II.2.2. L'éducation traditionnelle au village de
Rantolava
A côté de l'éducation de type occidental,
les villageois utilisent d'autres systèmes et méthodes
éducatives. Chaque parent se charge d'éduquer ses enfants,
notamment sur les pratiques de bonnes manières et du savoir-vivre. Cette
éducation se transmet à travers de traditions orales. Et, selon
FANONY Fulgence, la tradition orale betsimisaraka du Nord distingue toute une
variété de genres, que l'on peut
39 RN5 : Route Nationale n°5
35
répartir en trois classes. Il rapporte d'abord les
genres narratifs (les contes angano, les légendes korambe,
les discours kabary, les récits historiques
tantara, et les généalogies jijy
karazaña), ensuite les genres sapientiaux (les proverbes
öhabölaña, les propos galants fankahitry,
les circonlocutions hainteny, les maximes völantô,
et les devinettes et contes-devinettes ankamantatra), et enfin, les
genres poétiques (les dits, jijy, söva et
tökatöka ; les chants ôsiky et les comptines
enfantines dölan-jaza)40.
Dans le présent chapitre, nous analyserons chacun de
ces genres et de décrirons son utilité dans la croissance et le
développement de l'individu. Pour ce faire, nous prenons, au moins, un
exemple de chaque. L'exemple est choisi en fonction de sa place dans la
société actuelle.
II.2.2.1. Les genres narratifs a) L'angano (contes)
Le conte, souligne FANONY Fulgence, est le véhicule
d'un savoir transmis de génération en génération
qui, bien au-delà des leçons de morale sociale évidentes
et souvent simplistes, perpétue des modèles de vie et contribue
à former la vision du monde propre aux individus appartenant à
une culture donnée. Dans la soirée, en attendant et/ou
après le dîner, tous les enfants se rassemblent autour du
père de la famille qui raconte une histoire issue des contes. C'est
grâce à ces derniers que le père ou l'aîné
transmet des messages ou de comportements que les enfants doivent adopter ou
non, de leur faire comprendre une situation ou une tradition.
40 FANONY Fulgence, (2001). L'oiseau grand-tison et autres
contes des Betsimisaraka du Nord (Madagascar), Littérature orale
malgache, tome 1. L'Harmattan, 2001, p.10
Voici un exemple d'un conte concernant le chat et la souris :
Ra-posy sy ra-valavo
|
Le chat et la souris
|
1- Talöha elabe tañy hono, dia
mpinamaña be ra-posy sy ra-valavo;
2- Indraiky andro, tafara-dià zareo ary sendra
renirano ka voatery nañamboatra lakañan-tsomanga
hitsakaña;
3- Izy koà vita ny lakaña, dia
nivariña zareo roa ary nitsaka, ka ra-posy talöha ary ra-valavo
tafara,
4- Tan-dalaña anefa, mikiky ny lakaña
ra-valavo, hömana ilay tsomanga.
5- Nañotany hono ra-posy: ino marö raha
mañeno zañy ra-valavo?
6- Namaly hono ra-valavo:
mañamboamboatra pilasy foaña...
7- Isaky ny mañotany hono ra-posy, dia mitovy
foaña ny valin-tenin'ny ra-valavo;
8- Farany tömbaka ny lakaña, ary dia
lentika;
1-
36
Il était une fois où le chat et la souris
étaient de bons amis ;
2- Un jour, en se promenant, ils arrivèrent au
bord de la rivière et, pour continuer leur trajet, ils devaient
construire une pirogue en patate ;
3- Après avoir construit ladite pirogue ils
montèrent à bord, le chat devant et la souris
derrière.
4- Et à bord, la souris ne cesse de grignoter en
mangeant la pirogue [patate],
5- Le chat lui demandait : quel est ce bruit ?
6- La sourie répondait : j'arrange ma place
!
7- A chaque fois que le chat posait la question, la
souris lui répondait par la même réponse.
8- Finalement la pirogue s'est écoulée
;
9- Ra-posy anefa nahay niloma flo, ka dia niloma flo izy
nitsaka;
10- Ra-valavo kosa tsy nahay niloma flo ka dia niantso
vonjy tamin'ny ra-posy fa efa tady ho sempotra.
11- Tsy na fleky anefa ra-posy satria fantany fa noho ny
fitiavan-
te flan'ny ra-valavo no nahalentika anjare.
12- Farany, efa nihevi-te fla ho faty izy ka dia niangavy
mafy an-dra-posy : havoty zaho fö izy koà tonga an-tanety zaho
hoaninao!
13- Nalaka toky tsarabe ra-posy, ary na flomia toky
ra-valavo;
14- Lasa fla ra-posy nalaka azy, ary tonga tsarabe
tan-tanety ra-valavo;
15- Na flotany amin'izay ra-posy: efa pare amin'izay
ö? (izy efa maika te-hihina fla)
16- Namaly ra-valavo : andraso maimai fly hely fö
mböla le fly!
