L'assemblée nationale comme pouvoir constituant dérivé au Cameroun entre 1990 et 2008( Télécharger le fichier original )par Jules Bertrand TAMO Université de Dschang Cameroun - Master de droit public 2011 |
2 - Distinction entre le pouvoir constituant dérivé et le pouvoir constituant originaireIl découle des précisions ci-dessus relevées que les auteurs positivistes opposent le pouvoir constituant originaire au pouvoir constituant dérivé sur différents points : les circonstances de leur exercice, leur nature, leur titulaire, leur forme, etc. Selon les auteurs formalistes, le pouvoir constituant originaire s'exerce dans le vide juridique. Il peut exister, selon eux, deux types de vide juridique : le vide juridique déjà existant et le vide juridique créé. Le vide juridique déjà existant se produit dans les circonstances de naissance d'un nouvel Etat . Dans ce cas, le pouvoir constituant originaire, pour fonder un nouvel Etat, pour établir une nouvelle Constitution, ne détruit pas un Etat, n'abroge pas une Constitution ; il construit seulement. Dans une telle situation, le pouvoir constituant originaire comble le vide juridique en faisant une nouvelle Constitution, en fondant un nouvel Etat. L'Etat qu'il fonde ainsi est un Etat tout neuf qui n'existait pas avant ; la Constitution qu'il établit est aussi la toute première Constitution de l'Etat. Ils notent qu'un tel vide juridique peut se produire dans les circonstances telles que la guerre, la décolonisation, la guerre d'indépendance, la fédération des Etats indépendants, le démembrement d'un Etat, etc . Il est évident que dans une telle situation, le pouvoir constituant originaire ne peut pas être de nature juridique. Il n'est qu'un pur fait, non susceptible de qualification juridique. Car, puisqu'il n'y a jamais eu de Constitution, l'établissement de la première Constitution du pays ne peut être régi par aucun texte. C'est-à-dire que l'acte de l'établissement de la première Constitution ne repose sur aucune règle juridique préalable. Dans cette hypothèse, le pouvoir constituant originaire tire sa validité de lui-même, non pas d'une règle juridique préalable. Le deuxième type de vide juridique, c'est-à-dire le vide juridique créé, apparaît dans les circonstances de changement du régime dans un Etat déjà existant. Dans ce cas, il existe déjà un ordre juridique en vigueur. Le pouvoir constituant originaire, d'abord en abrogeant la Constitution existante, crée un vide juridique, et après, en en faisant une nouvelle, il le comble. En d'autres termes, le pouvoir constituant originaire détruit d'abord, reconstruit ensuite. L'établissement de cette nouvelle Constitution n'est pas réglementé par l'ancienne Constitution. De même, selon les auteurs formalistes, le titulaire du pouvoir constituant originaire se détermine par les circonstances de force. Comme l'indique CARRE de MALBERG, « les mouvements révolutionnaires et les coups d'Etat offrent ceci de commun que les uns et les autres constituent des actes de violence et s'opèrent, par conséquent, en dehors du droit établi par la Constitution en vigueur. Dès lors il serait puéril de se demander, en pareil cas, à qui appartiendra l'exercice légitime du pouvoir constituant. A la suite d'un bouleversement politique résultant de tels événements, il n'y a plus, ni principes juridiques, ni règles constitutionnelles : on ne se trouve plus ici sur le terrain du droit, mais en présence de la force. Le pouvoir constituant tombera aux mains du plus fort »21(*) . En revanche, le titulaire du pouvoir constituant dérivé est déterminé par les Constitutions. En d'autres termes, pour savoir à qui appartient le droit de réviser la Constitution, il suffit de se reporter à la Constitution elle-même. C'est la Constitution qui prévoit l'autorité qui va la réviser . Les Constitutions attribuent en général ce pouvoir à l'un des organes qu'elles ont établis, par exemple au Parlement ou bien elles le partagent entre les organes qu'elles ont fondés, par exemple entre le Parlement et le Chef de l'Etat. Par ailleurs, il y a des Constitutions qui prévoient l'intervention du peuple par les voies référendaires22(*). Le pouvoir constituant originaire est un pouvoir illimité. Car lorsque le pouvoir constituant originaire élabore une Constitution, il ne rencontre aucune règle qui va le limiter. Puisqu'il n'y a pas ou qu'il n'y a plus de Constitution en vigueur, on se trouve dans une situation de vide juridique, c'est-à-dire qu'il n'existe plus de règle supérieure à la volonté du pouvoir constituant originaire. C'est pourquoi le pouvoir constituant originaire est un pouvoir initial, autonome et inconditionné. En revanche, le pouvoir constituant dérivé est un pouvoir limité au moins par les conditions de procédure dans lesquelles il s'exerce23(*). Enfin, selon les auteurs positivistes, les modes suivant lesquels le pouvoir constituant originaire établit