3.2.2.4 La gestion de crise au niveau de la
stratégie organisationnelle
Durant la crise financière, entre 2007 et 2011, le
Mouvement Desjardins a eu recours à des plans d'actions
stratégiques pour faire face à la crise. Nous avons
identifié trois types d'actions qui ont permis au Mouvement Desjardins
de limiter l'impact de la crise financière et en finir
définitivement avec la crise dès 2010.
La première action du Mouvement Desjardins a
consisté à bénéficier de l'aide du gouvernement et
de son réseau de caisses locales. En 2008, le Mouvement Desjardins a
communiqué que le gouvernement fédéral devrait permettre
aux institutions financières canadiennes de combattre la crise
financière à armes égales que leurs concurrentes
étrangères, qui bénéficient d'un « soutien
musclé » de leurs gouvernements (Bergeron, 2008). Par ailleurs, la
présidente du Mouvement Desjardins, Monique F. Leroux, avait
salué en 2008 les mesures additionnelles annoncées par le
gouvernement fédéral qui consistaient à acheter des blocs
de prêts hypothécaires assurés à concurrence de 50
milliards de dollars canadiens, en vue de maintenir la disponibilité du
crédit à long terme (Bergeron, 2008). De plus, comme nous l'avons
vu à la section traitant de la culture organisationnelle, le Mouvement
Desjardins bénéficiait d'un soutien implicite d'Ottawa et
Québec selon l'agence de notation Moody's. Le gouvernement est
également intervenu dans le dossier du PCAA en apportant un soutien de
trois milliards de dollars canadiens. Par ailleurs, en 2009, le Mouvement
Desjardins a demandé à ses caisses de réduire les
ristournes versées à leurs membres de 40 % dans le but
d'augmenter sa capitalisation. Cette mesure a contraint les caisses à ne
consacrer que 30 % de leurs excédents aux ristournes, contre environ 50
% les cinq précédentes années (La Presse Canadienne - Le
fil radio, 2009 (b)).
78
la crise financière en vue de démontrer la
transparence et reporter les faits qui renforçaient la solidité
du mouvement coopératif. Des communiqués de presse étaient
régulièrement publiés pour annoncer des mesures positives
et des résultats financiers positifs. En 2007, le Mouvement Desjardins
annonçait qu'il a prit part à une entente conclue entre plusieurs
investisseurs et institutions financières afin de favoriser le retour
aux activités normales dans le marché canadien du PCAA non
bancaire (Canada Newswire, 2007). De même en 2007, Desjardins
annonçait également la création d'un partenariat
stratégique avec les centrales de credit unions des provinces
du Canada et de la Ethical Funds Company qui lui permettait
d'accroître sa position dans le domaine des fonds communs de placement
sur le marché canadien (Canada Newswire, 2007).
En 2008, le Mouvement Desjardins a publié un
communiqué de presse énonçant l'émission de deux
titres de dettes sur les marchés européens pour une valeur de
près de 1,3 milliards de dollars canadiens : « nous sommes
ravis de la réponse des investisseurs européens; cela
témoigne de façon éloquente de la bonne réputation
du Mouvement Desjardins sur les marchés internationaux et de la
qualité de son bilan » avait déclaré le
président du Mouvement Desjardins, Alban D'Amours (Canada Newswire, 2008
(b), p. 1). En 2009, sous la nouvelle présidence de Monique F. Leroux,
le Mouvement Desjardins avait été classé au 26e
rang des 50 institutions financières les plus fiables au monde selon le
World's 50 Safest Banks 2009 par Global Finance. La nouvelle
présidente avait déclaré dès lors qu'« une
telle reconnaissance démontre qu'outre l'importance de son actif et ses
excellentes cotes de crédit, Desjardins peut surtout s'appuyer sur une
solide base de capital pour mieux affronter les soubresauts de
l'économie et obtenir une place enviable parmi les institutions
financières les plus fiables au monde» (Canada Newswire, 2009
(b), p. 1). En 2010, le Mouvement Desjardins annonçait fièrement
que la banque coopérative s'est vu décerner le titre de banque de
l'année 2010 au Canada par la revue britannique The Banker,
publication du Financial Time. Cette reconnaissance internationale a
été perçue comme la confirmation de la pertinence du
modèle coopératif bancaire contribuant à son rayonnement
international (La Presse Canadienne, 2010).
