Penser la justice dans le monde, une urgence Rawlsienne( Télécharger le fichier original )par Eric Christian BONG NKOT Université de Yaoundé 1 - Mémoire rédigé en vue de l'obtention d'un diplôme d'études approfondies ( DEA ) en philosophie. 2009 |
B. À L'AUTONOMIE POLITIQUE DES CITOYENS D'UNE DEMOCRATIE.Le projet pratique de l'autonomie doctrinale de Rawls manifeste une critique des institutions politiques et des principes qui les gouvernent. Cette critique doit exprimer à son tour l'autonomie des citoyens, conformément à la célèbre formule de Rousseau selon laquelle « l'obéissance à une loi qu'on s'est donnée est liberté ». C'est dire que dans l'optique rawlsienne, l'autonomie complète des citoyens d'une démocratie se manifeste dans l'exercice du pouvoir constituant, au moment où ils tentent de se donner une constitution démocratique. Car c'est le moment où « notre raison est absolument spontanée et ne dépend de rien en dehors d'elle-même »68(*). Ainsi s'exprime le sens du politique chez Rawls. Pour en saisir la portée quelques précisions méritent d'être faites. Le sens du politique pose comme préalable la possibilité d'une application pratique des principes de justice à la structure de base de la société. Ceci se présente sous la forme d'une procédure démocratique que doit suivre celui qui se pose la question de la justice dans une société ; un procès idéal à quatre étapes qui se déploie dans une levée « progressive » du voile d'ignorance. Rawls appelle cette démarche la « séquence des quatre étapes »69(*). Ici, le philosophe américain examine premièrement comment le premier principe de la justice s'applique aux institutions démocratiques. Dans Libéralisme politique, il est signifié que « la séquence des quatre étapes dans son ensemble est un système qui permet d'élaborer une conception de la justice et de guider l'application de ses principes au bon domaine et dans le bon ordre »70(*). On peut dès lors comprendre que les développements résultant de la séquence des quatre étapes visent à définir une théorie des institutions conférant un caractère général aux connaissances qui résultent des réflexions rawlsiennes sur le processus politique et économique de la « société bien ordonnée ». Cette progression des idées rawlsiennes soulève des conséquences sur lesquelles il semble important de s'arrêter, vue quelles adhèrent difficilement à l'hypothèse d'une levée « progressive » du voile d'ignorance. La théorie de Rawls se situe au centre d'une tension entre deux démarches épistémologiques : la démarche historiciste et la démarche déductive. La démarche historiciste fonde la théorie de Rawls dans l'histoire. Ici, l'activité philosophique se définit comme évaluation d'institutions sociales données, en référence à des principes énoncés suite à une réinterprétation des idées de la conscience démocratique. C'est cette démarche qui gouverne la définition des libertés de base. Dans ce texte de Justice et démocratie, Rawls s'explique: Il s'agit d'examiner la constitution des Etats démocratiques afin de dresser une liste de libertés qui, en général, y sont protégées et d'étudier le rôle de ces libertés dans les constitutions qui ont bien fonctionnés. Quoique ce genre d'information ne soit pas disponible pour les partenaires dans la position originelle, elle est disponible pour nous (...), et il est donc possible que cette connaissance historique influence le contenu des principes de justice que nous avons admis comme des choix possibles pour les partenaires (...) supposons que nous avons trouvé une liste de libertés de base qui atteigne le but de la justice comme équité. Nous traitons cette liste comme un point de départ qui peut s'améliorer (...). »71(*) A la suite de ce propos, on comprend que la tache des partenaires dans la position originelle ne consiste pas à produire « ex nihilo » les principes, mais à déterminer quelles options protègent ces libertés de base définies dans la tradition démocratique libérale. L'examen des notions de « justice politique » et de « constitution » dans Théorie de la justice (pp. 257-264) pose comme donnée l'ensemble des institutions existantes de la démocratie, et propose en même temps de mener une réflexion sur les conditions nécessaires à une meilleure démocratisation de ces institutions. Une fois la démarche historiciste de la critique sociale en vue, Rawls adopte une démarche déductive dont la rigueur apporte la crédibilité à son argumentation. Cette démarche déductive s'observe dans la définition des conditions de légitimation de la liberté, et dans l'examen des conditions de possibilité de l'Etat de droit. Dans le premier cas, la déduction pose que la limitation de la liberté est déductible des exigences même de la liberté. Ce précepte de la démonstration rawlsienne met hors-jeu l'opinion utilitariste qui soutient la réduction de la liberté en vue d'avantages socio-économiques de quelques uns. La déduction procède des principes aux institutions : le principe d'égales libertés « exige un droit égal de tous les citoyens à participer au processus institutionnel qui établit les lois auxquelles ils doivent se conformer (...) »72(*). Dans le second cas, une société bien ordonnée est celle dans laquelle les individus sont conscients du fait qu'ils ont un sens de la justice, et du fait que certains peuvent se rebeller face aux exigences de la justice. D'où la légitimation de la force coercitive de l'Etat. Rawls se rapproche ici de Hobbes pour qui, la rigueur de la convention sociale repose sur l'existence d'un « pouvoir commun établit au dessus des deux parties, dotée d'un droit et d'une force qui suffisent à leur imposer l'exécution »73(*). Mais pour Hobbes, un système social ne peut être considéré comme rationnel que si la perte de liberté qu'il occasionne est moindre que celle qui prévaudrait en son absence. Ces précisions étant faites, nous allons articuler notre exposé sur l'autonomie complète des citoyens sur la nature des institutions politiques et économiques justes. 