Penser la justice dans le monde, une urgence Rawlsienne( Télécharger le fichier original )par Eric Christian BONG NKOT Université de Yaoundé 1 - Mémoire rédigé en vue de l'obtention d'un diplôme d'études approfondies ( DEA ) en philosophie. 2009 |
2. Les institutions économiques justes.Concevoir de façon adéquate l'articulation entre justice politique et efficacité économique, telle est la finalité des spéculations rawlsiennes sur l'implication de l'économique dans le politique. En d'autres termes, il est ici question de comprendre comment les deux principes de justice Fonctionnent en tant que conception de l'économie politique, c'est-à-dire en tant que critères pour évaluer les rapports économiques et les programmes de politiques économiques, ainsi que les institutions qui leur sont liées.86(*) Dans cette progression d'idées, Rawls définit (et c'est la son mérite) la question de la justice sociale comme articulation entre contractualité et efficacité. Contre l'utilitarisme, il soutient que l'efficacité économique doit être tenue dans le cadre de la contractualité. Pour mieux saisir la portée de cette thèse, nous essayeront d'élucider le sens du concept de marché dans la pensée rawlsienne, de manière à pouvoir comprendre le fondement du lien social, et la place des rapports non marchands dans l'économie de marché. a. Le fondement du lien socialSi la quête d'institutions politiques adéquates à la structure de base d'une société juste focalise l'attention de Rawls sur l'examen des rapports existant entre l'individu et le pouvoir politique, le citoyen et l'Etat, l'implication de l'économique dans le politique soulève le problème de la nature du lien social. Dans ce débat sur la nature du lien social, Rawls déploie son argumentation en faveur du concept du marché, qu'il considère comme essence du lien social, forme suprême de la coordination économique en générale. En effet, la thèse qui soutient que l'exigence de justice s'impose à l'efficacité économique semble avoir pour corollaire, la thèse du marché comme lieu de manifestation de l'efficacité économique et de liberté, grâce à la possibilité de choix du métier qu'il donne et à la décentralisation du pouvoir qu'il assure. Ceci est rendu possible par l'existence de la propriété privée des firmes, et leur affrontement sur le marché. Mais Rawls prend soin de préciser que la propriété privée des biens de production ne possède pas de légitimité naturelle. La légitimité ici est le résultat d'un choix contractuel à partir duquel elle est permise dans une société autorisant la propriété privée du capital. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre ce propos : Il n'y a pas de relation essentielle entre le recourt à la liberté du marché et la propriété privée des moyens de production. Cette relation est un hasard historique dans la mesure où théoriquement du moins, un régime socialiste peut profiter aussi des avantages de ce système.87(*) A cet effet, l'argumentation sur l'implication de l'économique dans le politique pose le problème du choix du système économique le mieux adapté à la « société bien ordonnée », plus spécifiquement le choix entre libéralisme et socialisme. Lequel de ces deux régimes figure le mieux la « société ordonnée » ? Pour répondre à cette question, Rawls distingue cinq systèmes sociaux fondés sur l'économie de marché ; des régimes considérés comme possédant des institutions politiques, économiques et sociales pertinentes. Il s'agit, (a) le capitalisme du laisser faire, (b) le capitalisme de l'Etat providence, (c) le socialisme d'Etat avec économie dirigée, (d) la démocratie des propriétaires, (e) le socialisme démocratique.88(*) Selon lui, les trois premiers systèmes sociaux sont incompatibles avec le libéralisme politique de la théorie de la justice comme équité, parce qu'ils violent à des degrés divers la justice. Le « laisser faire » viole le principe d'égalité équitable, l'Etat providence ne respecte pas le principe de différence, le socialisme d'Etat est incompatible avec le principe d'égales libertés. Reste la démocratie des propriétaires et le socialisme démocratique. La distinction entre ces deux systèmes sociaux réside dans le fait que le marché possède une fonction allocative et distributive dans le premier, et seulement allocative dans le second. L'entreprise conserve le profit de son activité, mais celui-ci n'est pas distribué à des personnes privées, propriétaires du capital. Rawls remarque cependant que « la théorie de la justice, en elle-même, ne favorise ni l'une ni l'autre de ces formes de régime »89(*), mais peut aider à déterminer lequel des deux régimes est le meilleur dans des conditions historiques déterminées. Pourtant il est possible de comprendre, de façon pertinente, le