Le troisième type d'actions amorcé au lendemain
de la crise financière est l'expression explicite de la volonté
de Desjardins de se développer à l'international sur le plan
affaires à partir de 2008. Jusque là, le Mouvement Desjardins
avait des activités à l'international mais principalement via son
entité Développement International Desjardins pour soutenir le
mouvement coopératif dans les pays en développement.
L'intérêt du Mouvement Desjardins pour les organismes
coopératifs internationaux n'est pas récent puisque diverses
ententes et certaines participations existent déjà (Turcotte,
2008). Cependant, Monique F. Leroux, nouvelle présidente en 2008,
était la première à évoquer ouvertement des
partenariats à grande échelle, dans un contexte de consolidation
mondiale où la taille des entreprises sera de plus en plus importante
(Turcotte, 2008). Consciente que l'appui des caisses locales est indispensable
puisqu'elles génèrent 75 % des excédents du Mouvement, la
nouvelle présidente
79
avait déclaré qu'il faut rapprocher les
dirigeants des caisses du pouvoir central de décision, afin
d'éviter « un Mouvement à deux vitesses »
(Turcotte, 2008, p. 1). C'est dans cette optique qu'a été mis en
place le plan de restructuration « Coopérer pour créer
l'avenir » en 2009 que nous avons évoqué à la
précédente section. Le plan visait effectivement le rapprochement
des caisses du corps central décisionnel. En 2011,
l'internationalisation du Mouvement Desjardins s'est concrétisée
avec la signature d'un accord de coopération globale avec la banque
coopérative française le Crédit Mutuel (Reibaud, 2011). En
2012, le Mouvement Desjardins s'affirme dans sa position internationale et de
chef de file puisque les Nations Unies, qui avaient proclamé
l'année 2012 « Année internationale des coopératives
», avaient désigné le Mouvement Desjardins comme hôte
du premier Sommet mondial sur les coopératives.
80
Chapitre 4 : Discussion des résultats et
conclusion 4.1 Le Crédit agricole et la gestion de crises
À ce stade de l'étude des processus de gestion
de crise au niveau individu du modèle de l'oignon, nous avons
pu observer quelques facteurs « existentiels » qui ont
émergé durant la crise financière entre 2008 et 2011 au
sein du Crédit Agricole, révélant le rôle et les
mécanismes de défense des individus impliqués dans une
crise.
Les déclarations du directeur général du
Crédit Agricole, Georges Pauget sont pertinentes au niveau «
individu » de la gestion de crise puisqu'il avait expliqué aux
journalistes que les pertes de Calyon, la filiale du Crédit Agricole
située à New York, avait subit des pertes car, entre autre,
« un jour, le modèle s'est déréglé
». Ces affirmations démontrent la distance que prend Georges
Pauget de lui-même et de la haute direction vis-à-vis de leur
responsabilité dans les décisions stratégiques
internationales du Groupe Crédit Agricole. Or George Pauget est le PDG
sous lequel le Crédit Agricole a lancé son plan de
développement international en 2005. Pourtant, au vue de ces
déclarations, mettre toutes ces « erreurs » sur le compte du
« modèle [qui] s'est déréglé »
révèle des signes de déni et de projection. Les causes de
la crise sont projetées sur une source externe car « le
modèle s'est déréglé », et qui laisse croire
que le contrôle de risque n'était pas possible. De même,
Georges Pauget avait déclenché un vote de confiance en juillet
2008, tout en menaçant de démissionner, via le Conseil
d'administration du Groupe Crédit Agricole. Ceci en vue de contrer
l'offensive des Caisses régionales de l'évincer en raison des
pertes de la banque verte. Ces éléments révèlent
également des comportements d'inflation de type dramatique, autoritaire
et grandiose. Georges Pauget était constamment sous les projecteurs
étant donné que la presse a fait écho de cet
événement pendant plusieurs jours.