une nouvelle Constitution ne peuvent pas être juridiquement déterminés. En d'autres termes, les modes d'établissement des Constitutions sont des modes purs, non susceptibles de qualification juridique. Puisque le pouvoir constituant originaire est inconditionné, il n'est subordonné à aucune procédure. Il est libre de prononcer sa volonté selon les modalités qu'il fixe lui-même . Par contre, les modes suivant lesquels le pouvoir constituant dérivé révise une Constitution en vigueur, sont des modes juridiques24(*). On peut, au regard de ce qui précède, penser qu'entre pouvoir constituant originaire et pouvoir constituant dérivé il n'existe aucun point commun. Ceci n'est vrai qu'en partie car, il y a entre ces deux pouvoirs un certain lien qui peut être appréhendé sous l'angle de leur fonction. En effet, du point de vue de leur fonction, il n'existe aucune différence entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé. Ils exercent la même fonction : édicter des normes constitutionnelles. De ce point de vue, le pouvoir constituant dérivé est l' « équivalent » du pouvoir constituant originaire. Il n'y a aucune différence de force juridique entre la règle initialement posée par le pouvoir constituant originaire et celle ultérieurement édictée par le pouvoir constituant dérivé. Toutes les deux sont de même valeur juridique en tant que règles se trouvant dans la même Constitution. En d'autres termes, le pouvoir constituant dérivé qui est créé par le pouvoir constituant originaire, exerce la même fonction que celle qu'exerce son créateur. Ceci est la conséquence logique de la théorie selon laquelle il n'existe pas de hiérarchie entre les normes d'une Constitution25(*). La distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé selon la conception matérielle est privilégiée par les auteurs non positivistes. Cette distinction a été préparée par Carl SCHMITT puis reprise récemment par Olivier BEAUD. En effet, selon Carl SCHMITT, il n'y a qu'un pouvoir constituant, c'est celui qu'il appelle le pouvoir constituant tout court et le pouvoir de révision constitutionnelle n'est pas un pouvoir constituant. Il l'écrit clairement : « Le pouvoir constituant est un et indivisible... »26(*) . Selon lui, le pouvoir constituant s'exerce dans l'acte de la décision politique fondatrice et il peut même exister « un pouvoir légiconstitutionnel de ``modification'' ou ``révision'' des lois constitutionnelles ». Mais, il faut en distinguer le pouvoir constituant lui-même . En effet, Carl SCHMITT définit le pouvoir constituant comme « la volonté politique dont le pouvoir ou l'autorité sont en mesure de prendre la décision globale concrète sur la forme et le genre de l'existence politique propre, autrement dit déterminer l'existence de l'unité politique dans son ensemble » 27(*) . Il distingue le pouvoir constituant et le pouvoir de révision constitutionnelle par leur objet. L'objet du premier est la « Constitution » (Verfassung) et l'objet du second est les « lois constitutionnelles » (Verfassungsgesetz) . Le pouvoir constituant serait donc le pouvoir de donner une nouvelle Constitution , alors que le pouvoir de révision constitutionnelle ne serait que le pouvoir de modifier le « texte des lois constitutionnelles en vigueur jusqu'alors »28(*) . En d'autres termes, Carl SCHMITT fonde la distinction entre le pouvoir constituant et le pouvoir de révision constitutionnelle sur sa distinction entre la Constitution et les lois constitutionnelles29(*). L'importance pratique de la distinction entre la Constitution et les lois constitutionnelles apparaît du point de vue de leur révision. Selon Carl SCHMITT , la « Constitution », c'est-à-dire les décisions politiques fondamentales, ne peut pas être modifiée par la procédure de révision constitutionnelle . En effet, l'auteur définit la révision de la Constitution comme la « modification du texte des lois constitutionnelles en vigueur jusqu'alors »30(*) , et non pas comme la modification de la « Constitution », c'est-à-dire des décisions politiques fondamentales qui constituent la substance de la Constitution . Dans le même ordre d'idées, et s'inspirant de la théorie de Carl SCHMITT, le Professeur Olivier BEAUD, affirme que l'acte constituant et l'acte de révision sont, ainsi que les pouvoirs qui s'y rattachent, fondamentalement distincts et opposés31(*) . Il les dénomme de manière différente : « l'acte qui édicte la Constitution s'appellera ici l'acte constituant et l'acte qui révise la Constitution s'appellera ici l'acte de révision, de même l'autorité qui prend le premier se nommera le ``pouvoir constituant'' tout court (à la place du pouvoir constituant originaire) et le second le pouvoir de révision ou le pouvoir de révision constitutionnelle (à la place du pouvoir constituant dérivé) »32(*) . En effet, pour le Professeur Olivier BEAUD, il n'y a qu'un pouvoir constituant, c'est celui