Penser la justice dans le monde, une urgence Rawlsienne( Télécharger le fichier original )par Eric Christian BONG NKOT Université de Yaoundé 1 - Mémoire rédigé en vue de l'obtention d'un diplôme d'études approfondies ( DEA ) en philosophie. 2009 |
b. L'idée de contrat social comme « expérience de pensée ».La réduction du contrat social à une « expérience de pensée » exprime la dimension historique de la pensée de Rawls, c'est-à-dire son identification à la tradition politique moderne. Pour mieux cerner cet aspect de la démonstration rawlsienne, nous allons scruter deux notions inhérente à la position originelle : « les circonstances de la justice » et le « voile d'ignorance ». L'analyse rawlsienne des « circonstances de la justice » s'oppose à celui qui peut être considéré comme le concepteur de cette notion à savoir David Hume. Le débat ici réactualise l'opposition entre Rawls et l'utilitarisme. L'utilitarisme de Hume introduit dans la critique sociale une légitimation de la propriété privée fondée sur l'efficacité économique. La justice n'est plus le résultat d'un engagement contractuel (comme c'est le cas chez les penseurs contractualistes modernes), mais une convention sociale adoptée pour son utilité, une règle de priorité qui indique qu'il faut laisser à chacun ce qu'il a acquis. L'adoption d'un tel principe dans la coopération sociale procure à la justice tout son sens. Dans l'approche rawlsienne, c'est le consensus universel entourant les principes de justice qui donne un sens à la notion de justice. La coopération dans la « société bien ordonnée » se fonde sur l'égalité juridique des individus (premier principe). Il n'est plus possible à certain d'imposer aux autres une conduite sociale jugée juste. La lecture rawlsienne des « circonstances de la justice » pose l'idée fondamentale selon laquelle la justice est une question sociale. Car dans la société démocratique « bien ordonnée », l'affirmation de l'indépendance de chacun (prétention à ne dépendre de personne) provoque le règne des circonstances historiques favorables à la revendication de justice. Ainsi, au réalisme humien qui se veut exploration des règles d'efficacité émergent spontanément dans l'histoire, Rawls oppose la détermination des principes universels acceptables par des personnes libres et égales. La norme sociale de justice se conçoit ici, non plus comme une règle conventionnelle tacite, mais comme un principe publiquement choisi dans une situation contractuelle. L'argumentation que propose Rawls à partir des « circonstances de la justice » ne pose pas de fondement immédiat à l'Etat, mais l'établissement des principes à partir desquels on parvient à fonder en justice l'Etat démocratique. Les principes de justice sont dès lors des principes d'un Etat démocratique jouissant d'une légitimité politique. De cette idée se dégagent deux conclusions sur lesquelles il importe de nous arrêter quelques instants. Tout d'abord, inscrire la légitimité politique de l'Etat démocratique dans les limites des principes de justice laisse une marge de manoeuvre importante pour la désobéissance civile. Cette dernière se justifie dans le cas d'une injustice « flagrante », c'est-à-dire quand l'action de l'Etat n'est plus conforme aux principes de justice. Car la désobéissance civile est « (...) un acte politique s'adressant au sens de la justice de la collectivité ».61(*) L'autre conclusion que Rawls déduit de cette idée pose que la désobéissance civile doit être non violente. La violence est « incompatible avec la désobéissance civile comme appel public ». Compte tenu de la peur que suscite la violence dans le public, une désobéissance civile qui s'accompagne de violence se contenterait d'être une menace, au lieu d'être un appel public. Allant dans le même sens, Marshall Cohen, dans son « Liberalism and Disobedience », pense qu'une désobéissance civile fondée sur la violence rendrait les citoyens insensibles à toute persuasion rationnelle ou morale.62(*) Il pousse même sa réflexion plus loin en limitant son approbation sur la condamnation rawlsienne de la violence, dans le cas où elle s'enprend à l'intégrité physique des personnes. Selon lui, Rawls est convaincant « lorsqu'il s'agit de la violence contre les biens ». Mais en acceptant la thèse de la non violence dans la désobéissance civile, Cohen réduit l'application de la violence au seul domaine des biens publics : S'enprendre avec violence, dit-il, à des biens ayant une importance symbolique peut être un moyen spectaculaire mais pas vraiment menaçant de faire valoir une protestation efficace.63(*) Certes on peut soupçonner dans la thèse rawlsienne des relents conservateurs, puisqu'il semble soutenir la parité naturelle entre justice et harmonie sociale, et oubli le danger que représente dans une société démocratique, la formation des groupes de pression stables et bien organisés, afin d'exploiter et léser ceux qui ne sont pas des leurs (nous pensons aux sectes occultes, associations religieuses extrémistes, etc.) Mais il faut aussi noter que la thèse de Cohen sur la justification de la violence exercée sur les biens publics, manque de réalisme. Car il n'est pas possible, dans les situations d'hystérie populaire qui accompagnent souvent la désobéissance civile, de distinguer les biens publics des biens privés. De plus, la destruction des biens publics crée des dommages irréversibles dont souffre plus tard l'ensemble de la communauté. Nous pensons que la création au sein des institutions sociales d'un cadre juridique dans lequel les associations peuvent défendre les intérêts des citoyens, peut permettre de juguler certaines dérives liées à la protestation citoyenne. Au surplus, la considération économique qu'introduit le principe de différence place la détermination des principes de justice au dessus de la seule question de la légitimité de l'Etat. Elle intègre aussi celle de la société civile. Cela résulte d'un renouvellement profond de la théorie contractualiste, renouvellement qui permet à la théorie rawlsienne de couvrir la totalité du champ social. S'agissant du voile d'ignorance, sa définition réduit le contrat social à