et une structure « mutualiste » via son réseau de
caisses, a contribué à amplifier la crise et exposer davantage le
Groupe Crédit Agricole dans son ensemble aux effets néfastes de
la crise. La filiale Calyon et ses opérations financières
hautement risquées, sur le marché américain, ont
affecté considérablement la performance financière du
Crédit Agricole, et ce jusqu'à 2012. Ceci pour la principale
raison que le Crédit Agricole a une entité cotée sur le
marché financier, ce qui signifie qu'elle est plus exposée aux
spéculations sur ses titres et la volatilité des cours boursiers.
De plus, la structure hybride du Crédit Agricole n'a pas favorisé
la
100
cohérence et l'unité au sein du Crédit
Agricole pendant la crise, puisqu'il y avait un rapport de force entre la
culture bancaire financière et celle mutualiste. En d'autres termes,
cela suggère que la structure « financière » a pris le
pouvoir sur la structure « coopérative » avec le temps. Par
conséquent, cela a crée un déséquilibre, ce qui a
pour effet d'éloigner la banque coopérative française de
ses activités traditionnelles de détail coopératives au
profit d'activités financières. Ceci rejoint une fois de plus le
point abordé à l'avant dernier paragraphe concernant le risque
qu'encourt une banque coopérative lorsqu'elle s'intègre sur le
marché financier. Ce dernier procure plus de possibilités de
refinancer leurs portefeuilles de crédit, mais cela réduit
également l'avantage comparatif qui provient de leurs activités
de détail (IMF, 2007).
En revanche, du côté de Desjardins, c'est sa
structure 100 % coopérative qui l'a en partie protégé
contre la crise financière et a considérablement limité
l'impact sur sa performance financière. En effet, Desjardins, de par sa
structure coopérative de base, n'a pas d'actions sur le marché
financier, ce qui lui a permis de se protéger contre les fluctuations
boursières et la spéculation. Ceci a également eu pour
conséquence de stabiliser plus rapidement sa performance
financière et d'améliorer ses résultats financiers
dès 2010. Dans le cas de Desjardins, c'est donc en grande partie sa
structure organisationnelle qui lui aurait permis de limiter
considérablement les conséquences de la crise financière
internationale comparé au Crédit Agricole. Autrement dit, le
degré d'internationalisation sur le marché financier
international moins élevé que celui du Crédit Agricole,
aurait contribué à préserver la structure
coopérative de Desjardins, ce qui a eu pour effet d'amortir les chocs de
la crise financière sur ses activités bancaires
coopératives et de détail.
Ceci rejoint un point fondamental abordé à la
revue de littérature concernant la séparation des
activités bancaires commerciales de dépôt ou détail
de celles d'affaires et financières introduite par le Glass-Steagall Act
aux États-Unis. En effet, cet acte juridique avait été
introduit en 1933 suite à la crise financière de 1929, dans le
but de séparer les activités bancaires de dépôt et
de financement aux particuliers et entreprises, de celles financières
visant l'investissement, le courtage et les assurances. La démarche
visait justement à protéger les activités bancaires de
dépôt et de détail en les séparant des
activités financières et d'investissement. Cependant, l'acte
avait été retiré en 1999 sous l'effet de politiques de
dérégulation des marchés financiers aux États-Unis.
Cela suggère que dans le cas du Crédit Agricole, c'est justement
cette imbrication des structures « financière » et «
bancaire » qui ont eu raison de sa structure « bancaire » et
même « coopérative » en affectant les activités
bancaires de détail et surtout l'ensemble de son organisation
coopérative.
La période de la crise financière s'est
également traduite dans les deux cas par la modification de la structure
interne mais à différents niveaux. Le Crédit Agricole, au
lendemain de la crise financière, a entamé dès 2008 un
processus de restructuration interne. L'objectif était de réduire
les activités d'investissements et
101
d'opérations financières risquées sur le
marché financier international. Le plan devait permettre
également de revenir à des activités bancaires de
détail plus proches de son modèle coopératif, de se
concilier avec son réseau de caisses qui lui a permis de
préserver un capital propre plus solide et stable que les entités
cotées. Ces éléments confirment le point soulevé au
précédent paragraphe concernant le Glass-Steagall Act visant la
séparation des activités bancaires de dépôt de
celles financières. Le Crédit Agricole n'a pas mis en place une
séparation définitive mais a commencé à
réduire ses activités financières à l'international
afin de réduire le risque que l'entité bancaire de
dépôt et coopérative soit affectée par
l'entité financière dans le contexte d'une crise
systémique internationale telle que celle de 2008. De plus, tel que
mentionné à la revue de littérature, certains auteurs
préconisent le rétablissement du Glass-Steagall Act car cette
réglementation, séparant les activités bancaires
commerciales de celles financières, permettrait de mieux gérer
les risques financiers grâce à la mise en place de pare-feu
(Mussa, 2009; Roubini et Mihm, 2010, Pauchant et Franco, 2014).