que nous appelons le pouvoir constituant originaire. Le pouvoir de révision n'est jamais un pouvoir constituant, il n'est qu'un pouvoir constitué. Selon lui, les matières touchant à la souveraineté nationale du peuple relèvent de la compétence du pouvoir constituant et celles qui ne la concernent pas relèvent du pouvoir de révision . Car, d'après lui, seul le pouvoir constituant et jamais le pouvoir de révision peut remettre en cause la souveraineté nationale du peuple . Ainsi, lorsque le pouvoir constituant intervient, pour déterminer son type (originaire ou dérivé), selon le Professeur Olivier BEAUD, il faut d'abord rechercher si l'objet de sa décision porte sur des dispositions fondamentales (sur des matières de souveraineté) ou sur des objets secondaires . Alors, s'il porte sur des « matières de souveraineté », il est le pouvoir constituant originaire ; s'il porte sur des « objets secondaires », il est le pouvoir de révision constitutionnelle. * 21 Cité par GOZLER (K.), Le pouvoir constituant, op. cit. * 22 Cependant, pour le choix du titulaire du pouvoir constituant dérivé entre ces organes, il n'y a pas de contrainte juridique qui s'impose au pouvoir constituant originaire. Ce dernier est libre de choisir comme il lui plaît l'un de ces organes. Entre l'attribution du pouvoir constituant dérivé au peuple et celle à un roi, il n'y a aucune différence juridique ; même si cette dernière peut être considérée comme non démocratique . Les deux solutions, l'une et l'autre, sont des solutions juridiques. Car, elles, l'une et l'autre, reposent sur une règle constitutionnelle préalablement posée par le pouvoir constituant originaire. Puisque le pouvoir constituant originaire est un pouvoir de nature non juridique, il peut désigner le titulaire du pouvoir constituant dérivé comme il lui plaît. * 23 Mais, il n'existe pas d'unanimité en doctrine sur ce point. En effet, même dans la doctrine positiviste, il n'y a pas d'unanimité sur la question de la limitation du pouvoir constituant dérivé. Selon certains auteurs, le pouvoir constituant dérivé est lié par certaines limites. Par contre, les autres affirment que ces limites n'ont aucune force obligatoire. Elles ne sont que des barrières de papier. Bref, la question de la limitation du pouvoir constituant dérivé est fort controversée. V. à ce propos BEAUD (O.), La puissance de l'Etat, op. cit., pp. 329 et suiv. * 24 Mais à ce propos, il n'y a pas de règle universelle qui s'impose aux Constitutions. D'ailleurs, du point de vue juridique, il n'existe pas d'obligation de choisir telle ou telle procédure. Le pouvoir constituant originaire est libre de fixer la procédure suivant laquelle le pouvoir constituant dérivé va réviser la Constitution, comme il est libre de déterminer le titulaire de ce pouvoir. * 25 Dans la conception formelle de la Constitution, ce qui compte, c'est la forme, non pas le contenu des règles. Par conséquent, les règles qui se trouvent dans une Constitution, quelle que soit leur source (le pouvoir constituant originaire ou le pouvoir constituant dérivé) ont toujours la même valeur. La différence chronologique n'a aucun effet sur la valeur juridique d'une norme. Bref, la règle posée par le pouvoir constituant originaire et celle posée par le pouvoir constituant dérivé, toutes les deux, occupent le même rang dans la hiérarchie des normes. * 26 Cité par GOZLER (K.), Le pouvoir constituant, op. cit. * 27 Ibid. * 28 Ibid. * 29 Celles-ci contiennent telles ou telles normations particulières . SCHMITT (C.) illustre les lois constitutionnelles par les exemples suivants tirés de la Constitution de Weimar : article 129 : « le fonctionnaire doit se voir garantir l'accès à son dossier personnel » ; article 149 : « les facultés de théologie sont maintenues dans les universités ». Il donne également quelques exemples à la « Constitution », c'est-à-dire aux « décisions politiques fondamentales » dans le cas de la Constitution de Weimar : la décision en faveur de la démocratie (art.1), la décision pour la République contre la monarchie (art.1 : « le Reich allemand est une République »), la décision en faveur d'une structure d'Etat fédéral, la décision pour une forme fondamentalement représentative et parlementaire du législatif et du gouvernement, etc. Selon SCHMITT (C.) , ces principes ne sont pas des lois constitutionnelles, « ce sont les décisions politiques concrètes qui fixent la forme d'existence politique du peuple allemand et forment le présupposé fondamental de toutes normations ultérieures, même celles données par les lois constitutionnelles » . « Elles forment la substance de la Constitution ». V. à ce propos GOZLER (K.), le pouvoir constituant, op. cit. * 30 Cité par GOZLER (K.), Le pouvoir constituant, op. cit. * 31 Cf. BEAUD (O.), La puissance de l'Etat, op. cit., p. 315. * 32 Ibid., p. 315. |
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