Penser la justice dans le monde, une urgence Rawlsienne( Télécharger le fichier original )par Eric Christian BONG NKOT Université de Yaoundé 1 - Mémoire rédigé en vue de l'obtention d'un diplôme d'études approfondies ( DEA ) en philosophie. 2009 |
b. Le secteur publicCe secteur vient équilibrer les réflexions sur le secteur privé des libertés. Son développement se focalise sur la question de la limitation de la participation politique. Il comporte deux volets : la limitation égale et la limitation inégale. - La limitation égale Cette notion se donne la quête d'un équilibre politico-institutionnel à partir duquel Rawls cherche à dépasser l'opinion libérale selon laquelle « les libertés politiques ont moins d'importance intrinsèque que la liberté de conscience et la liberté de la personne » 78(*) tout en conservant son attachement au libéralisme classique. Certes l'autonomie individuelle, c'est-à-dire la faculté humaine à s'autogouverner à travers les lois qu'ils construisent, est le fondement de la légitimité de la vie civique. Mais Rawls est conscient du danger que représente l'excès de « participation » politique des individus. Aussi pense-t-il qu'une solution permanente à ce problème devrait porter sur la quête d'un équilibre des forces en présence : accroître la participation politique des citoyens jusqu'au moment où elle devient une menace pour les libertés de base, et inversement. Voici comment Rawls formule cette solution : Nous n'avons besoin ni d'abandonner complètement le principe de la participation, ni de permettre sa domination sans limites. Au lieu de cela, nous devons limiter ou élargir son étendu jusqu'au point où l'accroissement marginal de sécurité que procure à la liberté un usage plus grand des mécanismes constitutionnels devient juste égal à la menace que représente, pour la liberté, la perte marginale de contrôle sur les responsables politiques. La décision n'est donc pas une question de tout ou rien. Il s'agit au contraire d'évaluer l'une par rapport à l'autre de petites variations dans l'étendue et la définition des différentes libertés. La priorité de la liberté n'exclut pas des échanges marginaux à l'intérieur du système des libertés. En outre, elle permet, sans cependant l'exiger, que certaines libertés - par exemple celles couvertes par le principe de participation - soient considérées moins essentielles puisque leur rôle principal est de protéger les autres libertés.79(*) Il ressort de ce propos une filiation de la pensée de Rawls à la pensée libérale de Benjamin Constant, notamment sur le fait qu'il place le secteur public de la société (Etat) au service du secteur privé (l'individu). Mais en même temps, lue dans toute sa rigueur, l'argumentation rawlsienne semble élucider dans un souci d'équilibre, les dangers relatifs à la fois à l'excès et au manque de participation. Réactualisation rawlsienne du vieux conflit opposant la « liberté des modernes » à la « liberté des anciens »,80(*) dont l'analyse ne propose pas de solution originale, mais soulève des conclusions émanant aussi bien des traditions libérales (extension du champ politique) que démocratiques (inégalité de propriété). Pour mieux comprendre la solution rawlsienne à ce conflit, il faut la lire en rapport avec l'ensemble de sa théorie. Les limitations égales pour tous de la liberté de participation politique dépendent de la pleine réalisation des conditions de la « valeur » de cette liberté politique (exigence inscrite dans le premier principe) et d'une limitation de la « valeur » de la liberté d'appropriation (exigence dans le second principe). Mais la logique d'équilibre avancée par Rawls peut être sujette à deux critiques. Premièrement, on ne peut aisément restreindre le pouvoir étatique par une « limitation de la participation ». Au contraire, l'excès de participation politique des citoyens peut se dresser comme un contre pouvoir aux prétentions absolutistes du pouvoir étatique. Donc, c'est l'usage rawlsien de la notion de « participation » qui pose problème. Deuxièmement, dans un Etat, l'intersubjectivité s'exprime aussi bien dans le domaine politique qu'économique. A cet effet, la question de l'équilibre ne peut être examinée en fonction d'un principe. Plutôt, c'est au regard des deux principes pris dans leur ensemble qu'il faudrait l'envisager. La tache de la philosophie politique revient dès lors à définir la nature des institutions assurant un juste partage entre les formes publiques et privées de la propriété. - La limitation inégale Ce volet interpelle le principe de différence qui exige l'égalité dans toutes les situations, sauf au cas où l'inégalité est à l'avantage des plus défavorisés. Dès lors, le raisonnement ici s'oriente dans la perspective de ceux qui ont le moins de libertés politiques. Rawls affirme à cet effet : Il faut toujours justifier une égalité dans la structure de base aux yeux des plus désavantagés. Ceci s'applique à tous les biens sociaux premiers, et, en particulier à la liberté. C'est pourquoi la règle de la priorité nous demande de