Par ailleurs, George Pauget a publié son livre en 2009
au titre percutant « Faut-il brûler les banquiers? » afin de
défendre de la profession bancaire. Invité à plusieurs
entretiens pour s'exprimer sur le contenu de son livre, George Pauget affirmait
que les banquiers ne sont pas les seuls responsables de la crise
financière. Lors d'un entretien à une émission de la radio
France Inter en novembre 2009, George Pauget fut interviewé sur la crise
et ses causes par le journaliste Nicolas Demorand (voir extrait retranscris de
l'entretien visuel à l'Annexe 6). En analysant le contenu du discours du
PDG du Crédit Agricole de cet entretien au plein coeur de la crise
financière en 2009, plusieurs éléments sont observables
quant aux mécanismes de défense au niveau de l'individu du
modèle de l'oignon ou du désengagement moral que nous
avons abordé au chapitre de la méthodologie. Lorsque le
journaliste (Nicolas Demorand) demande à George Pauget quelle est la
tendance des résultats du Crédit Agricole qui seront
publiés ultérieurement, ce dernier répond que «
ces résultats seront en hausse par
Enfin, à la fin de l'entretien, le journaliste
évoque les conséquences qu'ont subit les collectivités
locales publiques en France, qui se sont retrouvées dans des situations
catastrophiques car elles avaient acheté des
81
rapport à ceux du trimestre
précédent. Une caractéristique qui est commune à
toutes les banques, c'est que les banques ont...subissent l'impact de la crise
économique, c'est-à-dire qu'elles provisionnent, elles mettent de
l'argent de côté parce qu'il y a des entreprises en
difficulté » (France Inter, 2009). Le PDG du Crédit
Agricole répond brièvement concernant les résultats du
Crédit Agricole, puis généralise en mentionnant que les
banques ont une caractéristique commune et qu'elles subissent de plein
fouet la crise économique. Au niveau de l'individu, selon les
mécanismes de désengagement moral par exemple, cela correspond au
mécanisme n° 2 qu'est la comparaison avantageuse puisque George
Pauget compare le Crédit Agricole aux autres banques et « noie
» les conséquences de la crise que subit en particulier la banque
coopérative française. Selon le modèle de l'oignon, cela
correspond au mécanisme de la projection, puisque les
conséquences de la crise et responsabilités sont projetées
sur toutes les banques et pas que le Crédit Agricole.
Plus tard dans cet entretien, le journaliste mentionne que
c'est finalement une étrange morale toute cette crise financière
car cette dernière est partie des banques et pourtant, celles-ci en
ressortent renforcées. Affirmation à laquelle George Pauget
répond que « Je crois que là c'est une vision trop
globale [...] les banques américaines qui sont à
l'origine de la crise, qui ont des pratiques condamnables. Il faut dire les
choses telles qu'elles sont. Et les banques françaises qui ont
été impactées, je dirai presque par ricochet, sur une
fraction limitée de leurs activités, ce qui explique d'ailleurs
que les banques françaises ont été les moins
touchées de toutes les banques en Europe » (France Inter,
2009). Le premier élément observable ici est que le PDG
répond au journaliste que c'est une vision trop globale, or un peu
plutôt, lorsque le journaliste lui demande de parler des résultats
du Crédit Agricole, George Pauget a répondu une phrase sur le
Crédit Agricole en mentionnant que les résultats sont positifs,
puis a enchaîné le reste de son discours en parlant que des
banques qui ont été affectées globalement par la crise
économique. Le deuxième élément constaté est
que pour George Pauget, ce sont les banques américaines qui sont les
principales responsables de la crise et qu'elles ont eu des « pratiques
condamnables ». Selon la théorie du désengagement moral et
le niveau individu du modèle de l'oignon, l'on observe un
déplacement des responsabilités, puisque le rôle du
Crédit Agricole n'est évoqué à aucun moment, alors
que ce dernier avait des activités sur le marché financier
américain, a autant bénéficié de ce marché
que les banques américaines à travers sa filiale Calyon, et
surtout ce fut une décision stratégique visant
l'internationalisation du Crédit Agricole et initié par George
Pauget en 2005. Ensuite, il y a également le mécanisme de la
comparaison avantageuse lorsque le PDG du Crédit Agricole affirme que
« les banques françaises ont été les moins
touchées de toutes les banques en Europe ». Le Crédit
Agricole et ses responsabilités sont encore « noyés »
parmi les autres banques françaises et européennes, cela peut se
référer également à un autre mécanisme
qu'est la diffusion des responsabilités.