17- Mandritra iza fly fotoa fla izany anefa izy efa
manomboka mangady lavaka hilifasa fla,
18- Farany, tafalefa ra-valavo ary tsy
9- Le chat savait nager et, il a nagé jusqu'au
bout de la rivière.
10-
37
Par contre, la souris ne savait pas nager et elle demanda
au chat de lui venir en aide,
11- Le chat a refusé parce qu'il savait que c'est
à cause d'elle, que la pirogue s'est écoulée.
12- Alors, la souris se trouvait au bord de
désespoir et a promis au chat : sauve-moi et tu me mangeras une fois sur
terre !
13- Le chat lui a demandé une confirmation, et la
souris lui a confirmé.
14- Le chat décida alors de la sauver,
15- En arrivant, le chat lui demanda : tu es prête
? (il a hâte de la manger)
16- mais la souris répondit : attends d'abord que
je me sèche!
17- Alors qu'en même temps, elle commence à
creuser la terre pour s'y enfuir,
18- Elle réussit à s'échapper en
passant par le trou parce que le
afaka nañaraka raposy satria tsy mahay mandeha
ambanin'ny tany.
19- Viñitra mafy ra-posy satria nofitahin'ny
ra-valavo ary nañoziña ny taranany izy nañano hoe: izy
kö mbola taranako foaña dia tsy maintsy mañejika sy mamono
sy hihinaña ireñy valavo ireñy.
20- `zeñy hono no mahatonga ny posy sy ny valavo
mifañejika hatramin'izao!
chat, par contre n'était pas capable de suivre son
trajet sous terre, et il s'est senti trahi,
19- Furieux, il a ordonné à ses descendants
de ne pas laisser aucune souris à s'échapper devant eux ;
20- C'est ainsi que le chat et la souris sont devenus les
pires ennemis !
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Ce conte nous fait comprendre qu'avant tout agissement, il
faut penser à ses conséquences. Ici, on voit que l'impatience et
la gourmandise de la souris, a failli lui coûter la vie. Et même,
si elle n'a pas perdu sa vie, elle a été cependant privée
de liberté. Alors que si elle n'avait pas été si
égoïste et avec un peu de patience, elle aurait dû attendre
l'arrivée pour manger cette patate. N'est-il pas un «
véhicule d'un savoir transmis de génération en
génération et qui, bien au-delà des leçons de
morale sociale évidentes et souvent simplistes, perpétue des
modèles de vie et contribue à former la vision du monde propre
aux individus appartenant à une culture donnée41
» comme l'a si bien mentionné FANONY Fulgence ?
b) Le korambe (légendes)
Dans les villages betsimisaraka, le korambe
est une sorte d'histoire racontée à un groupe de personnes
en vue d'ouvrir un débat sur un sujet donné. A la
différence
41 Ibid., p.11
d'un conte ou « angano », le korambe
peut être une histoire réelle. Il peut être
également inventé par son initiateur.
D'abord, il permet aux membres d'une société
donnée de s'entraîner à parler en public,
généralement avec les jeunes ayant environ les mêmes
âges. Mais, cette question d'âge n'est pas une condition
indiscutable pour un korambe. Il se peut qu'on assiste à un
korambe dont l'initiateur est l'aîné. Ensuite, c'est une
distraction, un passe-temps : « Korambe amin-karatsiaña :
mampalady kiàka » (Korambe pendant une veillée
mortuaire : la nuit passe vite).
Voici un exemple de korambe enregistré le soir
du 29 août 2015. Il y avait eu plusieurs sujets abordés, mais nous
avons choisi le sujet ci-après. A ce moment-là, c'est le
père de famille qui aborde le sujet. Et, dans la maison, il y avait son
épouse, ses trois enfants, deux amis proches à la famille, sa
belle-fille (épouse de son fils aîné), une personne
importante du village (Tangalamena) et nous-même.
1. Indraiky andro, nandeha namonjy
taban-drafözaña ny vinanton'ôloño,
2. Kanjo böka, betsaka amoko be tany nandrian-jare
tao ka nivölaña rafözan'öloño : « à
ravinanto ô, anao midira añaty lay fö misy amoko ai !
»,
3. Tsy nahasahy zalahy io ;
4. Tonga andro hafa, efa paré koà ny
rafözan'ôloño,
1. Un jour, un homme (gendre) est venu pour aider sa
belle-mère dans son travail,
2.
39
Or, la cabane où ils dorment était pleine de
moustique et la belle-mère a dit à son beau-fils : « mon
gendre, entre dans la voile-mousquetaire parce qu'il y a beaucoup de moustiques
! »
3. L'homme n'a pas osé de le faire ;
4. Un autre jour, la dame continue à inviter son
gendre à entrer dans sa voile-mousquetaire ;
5. Farany, niditra tañaty lay zalahy, tsy
nahadiñy.
