C. Existence d'un éventuel droit
d'ingérence humanitaire
L'article 2 §4 de la Charte de l'ONU interdit le recours
à l'emploi de la force « soit contre l'intégrité
territoriale ou l'indépendance politique de tout Etat, soit de toute
autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies ».
Certains auteurs ont alors conclu que la règle de l'interdiction du
recours à la force ne pourrait pas concerner les interventions
humanitaires.
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Mario BETTATI a
soutenu que d'après cette interprétation de l'article 2 §4
de la Charte, certains recours à la force sont permis50. Si
on raisonne de cette façon, les recours, qui ne sont pas dirigés
« contre l'intégrité territoriale ou indépendance
politique de tout Etat » ou qui ne s'opèrent pas « de toute
autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies », sont
autorisés51. Il concevait le droit d'ingérence
humanitaire comme «
48 THIBAULT Jean-François, «
L'intervention humanitaire armée, du Kosovo à la
responsabilité de protéger : le défi des critères
»,in Annuaire français des relations internationales, Volume
X, 2009, p.1
49 Lire L'intervention humanitaire : Un
problème éthique, Document du Conseil OEcuménique des
Eglises du 17 avril 2000, Suisse, p.1
50 BETTATI Mario, « Un droit d'ingérence ?
», in R.G.D.I.P, tome 95, 1991/3, p.649
51 Lire dans ce même ordre d'idée
LABRECQUE Georges, La force et le droit. Jurisprudence de la cij,
Bruxelles, édition Yvon Blais, Bruylant, 2008, pp.4-22
21
l'aménagement d'un nouvel espace juridique
où se trouveraient indissolublement liés la légitimation
de l'intervention humanitaire et le principe fondamental de
l'indépendance et de la non soumission de l'Etat à l'égard
de l'extérieur »52.
Outre cela, l'exclusion indiscutable des droits de l'homme du
domaine réservé des Etats53 a conduit certains auteurs
et certains Etats à proposer la consécration d'un devoir ou droit
d'ingérence (ou d'intervention) humanitaire, en vertu duquel les Etats
ou les ONG seraient fondés à apporter une aide d'urgence aux
populations se trouvant en état de détresse54. Le mot
a ici une fonction justificative de l'intervention dans les affaires d'un autre
Etat55.
Le texte fondateur de ce droit est la résolution 688 du
Conseil de Sécurité de l'ONU du 5 avril 1991 à propos des
populations civiles irakiennes56. Ce droit trouve aussi ses origines
dans l'allocution du Président François MITTERAND du 14 juillet
1991. Ce qui revient à dire que c'est la France qui a pris l'initiative
de ce nouveau « droit » assez extraordinaire dans l'histoire du
monde, qui est une sorte de droit d'ingérence à
l'intérieur d'un pays, tel que signalé ci-haut, lorsqu'une partie
de sa population est victime d'une persécution57.
Partant de cela, les Etats ont depuis des siècles
tenté de justifier leurs interventions armées dans les affaires
intérieures des autres Etats par des motifs nobles tels que la
défense des droits de l'homme, la défense des minorités,
celle de leurs ressortissants expatriés ou d'autres motifs
d'humanité58.
52 BETTATI Mario, Le droit d'ingérence :
mutation de l'ordre international, Paris, Odile Jacob, 1996, p.9. En
outre, promoteur de cette notion de droit d'ingérence, Mario BETTATI
affirmait que celle-ci est née de l'universalité des droits de
l'homme qui autorise la communauté internationale à demander aux
gouvernements des comptes sur leur manière de traiter leurs sujets.
53 L'arrêt Barcelona Traction de la C.I.J de
1970 déclarait déjà que les droits de l'homme
n'étaient plus de la compétence exclusive des Etats, mais
relevaient désormais de la compétence internationale ; lire aussi
MENNA Yohan, Op-cit, p.3
54NGUYEN QUOC Dinh, DAILLER Patrick, FORTEAU Mathias
et PELLET Allain, Op-cit, 2009, p.493
55 SALMON Jean (dir.), Op-cit, p.579
56 BELANGER Michel, Op-cit, p.93
57 Lire SALMON Jean (dir.), Op-cit, p.580
58 BOUCHET-SAULNIER Françoise, Op-cit,
p.310
22
En effet, Bernard KOUCHNER, l'un des pères fondateurs
de cette notion, affirme, d'une part, que de manière
générale, l'ingérence ne peut se mener au nom d'un Etat,
mais doit être collective et, d'autre part, il qualifie de
licites59 des opérations militaires menées de
manière unilatérale sans le consentement du Conseil de
sécurité telles l'opération Provide Confort qui
s'est déroulé en avril 1991 dans le Kurdistan
iraquien60.