82
subprimes, des produits risqués et complexes,
poussant les collectivités à demander des comptes aux banques.
George Pauget répond : « [...] il est toujours tentant de
céder à la facilité. Quant on regarde ce qui s'est
passé sur les collectivités locales, d'abord, n'oublions pas
qu'elles ont des directeurs financiers et compétents, donc qui n'est
pas...je dirai les banques n'étaient pas face à une troupe
d'ignorants [...] », affirmation à laquelle le journaliste
répond : « Donc vous dîtes que nous ne sommes pas des
escrocs, vous êtes des incompétents, c'est ça la
réponse du banquier ce matin? ». George Pauget se
défend de cette réponse et affirme que faire porter la
responsabilité aux banquiers seulement c'est trop facile, et que «
parce qu'on a beaucoup dit sur eux [les banquiers], ça
devient un thème à la mode » (France Inter, 2009). Les
deux éléments que l'on peut observer ici est que
premièrement, il y a une fois de plus une diffusion de la
responsabilité, puisque les collectivités locales sont
censées avoir des directeurs financiers et compétents face aux
banques et les produits financiers complexes qu'elles leur vendent. Or comme
cela a été évoqué à la section de la crise
financière, le problème avec les produits financiers complexes
est que même les agences de notation les notaient bien et ne comprenaient
pas vraiment le risque. De plus, George Pauget lui-même avait admis que
le Crédit Agricole avait commis des erreurs: « Nous n'avons pas
compris les signes que le marché envoyait quelques mois auparavant car
l'équipe...n'a pas considéré les relations entre les
marchés et l'économie réelle » (Daneshkhu,
2008(c)).
Deuxièmement, l'on peut constater un autre
mécanisme selon la théorie du désengagement moral qu'est
le blâme envers les victimes. En effet, George Pauget laisse entendre que
si les collectivités locales sont dans cette situation, c'est de leur
faute ou de leur responsabilité, car tel qu'il l'affirme « les
banques n'étaient pas face à une troupe d'ignorants ».
Cela suggère que le blâme est porté sur les
collectivités locales et qu'elles sont fautives au regard de leur
situation car elles étaient « censées » avoir des
directeurs financiers compétents et comprendre ce que les banques leur
vendaient comme produits financiers complexes. Ceci est confirmé par le
journaliste puisqu'il répond à George Pauget que « Donc
vous dîtes que nous ne sommes pas des escrocs, vous êtes des
incompétents ». Cela amène à une autre
problématique au niveau de la finance de marché versus la finance
bancaire et suggère qu'il y a une dissociation ou une rupture entre ces
deux formes de finances ainsi qu'une asymétrie de l'information. Ceci
pourrait expliquer que les directeurs financiers des collectivités
locales dans ce cas-ci, ne sont pas formés et ne disposent pas de
l'information nécessaire pour maîtriser la finance de
marché.
Cette réaction au niveau existentiel et individuel a
été également observée chez Alan Greenspan, le
Président de la Federal Reserve américaine, par Carey
(2009). Le 23 octobre 2008, témoignant devant la House Oversight
Committee (organisme gouvernemental américain chargé
d'observer le gouvernement fédéral et d'investigation en cas
d'abus, de fraude et gaspillage), Alan Greenspan avait déclaré
qu'il « était dans un état de choc et
d'incrédulité » (Carey, 2009, p. 3, notre traduction).
De plus, tout comme George Pauget qui a publié un livre pour
défendre la profession bancaire, Alan Greenspan a également
publié un livre sous forme de mémoires
83
en 2007 sur la question de la crise financière (Carey,
2009). Dans ses mémoires, Greenspan expose plusieurs causes qui ont
aboutit à la crise financière, tout en gardant une distance
vis-à-vis de sa responsabilité directe (Carey, 2009). Il explique
par exemple et entre autres que: « L'économie mondiale est
devenue incroyablement complexe à tel point qu'aucun individu ni groupe
d'individus ne peut entièrement comprendre comment cela fonctionne [...]
les gouvernements et banques centrales sont impuissantes pour répandre
des montées périodes d'euphorie et de peur » (Carey,
2009, p. 9, notre traduction). Suivant les mêmes mécanismes de
défense de déni et projection observés
chez George Pauget, Alan Greenspan se déresponsabilise et projette une
des causes de la crise financière sur une « économie
mondiale [est] devenue incroyablement complexe ».