modèle social que préfère Rawls, eu égard à sa prétention d'être préférable aux autres à l'intérieur d'un choix possible. La pensée rawlsienne s'organise autour du concept de « démocratie des propriétaires »90(*) qu'il présente comme étant une alternative au capitalisme. Ce système comporte des institutions politiques et économiques conformes aux exigences de la « société bien ordonnée. » Ici, l'Etat a une responsabilité économique, celle d'assurer par une régulation volontariste du marché la meilleure efficacité de la production d'une part, et un système de redistribution équitable d'autre part ; soit une juste égalité des chances et un minimum social définit par le principe de différence. L'activité de l'Etat se résume à deux fonctions essentielles définies sous la forme de quatre « départements » spécialisés.91(*) Premièrement, l'Etat doit oeuvrer dans l'affirmation des vertus de l'économie du marché. Cette tache est réalisée principalement par le « département des allocations » et le département « chargé de la stabilisation ». Le premier département, grâce à un système de taxe, de subvention ou par la modification de la propriété, vise la compatibilité entre la concurrence de l'économie de marché et l'efficacité. Le deuxième département s'efforce d'assurer le plein emploi. Deuxièmement, l'Etat doit oeuvrer en vue de la valorisation et la promotion de l'égalité démocratique. Ceci par une politique qui favorise la juste égalité des chances dans l'éducation, une répartition équitable de la propriété et du capital. A cet effet, le « département des transferts sociaux » garanti à chaque citoyen un revenu minimum en conformité avec le principe de différence. Il prévoit aussi une allocation (impôt négatif) s'ajoutant aux bas salaires, et protège les citoyens contre la misère. Enfin, le « département des répartitions » contribue à la provision des moyens nécessaires à la réalisation des biens publics, à l'éducation et aux transferts sociaux ; ensuite s'assurer la dispersion du patrimoine en établissant un système fiscal favorable à la justice distributive. Ainsi, la « démocratie des propriétaires » offre un système social fondé sur l'exigence d'équité présente dans les deux principes de justice. Ici se définit l'existence des conditions adéquates à la norme d'égalité. Parmi ces conditions, on peut citer l'accès égal à un niveau suffisant d'éducation, un revenu minimal suffisant. Ces conditions constituent en même temps des moyens efficaces visant à empêcher la formation des couches sociales marginalisées, et l'émergence d'une élite privilégiée. Toutefois, l'argumentation de Rawls présente des incohérences, non pas sur ce qui concerne le programme social proposé (nous ne nous y attaquons pas pour le moment), mais sur la possibilité de sa réalisation. Car pratiquement, il est difficile de concevoir le rapport marchand comme essence du lien social, sans pour autant s'inscrire dans une logique de la domination dont la substance consiste à prendre un aspect de la coopération sociale et à l'ériger en norme principielle de la vie sociale. Et c'est là ce qui nous parait réfutable chez Rawls. Et cette approche s'enracine dans la pensée de Marx qui fait du marché, une détermination sociale propre à la société capitaliste. L'erreur du capitalisme, selon Marx, résulte du fait qu'il situe les rapports marchands définis par le marché au centre de la vie sociale. Fondée sur une méthode holiste, l'argumentation marxienne subalternise les rapports marchands en les plaçant à la surface de la coopération sociale. C'est plutôt le rapport de classe qui fonde le lien social, même si ce rapport est médiatisé par le moment concurrentiel. Les formes de capital (...) se rapprochent progressivement de la forme sous laquelle ils se manifestent dans la société, à sa surface pourrait-on dire, dans l'action réciproque des divers capitaux, dans la concurrence et la conscience ordinaire des agents de production eux-mêmes.92(*) Cette confusion de place, de l'avis de Marx, laisse apparaître deux conséquences importantes et apparemment contradictoires. Dans un premier moment, le marché change de statut. Il n'apparaît plus comme « phénomène du capital », mais comme « présupposé » du capital. Deuxièmement, le marché s'affirme comme autonome par rapport au capital. Ce qui laisse entendre que le capitalisme n'est pas le cadre unique et nécessaire du développement du marché, mais celui-ci peut exister sous une forme différente, dans le cadre d'un système socialiste. Dans l'ensemble, Marx critique la sublimation du marché par le capitalisme. Cette critique à pour cible la conception vulgaire de l'économie qui pense pouvoir expliquer le monde à partir du marché. Et aussi cette critique s'énonce contre cette forme