Penser la justice dans le monde, une urgence Rawlsienne( Télécharger le fichier original )par Eric Christian BONG NKOT Université de Yaoundé 1 - Mémoire rédigé en vue de l'obtention d'un diplôme d'études approfondies ( DEA ) en philosophie. 2009 |
2. Authenticité politique et autonomie sociale.L'analyse post colonialiste de la relation entre les Etats-nations d'Afrique et le monde, conditionne l'autonomie des sociétés africaines à leur ajustement passif au « marché universel ». Cette philosophie invite les citoyens nationaux à émerger à la cosmocitoyenneté, et les Etats-nations à rendre leur existence plus concrète en assumant l'ordre mondial, sous peine de disparition. Cet arrimage non éthique au droit cosmopolitique et à la mondialisation pose un sérieux problème car occulte le niveau d'influence de l'infrastructure économique dans la détermination de l'avenir politique des nations africaines. Dès lors, penser l'autonomie politique de l'Afrique, à travers une instrumentalisation de la démocratie libérale et du droit cosmopolitique, est un leurre. Pourtant, c'est ce que propose l'universalisme « afro mondialiste » d'Achille Mbembe quand il propose comme mesure pour assurer la reconnaissance des Etats-nations africains dans la mondialisation, une « utilisation habile et une instrumentalisation du nouveau lexique international (lutte contre la corruption, transparence, Etat de droit, bonne gouvernance) ». Ce n'est pas à dire que ces concepts ne soient pas porteurs d'un intérêt politique important dans la quête de justice au sein des sociétés africaines. Mais c'est la dimension formelle de leur utilisation, fondement de l'interreconnaissance des citoyens nationaux des Etats-nations entre eux, qui est contestable. Dans ces conditions le mode formaliste de l'ouverture au monde capitaliste, défendue par le post colonialisme, rejoint la finalité du modèle post politique habermassien, qui est, tout simplement, une politisation libérale du monde. Comme on le voit, le post colonialisme défend un ajustement passif de l'Afrique à un processus historique en marche : la mondialisation. La démocratie libérale ici se mue en norme politique prescriptive de l'ajustement à la totalité politique d'un monde dont les principes sont ceux d'une raison instrumentale dépourvue de préoccupation éthiques. Dès lors, quel sens pour la solidarité internationale quand les principes qui fondent l'organisation du monde sont des principes dont l'éthicité est loin d'être effective ? C'est dans l'idée de nation d'un point de vue cosmopolitique qu'il nous parait souhaitable d'envisager la reconnaissance universelle du droit à l'autodétermination des peuples. Cette idée se fonde sur un décentrement anthropologique, une philosophie de la variation de soi par le regard de l'autre, en continuité avec un polycentrisme ethnologique. Par un point de vue cosmopolitique sur la nation, le fait du pluralisme dans le monde (diversité des nations, des cultures, des coutumes) apparaît comme la manifestation d'autant de point de vue possible sur le même monde. Le monde ici se présente comme signe de l'ouverture et de l'intérêt qu'on porte aux questions internationales, à l'intérieur de chaque nation. A cet effet, les relations internationales ne s'envisagent pas dans une optique historique (en termes de participation des nations à la même histoire, la mondialisation en marche), mais d'un triple point de vue sur l'individu. D'abord le point de vue de la représentation de l'individu comme un être singulier (dont la personnalité ne peut être aliénée, sacrifiée sous quelques motifs que ce soit, par le collectif). Ensuite, le point de vue de la représentation de l'individu comme citoyen d'un Etat (Il est une personne libre et égale aux autres, un membre pleinement actif de la société, parce qu'il participe à la coopération sociale toute sa vie durant. Ce qui l'oblige à respecter et à exercer les divers droits et devoirs en vigueur dans cette société, et à bénéficier des avantages liés à la coopération sociale). Enfin, le point de vue de la représentation de l'individu comme homme. Toutefois, le lien entre la diversité des points de vue sur le monde et l'identité de ce monde, doit être préservé. En fait, l'on peut même dire que, puisque dans le cas où ce lien est préservé, c'est la diversité, c'est-à-dire le processus de variation des points de vue sur le monde, qui met en évidence l'essence idéale du monde, chaque nation doit définir la façon avec laquelle elle se rapporte aux autres nations, sous peine de réduire l'idée d'universalité à une signification spatiale ayant une connotation privative,celle d'un monde clos, d'une société fermée que chaque nation constituerait pour elle-même. Ayant pour soucis la préservation des identités (soucis qui parait louable), cette attitude rend les sociétés étrangères les unes aux autres et conduit à traiter les communautés politiques comme autant d'espèces différentes. Mais avec la prise en compte de la diversité et de la relativité des cultures, le statut cosmopolite de l'homme est mis en évidence, statut qui est prioritaire par rapport au caractère national. Cette valorisation de l'humain sur le national, à travers l'idée de nation d'un point de vue cosmopolitique, gouverne le cosmopolitisme rawlsien. Mais ses racines s'abreuvent dans le cosmopolitisme de Montaigne. Ici, la relation au monde se traduit dans une invitation au voyage qui ne relève pas seulement d'une sensation de l'agréable, mais aussi d'une expérience de la variation. Le voyage conduit à l'expérience de la variation de soi, on s'éloigne de l'opinion qu'on a de soi-même pour se voir à travers le regard de l'autre. Cette philosophie de la variation de soi par le regard de l'autre ressort des réflexions de Montaigne sur les cannibales : Or je trouve (...) qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation (...) sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage.234(*) Plus loin, nous lisons : Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.235(*) Dans ces propos, Montaigne veut relever la dimension plurielle du terme barbare, sans pour autant en dissoudre