Au niveau de la culture organisationnelle du modèle de
la gestion de crise, la revue de presse avait révélé un
fait intéressant concernant le vote de confiance qu'avait intenté
le PDG du Crédit Agricole. Il avait alors utilisé ce vote de
confiance pour contrer l'offensive des Caisses régionales, aboutissant
à une confrontation entre deux cultures organisationnelles au sein du
Crédit Agricole. D'un côté, la culture « bancaire
», représentée par l'entité cotée du
Crédit Agricole S.A., et de l'autre, la culture « mutualiste »
représentée par les Caisses régionales. Tel que nous
l'avons vu au chapitre de la méthodologie, cette fonction existentielle
que procure la culture à l'organisation, pousse en partie les personnes
à se protéger et adopter des normes élaborées dans
une entreprise et ce, même si ces normes peuvent déclencher des
crises : « défendre ces valeurs destructives est, dans ce cas,
le « prix à payer » afin de ne pas avoir à affronter sa
propre anxiété ». (Pauchant et Mitroff, 2001, p. 104).
De plus, comme nous l'avons mentionné précédemment,
Georges Pauget avait déclaré lors de la conférence de
presse pour justifier les pertes du Crédit Agricole qu' « un jour,
le modèle s'est déréglé ». Ceci
démontre aussi la croyance liée à la 17e
rationalisation qui suppose que « l'origine des crises vient du
mal», et qui consiste à déplacer les
responsabilités et les causes de la crise vers une source externe ou
bien en trouvant le bouc-émissaire.
Ces mécanismes de « rationalisation » ont
également été observés avec le modèle de
désengagement moral de Bandura (1999) qui a été
évoqué dans la méthodologie au niveau 2 de la culture
organisationnelle du modèle de l'oignon. Le tableau 3 des dix
mécanismes de désengagement moral, élaboré par
Pauchant et al., (2015) et présenté en méthodologie,
reportait des citations textuelles issues du milieu financier de Wall Street.
Il y avait par exemple des affirmations telles que « Le sous-produit
de ce que nous faisons, c'est le chaos, et personne n'est responsable de ce
chaos » illustrant le mécanisme de la diffusion de la
responsabilité; «La révolution de la finance
immobilière a ... conduit à une autre transformation radicale...
L'économie est aujourd'hui moins cyclique.» traduisant le
mécanisme du déni de conséquence; ou bien « Vous
savez, ceux qui s'occupaient du détail de la transaction étaient
peut-être au courant. Moi non.» correspondant au
mécanisme du déplacement de la responsabilité (Pauchant et
al., 2015). Ces mécanismes du désengagement moral issus du milieu
financier de Wall Street révèlent l'influence de la culture
organisationnelle et industrielle sur le comportement des individus et
84
leur prédisposition à accumuler des actions
à risque systémique. De même, ces mécanismes ont
également été observés dans le cas du Crédit
Agricole tel que vu précédemment en analysant le discours de
George Pauget lors de son entretien radio chez France Inter.
Par ailleurs, le fait que les dirigeants des Caisses
régionales du Crédit Agricole avaient désigné
indirectement Georges Pauget comme responsable des pertes de la banque, ceci
peut être assimilé à la désignation d'un
bouc-émissaire. Cette réaction est également liée
à la 17e rationalisation, selon la croyance que «
l'origine des crises vient du mal », au niveau de la culture
organisationnelle du modèle de gestion de crise abordée en
méthodologie. En effet, Georges Pauget, malgré lui-même,
s'est vu désigné comme étant responsable des pertes
financières encourues par le Groupe alors qu'en réalité,
ce n'est pas aussi simple. Tel que nous l'avons vu à la section de la
crise financière de la revue de littérature, c'était une
crise systémique, extrêmement complexe. Les facteurs de crise sont
interdépendants et reliés, qui se sont mis en place durant des
décennies sur la base de décisions politiques et
économiques au niveau macroéconomique, et de décisions
stratégiques au niveau microéconomique.