montrer que l'inégalité des droits serait acceptée par les moins favorisés en échange d'une plus grande protection de leurs autres libertés qui résulterait de cette restriction.81(*) Ce propos s'accorde avec la formulation achevée du premier principe formulé plus loin : « une inégalité des libertés doit être acceptable par les citoyens ayant une moindre liberté »82(*). Au nom de la « limitation inégale », Rawls adhère à la vision utilitariste de la participation politique qui prescrit d'accorder plus de libertés politiques aux plus compétents. Selon le philosophe américain, ce point de vue peut être acceptable à condition qu'il se pose en faveur d'une « plus grande sécurité des autres libertés »83(*) non du bien-être comme semble le soutenir Stuart-Mill. Le problème de la légitimité d'une inégalité des libertés politiques est examiné sur la base des contingences historiques. Le fait fondamental ici est la prise en considération des faits de l'histoire humaine, qui semblent en accord avec la thèse selon laquelle la privation des libertés politiques semble nécessaire au cas où elle est au service de la quête d'un ordre social qui favoriserait la jouissance de la totalité de ces libertés. L'analyse de certains faits historiques, à l'exemple de l'esclavage, du servage, amène Rawls à conclure qu' « il faudrait peut-être renoncer à une partie de ces libertés, quand ceci s'avère nécessaire pour transformer une société moins heureuse en une société où l'on peut jouir pleinement de toutes les libertés égales pour tous ».84(*) Mais cet exposé dégage à son tour des incohérences. La différence de traitement évoqué par le second principe s'envisage, eu égard au bien sur lequel l'on consent au partage inégal. Mais dans le présent exposé, Rawls semble prétendre au contraire : la différence d'accès à la citoyenneté doit procurer un meilleur accès aux libertés personnelles ; la citoyenneté et la liberté personnelle étant deux biens différents. Rawls semble supposer qu'en référence aux « limitations inégales » de participation politique, certains préfèreront moins de citoyenneté pour plus de libertés privées. Une utilisation incohérente du principe de différence (Rawls passe d'un bien à un autre) qui dévoile une dimension jusqu'ici implicite de la « priorité lexicale » du premier principe sur le second. L'aspect le plus évident de cette « priorité lexicale » montre que les libertés ne peuvent être négociables contre le bien-être social. Mais le revers implicite de cette priorité semble nous faire comprendre que, des libertés politiques peuvent être négociables contre des libertés personnelles, en vue d'un meilleur système de liberté. Dans l'ensemble, la pensée de Rawls considère les idées politiques du point de vue de la fin supposée du mouvement de l'histoire, c'est-à-dire le développement et l'affirmation de la démocratie libérale comme mode de gouvernance rationnel qui convient le mieux à l'humanité. A cet effet, il nous fournit une théorie politique trop concrète, historiquement située, puisqu'il rappelle que sa théorie s'inscrit dans l'histoire constitutionnelle américaine.85(*) Son projet politique se nourrit de l'expérience historique de la démocratie constitutionnelle. Ainsi à la quête de l'autonomie complète des citoyens, la théorie rawlsienne des institutions politiques justes dévoile la quête d'un équilibre entre l'individualisme libéral et le socialisme. A la première doctrine, Rawls retient la priorité des libertés individuelles. Au second système, il retient la « valeur équitables » des libertés politiques. Mais si l'idéal de participation de tous est sans cesse rappelé dans l'argumentation rawlsienne, un accent particulier est mis sur les dangers qu'elle comporte. Dangers aux vues desquels Rawls recommande une limitation de la participation politique, au besoin inégale, en vue de la défense des autres libertés. Dès lors l'argumentation en faveur des libertés individuelles se développe avec l'idée qu'une limitation de la citoyenneté pourrait les conforter. Mais sans l'élucidation de l'implication de l'économique dans le politique, cette discussion sur la participation reste incomplète. C'est à cette tache que nous nous attèlerons dans la prochaine section de notre réflexion. * 78 Ibid., p. 266. * 79 Ibid., pp. 266-267. * 80 Benjamin Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes », in Ecrits politiques, textes choisis et présentés par Marcel Gauchet, Paris, Poche/pluriel, 1980, p. 491-515. * 81 John Rawls, Théorie de la justice, p. 268. * 82 Ibid., p. 287. * 83 Ibid., p. 269. * 84 Ibid., p. 284. * 85 John Rawls, Jürgen Habermas, Débat sur la justice politique, Paris, Cerf. 1997. On peut aussi voir Individu et justice sociale, autour de John Rawls, Paris, Seuil, 1998, p. 280. Ici Rawls estime que sa théorie exprime de façon cohérente, l'esprit démocratique contemporain, celui qui inspire les constitutions occidentales. Les principes visent la structure de base d'une démocratie constitutionnelle moderne. |
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