le sens, car pour lui, le caractère cosmopolite de l'homme dérive de l'essence universelle de la raison. Montesquieu mettra en scène cette célébration de la variation de soi par le regard de l'autre, dans un propos où il joint le cosmopolitisme ancien à l'humanisme moderne. Non parce que Socrate l'a dit, mais parce qu'en vérité c'est mon humeur, et à l'aventure non sans quelque excès, j'estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un polonais comme un français, postposant cette liaison nationale à l'universelle et commune.236(*) Plus loin, Montesquieu se veut plus claire : La diversité des façons d'une nation à l'autre ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage à sa raison (...). J'ai honte de voir nos hommes enivrés de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs : il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères.237(*) Cette valorisation de l'humain sur le national peut aussi s'originer dans Descartes en correspondance avec la conjonction essentielle entre décentrement anthropologique et l'idée d'une essence universelle de la raison. Ecoutons Descartes : Il est vrai que, pendant que je ne faisais que considérer les moeurs des autres hommes, je n'y trouvais guère de quoi m'assurer, et que j'y remarquais quasi autant de diversité que j'avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j'en retirais était que, voyant plusieurs choses qui, bien qu'elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d'être communément reçues et approuvées par d'autres grands peuples, j'apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui m'avait été persuadé que par l'exemple et par la coutume (...).238(*) Et depuis, en voyageant, ayant reconnu que tous ceux qui ont des sentiments forts contraires aux nôtres ne sont pas pour cela barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent autant ou plus que nous de raison, (...).239(*) Ces assertions se déduisent de l'universalité de la raison et l'identité de l'esprit humain. Ainsi, la conscience de l'universalité résulte de la conscience des différences entre les nations ; par simple constatation de ces différences, mais véritable effort de représentation de ces différences comme variation d'une même réalité. Ce qui conduit inexorablement à une diversité de référentiels, avec lesquelles il faut composer pour asseoir une solidarité internationale. Et comme le remarque Raymond Aron, la diversité de référentiels n'est pas un obstacle à l'établissement des mesures communes, de même que la diversité des langues, parlées ou « mortes » n'empêche pas la traduction de l'une dans l'autre, car l'homme est un être parlant avant d'être quelqu'un qui parle dans une langue déterminée. « L'homme est un être qui parle, mais il y a des milliers de langues différentes. Quiconque oublie un des deux termes retombe dans la barbarie »240(*). Ainsi, la solidarité internationale dépend de l'institutionnalisation des foyers d'universalité, des pôles d'extraterritorialité au sein des Etats-nations, comme le sont les ambassades de pays étrangers. Par leur finalité, ces foyers d'universalité doivent traduire le statut transcendantal d'une solidarité internationale où l'humanité de l'individu est prioritaire sur sa nationalité. Cela passe par le développement, au sein des Etats-nations des secteurs importants comme l'éducation, car l'éducation vise beaucoup plus le développement, non du sentiment nationaliste, mais de l'esprit humain, et introduit un point de vue cosmopolitique dans les rapports de l'individu avec ces concitoyens, qu'avec les étrangers. L'éducation provoque cette mise en perspective de soi avec soi, de soi avec les autres que soi. A cet effet, il devient possible de dire l'universel en partant du national. Dans ce chapitre, il était question de montrer comment le discours de l'ajustement fleurit dans l'ordre international actuel. Dans ces principes, le droit international en vigueur s'oppose à l'autonomie politique des peuples, et se présente sous une forme performative et idéologique pour être un discours de l'ajustement. Pour cela, le discours universalisant actuel développe des concepts originaux, à l'instar de la citoyenneté cosmopolitique qui sert de postulat à la construction d'une identité post nationale. Le jeu et l'enjeu de cette construction d'une identité post nationale se déploient à travers la théorisation d'une justice distributive entre les peuples et d'une démocratie supranationale d'une part, et la théorisation d'un ajustement passif des Etats-nations africains au marché universel d'autre part. D'où la légitimation de la ruse et de l'opportunisme en politique. Ces options légitimées par le post colonialisme, s'inscrivent dans une critique radicale de l'optique révolutionnaire défendue par Martien Towa, Franz Fanon, Aimé Césaire. L'avantage d'exposer les axes où se déploient la construction de l'identité post nationale, c'est de mettre en lumière la démagogie qui fait du droit international, une catégorie heuristique dans la définition des politiques de l'ajustement. Dès lors, comment penser un environnement international où les principes du droit assureront l'équité et l'autodétermination des peuples ? C'est dans l'optique de l'idée de nation d'un point de vue cosmopolitique que nous trouvons les orientations susceptibles de fournir aux principes du droit international, l'éthicité que le cosmopolitisme mondialiste lui a privé. Cette idée privilégie l'ouverture à l'universel, au lieu de son assimilation. Cela parce que le point de vue cosmopolitique sur la nation valorise pose comme valeur suprême, la dimension humaine de l'individu, par rapport à la dimension citoyenne. * 234 Montaigne, Essais, Livre I, chap. XXXI, Des cannibales, in OEuvres complètes, Paris, Gallimard, p. 203. * 235 Ibid., p. 208. * 236 Montesquieu, OEuvres complètes, Livre III, chap. IX, De la vanité, Paris, Gallimard, 1949, p. 950. * 237 Ibid., p. 964. * 238 René Descartes, Discours de la méthode, op. cit., p. 57-58 * 239 Ibid., p. 68. * 240 Raymond Aron, Histoire et politique, Paris, Julliard, 1985, p. 478. |
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