Mais les ambigüités61 qui entouraient
cette notion n'ont pas permis aux Nations Unies de la consacrer. Car l'ONU ne
voulait pas consacrer une notion inverse au principe sacro-saint sur base
duquel elle a été créée, le principe de non
ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat.
Qu'à cela ne tienne, l'humanité a
assisté, dans les années 90, à des opérations
menées sous la bannière de l'ingérence telles que: les
opérations «Provide Confort » au Kurdistan iraquien
1991(première opération militaire occidentale s'appuyant sur le
droit d'ingérence), les opérations « Restore Hope
» en Somalie 1992 (opération menée par 2800 hommes des
troupes italiennes en Somalie pour mettre un terme à l'anarchie qui
régnait en Somalie de manière à restaurer un standard de
vie et des conditions minimales d'existence dans ce pays), l'opération
« Turquoise » au Rwanda 1994 (opération menée
par la France au Rwanda en 1994 pour protéger les populations de la
guerre génocidaire qui déchirait le pays).
L'on ne doit donc pas être tenté de croire, comme
il en a été le cas avec ses partisans, que la doctrine
d'ingérence humanitaire se justifiait par la
59 KOUCHENR Bernard, Le malheur des autres,
Paris, Editions Odile Jacob, 1991, p.291
60TSAGARIS Konstantinos, Le droit
d'ingérence humanitaire, Mémoire de DEA, Université
de Lille II - Faculté de Sciences Juridiques, Politiques, et Sociales,
Année Universitaire 2000-2001, p.26
61 Pour les ambigüités de la notion du
droit d'ingérence lire BOUCHET-SAULNIER Françoise, Op-cit,
2006, p.310 ; NGUYEN QUOC Dinh, DAILLER Patrick, FORTEAU Mathias et PELLET
Allain, Op-cit, 2009, p.493 ; BULA-BULA Sayeman, « L'idée
d'ingérence à la lumière du nouvel ordre mondial »,
in RADIC, Vol.6 n°1, 1994, p.15 ; BULA-BULA Sayeman,
L'ambigüité de l'Humanité en droit international,
Leçon inaugurale à l'occasion de la rentrée
académique 1998-1999 des Universités officielles du Congo,
Académie des Beaux-Arts, Kinshasa, le 29 novembre 1998, Kinshasa, PUK,
1999, p.4 ; DJIENA WEMBOU Michel-Cyr, « Le droit d'ingérence
humanitaire : Un droit aux fondements incertains, au contenu imprécis et
à géométrie variable », in Revue
africaine de droit international et comparé (RADIC), vol.4, n°
3. Londres, La société africaine de droit international et
comparé, 1999 ; KDHIR Moncef, Op-cit, p.901 ; BELANGER Michel,
Op-cit, p.89
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pratique des interventions armées qui ont abouti
à une coutume. Cette pratique ne suffit pas en elle-même pour
établir une coutume. Car dans l'affaire des Activités
militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, la C.I.J
admît que pour déduire l'existence de règles
coutumières, il est suffisant que les Etats y conforment leur conduite
de manière générale. Pour la Cour, les Etats doivent
traiter eux-mêmes les comportements non conformes à la
règle en question comme des violations à celle-ci et non pas
comme des manifestations d'une règle nouvelle. La Cour ajoute, en outre,
que la pratique ne peut être prise en compte que si elle illustre un
accord entre les Etats, qui constituerait une opinion juris
démontrant l'existence d'une règle coutumière.
Mais la question qui se pose est celle de savoir s'il existe
un régime juridique de la notion d'ingérence. Si oui, c'est
lequel ?
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