Dans le cas de Desjardins, ce dernier a entamé
dès 2009 le plan de restructuration interne « Coopérer pour
créer l'avenir » avec l'arrivée de la nouvelle
présidente Monique F. Leroux. Ce dernier avait pour objectif de
rapprocher le Mouvement de ses caisses qui ont considérablement
contribué à améliorer la performance de la banque
coopérative et qui génèrent 75 % des excédents.
Dans les deux cas du Crédit Agricole et Desjardins, la crise a
révélé que le réseau des caisses a joué un
rôle moteur pour améliorer et stabiliser les résultats
financiers. Cependant, ce constat positif est éclipsé par une
autre réalité car la structure hybride dans le cas du
Crédit Agricole et le processus structurel de fusion des caisses dans le
cas de Desjardins altèrent le processus participatif des membres et des
caisses. Le pouvoir démocratique et décisionnel est réduit
au profit de la direction générale chez le Crédit Agricole
et d'une optique de coûts chez Desjardins. De plus, dans les deux cas,
les caisses, les membres et les collectivités ont été
affectés par la crise financière en raison des opérations
financières risquées et de la culture éloignée des
activités bancaires de dépôt et coopératives.
Ce dernier élément vient suggérer un
niveau supplémentaire dans la structure organisationnelle de la gestion
de crise dans les deux cas de Desjardins et Crédit Agricole. Autrement
dit, l'existence d'une troisième structure en plus de celles
mentionnées auparavant c'est-à-dire la structure bancaire, la
structure coopérative et la troisième, la structure
financière. En effet, dans le cas du Crédit Agricole, nous
constatons clairement un groupe coopératif financier divisé en
trois structures organisationnelles : 1) La structure bancaire de
dépôt et de détail représentée par
les banques commerciales et le réseau de caisses; 2) La
structure coopérative représentée par le
réseau des caisses et les membres; 3) La structure
financière représentée par les filiales
financières et d'affaires particulièrement orientée
à l'international. Ces trois structures sont soutenues par une culture
hybride à la fois « bancaire », « financière
» et « coopérative ». Cependant, dans cet ensemble
complexe, c'est la structure « financière » qui
prédominait les deux autres dans le cas du Crédit Agricole, ce
qui pourrait expliquer l'impact de
102
la crise financière sur les deux autres entités
bancaires de détail et le réseau coopératif. Desjardins a,
certes, des activités financières dans une optique de
diversification par l'intermédiaire du crédit, valeurs
mobilières et de financement, mais sa structure coopérative
demeure assez solide pour avoir amorti les chocs de la crise financière
en 2008. C'est d'ailleurs pour cette raison que le plan « Coopérer
pour créer l'avenir » a été mis en place en 2009 pour
se rapprocher du réseau de caisses.
Néanmoins, Desjardins a aussi une structure bancaire
commerciale qu'elle tend à développer au niveau de la banque de
détail, mais qui a tout de même en partie affecté la
structure coopérative avec le mouvement de fusion de caisses par exemple
et un changement au niveau de la culture coopérative. Ce sont ces
facteurs qui ont remis en question l'identité coopérative de
Desjardins mentionné auparavant et pour laquelle la présidente du
Mouvement, Monique Leroux, fut interpellée par un journaliste de Radio
Canada au sujet du mécontentement grandissant due à
l'altération de l'esprit coopératif de Desjardins. Elle avait
déclaré en s'en défendant que: « Nous serons
toujours [une organisation] de proximité. Desjardins est
présent dans plus de 30 % du territoire québécois
où nos concurrents ne sont pas présents. Il faut trouver le bon
équilibre, et ce n'est pas facile : comment rester fidèle
à la base qui a fait notre succès tout en évoluant dans
nos moyens, parce que nous avons des membres qui ont d'autres façons de
travailler et d'autres attentes » (Radio Canada, 2011 (b), p. 1).
Enfin, en comparant le niveau stratégie
organisationnelle de la gestion de crise dans le cas du Crédit Agricole
et Desjardins, le principal élément commun qui en ressort est que
les deux banques coopératives n'ont pas de processus de gestion de crise
intégré à leur stratégie globale. Durant la crise
financière, les deux banques coopératives n'avaient pas de plan
stratégique de gestion de crise clairement identifié. Leur
processus de gestion de crise s'est effectué, comme nous l'avons vu aux
chapitres précédents, sur la base de plan d'actions
appliquées de manière successive et/ou en parallèle.