1. Nature des institutions politiques justes.Les réflexions au sujet des institutions politiques se résument dans l'ensemble à une analyse des droits que ces institutions doivent promouvoir. Ces droits englobent deux secteurs : le secteur privé et le secteur public. a. Le secteur privéCe secteur englobe le système adéquat des libertés dans lequel les formes politiques et juridiques garantissent pleinement aux individus, une faculté d'agir conformément à leur nature d'être rationnel et raisonnable. Parmi ces libertés, Rawls accorde la priorité à la liberté de conscience. Elle est le fondement des autres libertés, et c'est elle qui définit l'identité politique du sujet comme être rationnel et raisonnable. A cet effet, l'autonomie individuelle s'affirme dans le rejet de la soumission de quiconque aux principes d'un autre, et donc à ses intérêts. La liberté de conscience définit, à la fois, la faculté pour chacun de poser un intérêt ultime sur la base duquel il mesure ses autres intérêts, et l'échelle des valeurs d'une personne, c'est-à-dire ce qui façonne son individualité. Elle ne s'affirme donc pas sans reconnaissance corrélative de la même liberté pour autrui. Avec cette survalorisation de la liberté de conscience, le premier principe, lexicalement prioritaire, apparaît comme le fondement de la libre détermination du sens de l'existence. Ce qui ne manque pas de susciter la méfiance de certains penseurs socialistes disciples de Marx. L'objection ici porte sur le fait qu'une telle conception de la liberté reste formelle dans l'Etat, laissant le véritable pouvoir aux aristocrates. Pour que sa théorie ne manifeste pas des relents aristocratiques, Rawls développe la notion de « valeur d'une liberté » 74(*) et introduit une nuance. Si le premier principe pose l'égalité des libertés pour tous, la « valeur d'usage » (usefulness) de ces libertés varie selon la position socio-économique des citoyens. A cet effet, la répartition définie par le principe de différence est légitime selon que les moins avantagées obtiennent le maximum d'usage de ces libertés également reparties. Ainsi, le second principe détermine la valeur de la liberté et conditionne le premier principe. Certes peut-on croire ici que la logique de maximisation du sort des plus défavorisés, présente dans le second principe, s'étend dans la détermination des libertés. Mais tel n'est pas le cas. Le principe de différence implique la maximisation, non des libertés, mais de leur seule valeur.75(*) Etant dès lors qu'elle est régulée par le principe de différence, la liberté ne pose pas d'égalité substantielle entre les individus. Cependant, il est nécessaire de souligner que dans le cadre des libertés publiques, cette détermination de la valeur de la liberté n'est pas suffisante. Il faut y ajouter la disposition équitable des conditions pratiques de leur mise en oeuvre. C'est dire que la valeur des libertés publiques est assurée si ces libertés se déterminent selon la norme de l' « égalité équitable des chances » (fair opportunity) conditionnant l'accès aux charges politiques.76(*) Il s'agit là d'un principe constitutionnel que Rawls formule ainsi : Ceux qui ont les mêmes dons et motivations devraient avoir les mêmes chances d'accéder à des responsabilités publiques, quelque soit leur origine de classe ou leur niveau économique.77(*) * 68 John Rawls, Leçons sur l'histoire de la philosophie morale, p.272. * 69 Les quatre étapes sont : le choix des principes premiers de justice sociale ; le choix des institutions conformes au premier principe de justice sociale ; le choix des institutions conformes au second principe ; le respect des règles par les citoyens. * 70 John Rawls, Libéralisme politique, p.340. Voir aussi Théorie de la justice, p.296 et, Justice et démocratie, p.199. * 71 John Rawls, La Justice et démocratie, p p. 158-159. * 72 John Rawls, Théorie de la justice, p. 258. * 73 Thomas Hobbes, Le Léviathan, trad. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 136. On rencontre aussi cette idée chez Rousseau, notamment dans ce célèbre énoncé : « On le forcera à être libre ». cf. : Du contrat social, liv.1, chap. VII ; Chez Kant aussi, dont Alexis Philonenko résume ainsi la pensée : « La seule contrainte liée au droit est celle par laquelle je puis contraindre autrui à entrer avec moi dans l'Etat civil. » cf. : Métaphysique des moeurs, t.1, p. 45. * 74 John Rawls, Théorie de la justice, p. 240. Il explique plus cette notion dans La Justice comme équité, p. 204. * 75 Rawls corrige la première formulation du principe de libertés égale qui parlait du « système le plus étendu » des libertés (cf. Théorie de la justice, p .91) par l'expression « schème pleinement adéquat » des libertés (cf. Libéralisme politique, p. 29). * 76John Rawls, La Justice comme équité, p. 205. * 77 John Rawls, Théorie de la justice, p. 104. |
|