de socialisme « qui démontre que le concept de marché, dans son essence, produit un système de liberté et d'égalité pour tous, mais qu'il a été faussé par l'argent, le capital, etc. »93(*) Ainsi, en fondant sur le marché les deux formes sociales qu'il envisage comme variante de la « société bien ordonnée », Rawls rejette un système social dirigiste de type soviétique qui exclu les rapports marchands. Mais il semble éluder le fait que les relations sociales ne se forment pas uniquement sur le seul mode de la coordination économique. Les dimensions non marchandes94(*) des relations sociales, traduites en termes soit de coopération directe, soit d'organisation, sont aussi envisageables et doivent être considérées comme partie prenante de la théorie de la justice. Certes il indique que le marché a besoin de correction pour être à mesure de contrecarrer la formation des monopoles, les externalités et le manque d'information. Il va même jusqu'à affirmer que dans la critique sociale, le marché ne s'impose pas de lui-même comme concept clé, mais est « choisi » comme fondement du lien social à cause de ses avantages.95(*) Mais son approche essentiellement marchande et unilatérale du lien social n'est pas moins visible. Les réajustements qui s'intègrent dans l'économie actuelle nous font penser qu'il n'est plus possible de considérer le marché comme l'essence du lien social, la forme suprême de la coordination économique. Les dimensions organisatrice et associative du lien social existent dans toute économie contemporaine. Ainsi, il nous semble que l'utopie de la « société bien ordonnée » auraient plus de pertinence en combinant efficacement les rapports marchands et non marchands, c'est-à-dire, le moment concurrentiel du marché, la dimension organisatrice et associative des individus, en adéquation aux principes de justice. Dans cette perspective, la réalisation du programme rawlsien d'une théorie qui « généralise et porte à un plus haut niveau d'abstraction la théorie bien connue du contrat social »96(*) peut être envisageable, puisque les modèles proposés se donnent pour objet de déterminer une articulation optimale, au regard de la justice, des rapports marchands et non marchands. Au final, ce chapitre a été consacré à la question de savoir si l'autonomie rationnelle, si chère à la pensée moderne pour rendre compte de la souveraineté du sujet (notamment chez Kant), a des chances de servir efficacement à la mise en oeuvre d'un vécu politique juste, dans le contexte du pluralisme raisonnable qui caractérise les sociétés actuelles. Nous avons vu comment l'analyse rawlsienne de cette question écarte certaines doctrines portant sur la nature de la justice, au motif qu'elles laissent de la place à l'hétéronomie dans la construction d'un ordre public unifié. C'est en cela que consiste l'autonomie doctrinale d'une conception de la justice, dont la portée pratique se manifeste dans la conception que Rawls se fait des institutions sociales justes. Dans l'ensemble, les conclusions de Rawls au sujet des institutions sociales justes reflètent la conception qu'il se fait d'une société juste, et de l'harmonie qui, à ses yeux, lui est naturellement tributaire. La théorie rawlsienne de la justice montre que l'harmonie émerge naturellement dans les sociétés, aussi complexes et vastes soient-elles, une fois que les institutions adhèrent à la justice. Cela explique pourquoi la justice est érigée en « première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée »97(*). Cependant, l'existence d'un lien naturel entre justice et harmonie sociale nous semble impossible dans des sociétés vastes et complexes, même lorsqu'elles sont quasiment justes. L'optimisme rawlsien semble minimiser le danger que représente la formation des groupes d'individus stables et bien soudés dans l'Etat, afin d'exploiter et de réduire à la précarité ceux qui ne sont pas des leurs. Finalement, la pensée de Rawls se révèle hautement conservatrice. Elle considère la vie sociale du point de vue du développement et de l'affirmation de la démocratie libérale comme forme accomplie de la gouvernance humaine, configurant ainsi la fin de l'histoire. * 86 John Rawls, Théorie de la justice, p. 300. * 87 Ibid., p p. 312-313. * 88 John Rawls, La Justice comme équité, p. 188. * 89 John Rawls, Théorie de la justice, p. 321. * 90 Ibid., p. 14. * 91 Ibid., p p. 316-318. * 92 Karl Marx, Le Capital, Ed. Sociales, t.6, p.47. * 93 Karl Marx, Grunrisse, Ed. Sociales, p. 188. * 94 Voir Jean-Marie Harribey, « Les vertus oubliées de l'activité non marchande », in Le monde diplomatique, n°658, novembre 2008. * 95 John Rawls, Théorie de la justice, p. 321. * 96 Ibid., p. 37. * 97 Ibid., p. 29. |
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