Chacune des deux institutions a usé de ses points forts pour
atténuer les effets de la crise financière comme par exemple la
structure coopérative et la stratégie de développement
coopératif international du Mouvement Desjardins. Le Crédit
Agricole, quant à lui, a entrepris un retour vers son modèle
coopératif et se concentrer sur les activités de banque de
détail plus proches des valeurs coopératives.
Cependant, en comparant les deux cas, deux
éléments similaires ont été constatés dans
la gestion stratégique de la crise. Le premier est que les deux banques
coopératives ont toutes les deux eu recourt à l'aide du
gouvernement mais à un degré différent. Le Crédit
Agricole, plus touché par la crise, a largement
bénéficié du plan de relance du gouvernement
français. Desjardins avait un soutien implicite du gouvernement
fédéral et provincial, et a également
bénéficié de l'aide financière du gouvernement dans
l'affaire du papier commercial adossé aux actifs (PCAA). La
différence du degré, en ce qui concerne l'aide apporté par
les autorités publiques, réside dans le fait que le Crédit
Agricole et quatre autres banques françaises ont été plus
exposés à la crise
103
financière et que le gouvernement français a
dû mettre en place un plan de relance de l'économie de 19,8
milliards d'euros (L'Expansion, 2009). Quant à Desjardins, celle-ci a
été moins affecté par la crise en raison de sa structure
coopérative, la non-exposition de ses activités au marché
boursier due en majeure partie à sa structure bancaire
coopérative bien établie et non financière. Ceci confirme
en comparant ces deux cas, que stratégiquement, avoir des
opérations bancaires séparées d'opérations
financières, dans un contexte de crise, peut limiter les effets de la
crise et même contribuer à stabiliser plus rapidement la
performance financière telle que cela a été observé
dans le cas de Desjardins. Ceci rejoint également le point abordé
au niveau de la structure organisationnelle concernant le clivage entre banque
de dépôt et banque d'affaires promu par le Glass-Steagall Act,
dont le but est d'empêcher qu'une stratégie axée sur les
activités financières affecte les activités bancaire de
détail en séparant le « bancaire » censé
être prudent et « ennuyeux » selon le terme d'Attali, du «
financier » orienté vers le risque et les affaires.
Un autre facteur qui a également pesé dans la
différence de l'exposition à la crise financière mais qui
se situe à un niveau macroéconomique. En effet, les prêts
à haut risque qui ont mené à la crise financière
aux États-Unis, sont inexistants dans le système bancaire
canadien, ce qui limite également l'exposition des banques canadiennes
à ce type de produits financiers. De plus, l'économie canadienne
a mieux résisté aux chocs économiques de la crise
financière que l'économie française, qui a
également été affectée par la crise de l'euro et de
la dette européenne par la suite. En d'autres termes, la conjoncture
économique a également joué un rôle puisque la crise
financière a entrainé une récession économique dont
les effets se font ressentir jusqu'à aujourd'hui (Pauchant et Franco,
2014). La récession économique a particulièrement
touché l'Union européenne dont la France avec la crise de l'euro,
la faillite de la Grèce, la dette européenne etc.
Le deuxième élément similaire entre les
deux banques coopératives est le recours à leur de réseau
de caisses pour atténuer les effets de la crise. Dans le cas du
Crédit Agricole, ce dernier avait sollicité une émission
de titres de son réseau de caisses d'une valeur de 5,9 milliards d'euros
afin de recapitaliser ses comptes (Daneshkhu, 2009(a)). Dans le cas de
Desjardins, en 2009, la banque a demandé à ses caisses de
réduire les ristournes (excédents des revenus) de 40 %
versées à leurs membres, et ce en raison de l'impact de la forte
détérioration des marchés financiers et lourdes
dépréciations liées au papier commercial adossé
à des actifs (PCAA) (La Presse Canadienne - Le fil radio, 2009 (b)).
Dans les deux cas, les banques coopératives se sont appuyées sur
leur réseau de caisses, ce qui est d'une part positif car suggère
la stabilité et la performance financière de la structure «
coopérative ». D'autre part, cela signifie que les caisses, les
membres et l'ensemble des collectivités sachant qu'elles n'ont pas de
lien direct, ont dû payer le prix de l'exposition des activités
financières risquées, via la structure « financière
», sur le marché financier international.
104
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