La désignation d'un bouc-émissaire comme
mécanisme de défense en vue de déplacer la
responsabilité a également été observée dans
l'étude du cas de la crise nucléaire de Fukushima par Guntzburger
et Pauchant (2014). Le tableau 6 à l'Annexe 3, illustrant trois
mécanismes systémiques de défense dans le cas de cette
crise, révèle entre autres que les principaux acteurs
responsables, durant la crise, ont utilisé, en premier lieu, le
phénomène naturel lié au séisme comme
bouc-émissaire. Puis en second lieu, en désignant directement les
autres acteurs (Guntzburger et Pauchant, 2014).
En dépit du fait que Georges Pauget a pu se maintenir
en poste, ce ne fut le cas de Marc Litzer, PDG de Calyon, qui fut
révoqué de sa position. Ce fut ce dernier qui a pris le
rôle de « bouc-émissaire ». Pourtant, cela faisait
seulement que quelques mois que Marc Litzer avait eu ce poste. De plus, des
proches collaborateurs ont témoigné du contexte difficile dans
lequel il a pris ses fonctions et que les Caisses régionales avaient
« pris leur revanche sur l'homme qu'elles désignaient comme
étant responsable de l'exposition de la banque aux marchés
financiers sophistiqués mais hautement risqués » (Hall,
2008, p. 1). Nous constatons une fois de plus l'utilisation de la
17e rationalisation qui déplace les causes et
responsabilités vers une source externe ou une personne. Le fait de
désigner un « bouc-émissaire » est très courant
dans les organisations en cas de crise mineure ou majeure. Il est
évident qu'il y a bien un responsable ou des responsables, mais ce que
l'on constate dans le milieu bancaire et financier, est que souvent,
désigner un responsable du problème ou de la crise apparaît
comme une solution évidente et règle le problème. Or le
véritable problème, les sources profondes de la crise,
liées entre autre à la
85
nature du système financier et le comportement des
individus, n'ont pas été réellement discutées ni
communiquées par le Crédit Agricole.
Au niveau de la structure organisationnelle du modèle
de gestion de crise, la principale observation faite est que la structure
hybride du Groupe Crédit Agricole met en péril l'application du
processus démocratique propre à la structure coopérative
initiale, ce qui peut contribuer à amplifier la crise. Cette
complexification des organigrammes avec la coexistence de filiales S.A. et
d'activités traditionnelles du réseau coopératif peut
conduire à une banalisation des structures, des activités et
globalement à une « démutualisation » (Batac, Maymo et
Pallas-Saltiel, 2008). La complexification des organigrammes, la
technicité croissante des produits financiers, la perte
d'identité coopérative et la dispersion du sociétariat
d'origine et de son implication au profit du concept de «
sociétaire-épargnant », la juxtaposition de cultures
d'entreprise différentes, l'existence accrue de rentabilité sont
des évolutions du modèle coopératif qui déplacent
les lieux de pouvoir vers le haut de la pyramide (Batac et al., 2008). En
d'autres termes, le schéma organisationnel de la coopérative en
pyramide inversée, où le sociétariat de base
contrôle par délégation (expression du pouvoir
démocratique coopératif) le sommet de la pyramide, se transforme
en un modèle de fonctionnement de groupes S.A. (sociétés
anonymes), marqué par la concentration de pouvoir à la tête
de groupe et des lieux de décisions (Batac et al., 2008). Cela aboutit
dès lors à l'émergence de nouveaux conflits liés
à la création de valeur et à son partage, et cela peut
également amener certaines entités constitutives à se
percevoir mutuellement comme concurrentes et non comme parties liées par
un même objectif. Ce fut le cas du Crédit Agricole pendant les
tumultes de la crise financière. Tel que nous l'avons vu, les deux
principales parties constituantes du Groupe, Caisses régionales d'un
côté, Crédit Agricole S.A. de l'autre, avaient plus des
rapports de force pendant le processus de gestion de la crise. De plus, en
observant les organigrammes du Groupe Crédit Agricole (voir Annexe 9),
il ne semble pas y avoir d'unité, de cellule ou de département
dédié à la gestion de crise et ce, avant, pendant et
après la crise financière. Il n'y avait pas non plus de
stratégie de gestion de crise clairement énoncée telle que
nous le verrons dans la prochaine section.