6. Izy koa tönga tao böka, nandry. Nefa,
sambaha hitodika amin-drafözaña, tsy sahiny;
7. Lasaña roa andro, karaha zèñy
foaña. Farany tsy nahadiñy eky ny rafözan'ôloño
kai nivölana: «anao io kony ravinanto, nañomezako zanako anao
iñy kony, anao tsy havako ai; tokony hiditra añaty dara anao
»
8. Niditra ny vinanton'ôloño ary
tafañano ny raha natahöraña ary ela ny ela, bikibo möka
ny rafözan'ôloño io;
9. Pé, nikabaron'ôloño böka i
zalahy vinanto io.
10. Nihöla böka i zalahy io, ary notantarainy
ny raha jiaby. Pé, voakabaro koa ny rafözan'ôloño
satria na mañano karaha akôry ny amoko, ny vinanto tsy
fantsôviña añaty lay.
5. Finalement, cet homme n'a pas pu résister et il a
accepté.
6.
40
A l'intérieur, il a dormi. Cependant, il n'a pas
osé tourner en face de sa belle-mère ;
7. Après deux jours, toujours la même chose. Et,
la belle-mère demande encore : « mon gendre, si je t'ai
accepté pour prendre ma fille, c'est parce que nous n'avons pas un lien
de sang ; donc tu peux entrer dans ma couverture »
8. Le beau-fils accepte et ils ont fait ce que l'on craint
déjà et la belle-mère a tombé enceinte.
9. En conséquence, le beau-fils a fait l'objet d'une
sanction sociale qui est le kabaro.
10. A son tour, il a riposté et raconte tout ce qui
s'est réellement passé. Alors, la belle-mère a
été aussi sanctionnée de la même manière
parce que quelle que soit la circonstance (ici, les moustiques), on ne peut pas
demander ou inviter son beau-fils à dormir dans son lit.
41
A la fin de l'histoire, une question a été
posée : qui est le fautif ? Puis, le débat est ouvert à
toutes les personnes présentes. En fait, ce korambe a
été initié pour apprendre aux jeunes les limites de la
relation qui devrait exister entre les beaux-parents et leur gendre.
c) Le rasavölaña (discours)
En ce qui concerne le rasavölaña, il
s'agit d'un discours partagé entre le «
mpirasavölaña » (celui qui est à l'origine du
discours, qui prend la parole en premier et explique l'objet de la rencontre
et/ou de sa prise de parole) et le « mpamaly
rasavölaña» (celui qui, par son statut social, est
généralement l'aîné, si la parole s'adresse à
un groupe de personne ; ou celui à qui la parole est directement
destinée). Le rasavölaña nous apprend la culture
d'écoute. Au moment de l'intervention du
mpirasavölaña, les autres personnes gardent le silence et
écoutent attentivement ce qu'il raconte. Et, en répondant, le
mpamaly rasavölaña, reformule à sa manière
ce que le mpirasavölaña a dit pour faire preuve qu'ils ont
non seulement bien écouté, mais aussi et surtout bien compris. Ne
voit-on la une forme d'écoute active ? Mais à côté
de cette question d'écoute, on observe également un silence qui
encadre l'apprentissage de l'assistance à travers les proverbes
utilisés pour ficeler le rasavölaña. Ce dernier,
utilisé dès la naissance jusqu'à la mort des gens, tient
une place importante dans l'éducation des enfants, des jeunes voire des
adultes. Il s'agit d'une éducation pour tout âge et à tout
endroit.
d) Le jijy karazana
(généalogies)
Le jijy karazana se fait à tout grand
rassemblement villageois et familial. Généralement, tout
évènement ou cérémonie d'une grande importance est
précédé d'un tsimandrimandry (une sorte de
veillée culturelle, voire une soirée). Pendant la soirée
où la plupart des jeunes s'amusent à faire du totorebika
(danser), d'autres par contre, en particulier les garçons, en
profitent pour s'amuser à draguer les jeunes
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filles car les parents et les aînés sont tous
préoccupés, soit par les préparatifs, soit par les
boissons alcooliques. Notons qu'en betsimisaraka, tous les aînés
doivent prendre un verre d'alcool.
Par ailleurs, avoir une relation amoureuse avec un membre de
la famille est strictement interdit au village betsimisaraka de
Rantolava, même s'il s'agit d'une famille lointaine. Aussi à
chaque regroupement, il faut laisser place à un jijy karazana,
une sorte de présentation traditionnelle. Non seulement il permet aux
uns et aux autres de se faire connaissance (surtout entre les membres de la
même famille), mais aussi, par le biais du jijy karazana, les
jeunes sont en mesure de catégoriser ceux qu'ils peuvent
fréquenter ou non.
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