une « expérience de pensée » (a device of representation). Cette dernière ne renvoie pas à une ascèse intellectuelle, mais à une expérience théorique de la raison pratique ramenée à sa donnée essentielle, où elle désigne la raison pratique vivant elle-même sa propre expérience. Dans Justice comme équité, Rawls développe l'idée que le voile d'ignorance établit, eu égard à la justice, l'impossibilité d'une défense unilatérale des intérêts personnels.64(*) Cela suppose que les normes sociales doivent non seulement recevoir un consensus universel, mais aussi être admises comme des principes publics devant réguler la coopération sociale. Ce qui fait des principes de justice rawlsien l'expression la plus rigoureuse des droits de l'homme et du citoyen. Dès lors en envisageant le contrat social comme une simple « expérience de pensée » Rawls ramène la philosophie du contrat à une philosophie de la conscience. Ceci est plus significatif lorsqu'on s'arrête sur le sens des notions d'individu, partenaires, citoyens. La notion d'individu possède une connotation empirique et désigne des êtres réels dans une société réelle. Quant aux partenaires, la représentation dont ils font l'objet dans la position originelle leur confère un statut exclusivement rationnel. En tant que tel, ils sont « mutuellement désintéressés », « mutuellement différents ». Cependant, ils ont la lourde responsabilité de défendre les intérêts supérieurs des citoyens. Ces derniers déterminent les choix des partenaires, puisque c'est à eux que se réfèrent les partenaires dans la position originelle lorsqu'ils doivent choisir les principes de gouvernances publics. Les citoyens possèdent un sens de la justice provenant de la culture politique d'une démocratie. Ainsi, les principes des justices choisis par les partenaires doivent être en accord avec le sens de la justice des citoyens d'une société démocratique bien ordonnée. Ce qui veut dire que les principes qui conviennent aux citoyens d'une société démocratique bien ordonnée, qui est une société idéale, conviennent à tous. A cet effet, la philosophie politique devient possibilité de construction de la société idéale dans l'immanence, puisque son essence réside dans la détermination et l'application institutionnelle des principes auxquels adhèreraient les citoyens d'une telle société. Mais ceci n'appelle pas à l'introduction (consciente ou non) dans l'argumentation rawlsienne d'une norme de « bien », valeur reconnue par tous comme idéal à réaliser. La métaphore du voile d'ignorance définit catégoriquement les conditions à partir desquelles les principes justes peuvent être « choisis » parmi d'autres. A cet effet, elle suppose seulement une procédure acceptable par tous, en définissant le degré d'ignorance des partenaires dans la situation initiale, afin d'aboutir à une juste procédure. Le consensus auquel parviennent les partenaires dans la position originelle, ne porte pas sur une norme de « bien » à partir de laquelle on pourrait évaluer les institutions sociales. Il porte plutôt sur une forme de répartition acceptable des moyens, à partir de laquelle chaque citoyen pourra vaquer à la poursuite de ses intérêts. Ainsi, dans l'argumentation rawlsienne, la position originelle et le voile d'ignorance définissent les conditions menant aux principes de la juste procédure. La position originelle mérite dès lors d'être comprise dans le cadre d'une construction où c'est le voile d'ignorance qui figure la situation d'égalité de laquelle émerge la différence acceptable. « C'est ainsi que les partenaires en arrivent au principe de différence ».65(*) Dès lors, on peut mieux saisir le rejet de l'utilitarisme dans la critique sociale. Cette doctrine croit pouvoir fondre les valeurs humaines en une valeur unique : l'utilité. D'une part, sa démarche suppose un ensemble d'utilités communes à tous. D'autre part, en fondant la liberté dans un espace homogène de biens, elle rend légitime la logique du sacrifice de la liberté des uns au profit d'une prospérité économique plus importante pour le plus grand nombre. Pour Rawls, un tel point de vue résulte d'une méconnaissance de la véritable nature de la liberté. Le propre de la liberté réside dans le fait que chacun peut, et à tout moment, changer sa conception du bien. Ainsi, les contradictions immanentes aux relations sociales ne sont pas uniquement dues au fait que les individus « veulent les mêmes sortes de choses pour satisfaire des désirs semblables, mais parce que leurs conceptions du bien diffèrent »66(*). Par ailleurs, au regard du second principe, l'approche comptable et globalisante de la répartition utilitariste n'assure pas un sort favorable aux plus défavorisés. Elle légitime plutôt le sacrifice des uns pour le plus grand bien des autres. Ainsi, « on peut supposer que le principe d'utilité exige que certains, les moins fortunés, acceptent des perspectives de vie moins bonnes au nom du bien des autres »67(*). Dès lors la logique de la « délibération rationnelle » apparaît comme critique d'une position par rapport à une autre préalablement fondée. L'utilitarisme est jugé à la lumière des principes de la justice comme équité. C'est là le fondement de l'engagement philosophique de Rawls qui se résume dans un conflit majeur entre deux théories de la démocratie libérale. L'une, expression de l'Etat providence (welfare State) se veut la quête du plus grand bien de tous, mais son argumentation fournit aux puissants le monopole de la gestion du bien-être général. L'autre théorie se veut défense de l'égalité et subordonne la question de l'inégalité à l'appréciation des plus faibles. La portée pratique de cet engagement se manifestera dans la conception que Rawls se fait des institutions justes. * 61 John Rawls, Théorie de la justice, p. 412. * 62 Marshall Cohen, « Liberalism and Disobedience », in Philosophy and Public Affairs, vol. 1, n° 3, printemps 1972, p. 298. * 63 Idem. * 64 John Rawls, La Justice comme équité, p. 124-128. * 65 John Rawls, Justice et démocratie, p. 63. * 66 John Rawls, Théorie de la justice, p. 204. * 67 Ibid., p. 221. |
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