Enfin, au niveau de la stratégie organisationnelle,
comme nous l'avions observé au chapitre 3, le Crédit Agricole
n'avait pas véritablement de plan stratégique de gestion de crise
intégré à sa stratégie globale. La banque verte, de
par les plans d'actions pour gérer la crise dans l'immédiat
durant la crise financière, a pour cadre stratégique le
modèle de type « stratégie compétitive » que
nous avons vue à la section portant sur la structure de gestion de crise
au chapitre de la méthodologie. En d'autres termes, c'est
l'intérêt et la compétitivité qui ont
été érigés en normes prédominantes sur les
normes coopératives et de gestion de crise. En effet, l'analyse de la
revue de presse du Crédit Agricole a révélé que la
société cotée du Crédit Agricole domine amplement
le réseau des Caisses. Ceci démontre également qu'il y a
une certaine dissociation entre la stratégie globale et la
stratégie de gestion de crises, puisque cette dernière implique
que l'organisation prend en considération son environnement et
La gestion de crise au niveau individu de Desjardins a
été principalement observée sur la base du dossier
86
l'ensemble des composantes qui font partie de ce dernier. Tel
que cela a été mentionné à la méthodologie,
Pauchant et Mitroff (2001) avaient souligné que la
complémentarité et l'interdépendance entre ces deux formes
de gestion stratégiques ne sont pas assez reconnues et
appliquées. Ceci est d'autant plus important lorsqu'il s'agit d'une
banque coopérative puisque comme nous l'avons vu à la revue de
littérature, la raison d'être d'une banque coopérative est
d'offrir à ses membres le meilleur des services, une participation
démocratique et de contribuer à développer la
collectivité. Ceci en versant les excédents pour
l'éducation, l'environnement, l'entrepreneuriat, la solidarité
etc. afin de soutenir le développement de l'économie sociale et
solidaire. Or, la crise financière a révélé que les
pertes encourues par le Crédit Agricole ont affecté l'ensemble du
Groupe et cela s'est même répercuté sur les
résultats des Caisses. Autrement dit, c'est les membres et l'ensemble de
la communauté qui ont été affectés par les
déboires de la banque coopérative via ses opérations
à haut risque sur le marché financier international. Ceci peut
être expliqué par le fait que la direction générale
n'avait pas intégré la gestion de crises dans sa gestion globale
et internationale. Ceci lui aurait éventuellement permis d'identifier
les signes précurseurs d'une crise, d'avoir une gestion
préventive et de prendre en compte les risques et conséquences
sur son environnement et l'ensemble des parties prenantes.
Cependant, la gestion stratégique dépend des
trois autres niveaux du modèle de gestion de crise, c'est-à-dire,
l'individu, la culture et la structure. Or, nous avons vu que le comportement
des individus est déterminant dans la culture organisationnelle et que
ces derniers sont inter-reliés. La culture organisationnelle du
Crédit Agricole est composée de deux sous cultures, l'une
bancaire et l'autre mutualiste. Cette particularité de la culture
organisationnelle a engendré des tensions et conflits durant la crise
financière entre les dirigeants de la société cotée
et ceux des Caisses. Ceci démontre que l'expression d'une volonté
cohérente n'était pas possible durant la crise, ce qui contribue
plus à l'amplifier. Autrement dit, la fonction existentielle de
l'organisation qu'est la culture, propulsée par la structure et
stratégie, était déficiente. Or comme cela a
été évoqué par plusieurs auteurs dans la revue de
littérature et méthodologie, la culture est essentielle et
nécessaire pour renforcer une gestion de crises non seulement
systémique mais également éthique car la
réglementation ne garantit pas que les individus la respectent. Si une
culture organisationnelle est basée sur des comportements
déviants et inflationnistes, cela implique un obstacle important,
dès le premier niveau de l'individu, pour le développement de la
gestion systémique de crises. Ceci rend alors très difficile
l'intégration d'une gestion de crise au dernier niveau de la
stratégie selon le modèle de la gestion de crise, ce qui
démontre l'importance de la reconnaissance du rôle de l'individu
et les dimensions psychologiques et sociales dans la gestion de d'institutions
financières, banques coopératives et d'activités
financières.
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