Penser la justice dans le monde, une urgence Rawlsienne( Télécharger le fichier original )par Eric Christian BONG NKOT Université de Yaoundé 1 - Mémoire rédigé en vue de l'obtention d'un diplôme d'études approfondies ( DEA ) en philosophie. 2009 |
2. Une défense nonchalante de la différenceLa différence, comme fait politique, entre en considération dans la pensée de Rawls à partir des années 1985, notamment avec la publication de l'article « Justice as Fairness : Political not Metaphysical ».181(*) Dans cet article, Rawls introduit dans son argumentation un nouveau concept : « le fait du pluralisme ». Ce concept laisse entendre que les conditions de libertés de conscience, et d'expression que l'on trouve dans les démocraties libérales, assurent la pluralité des conceptions raisonnables du bien humain. Ainsi, plutôt que de penser la justification des principes de justice en parlant de principes axiologiques à vocation universelle, c'est l'établissement d'un « consensus par recoupement » entre différentes conceptions du bien humain présent dans les sociétés démocratiques, qui justifie les principes de justice. Cette nouvelle perspective de justification des normes sociales s'inscrit dans une option défensive, dans laquelle Rawls veut répondre à certaines critiques, notamment celle d'un individualisme excessif incompatible au pluralisme réel des sociétés libérales.182(*) La conception du libéralisme politique qui en résulte se pose comme une ligne franche morale favorisant une gestion équitable et rationnelle des diverses approches du bien humain, par des principes de justice. Ici, et comme le note Catherine Audard, Toutes les occupations humaines, toutes les croyances sont également dignes de respect, même si, bien entendu, elles ne sont pas égales, et on ne peut les limiter ou les interdire qu'en faisant intervenir des critères de valeur extrinsèques, comme les principes de justice, et jamais au nom de leur peu de mérite intrinsèque.183(*) John Rawls lui-même affirmera plus tard ceci : Si certaines cultures sont appelées à disparaître et d'autres à ne faire que survivre dans un régime constitutionnel juste, est-ce que cela veut dire que la conception politique de la justice ne soit pas équitable à leur égard ? (...) A première vue, elle ne parait pas injuste à leur égard ; en effet, les influences sociales qui favorisent certaines doctrines plutôt que d'autre ne peuvent être évitées (...) si une conception du bien est incapable de durer dans une société où l'égalité des libertés de base habituelles et une tolérance mutuelle sont garantis, c'est qu'il n'existe aucun autre moyen de la préserver d'une manière compatible avec les valeurs démocratiques d'une société définie comme système équitable de coopération entre citoyens libres et égaux.184(*) Donc il ressort du libéralisme rawlsien, un refus total de toute implication de l'Etat dans la gestion de la différence, et prétend qu'il revient aux groupes eux-mêmes de définir au sein de la société civile, des pratiques de tolérance. Cette incompatibilité de la justice avec la promotion par l'Etat d'une culture particulière, dévoile l'exaltation d'une identité (la culture politique libérale) posée comme vérité fondamentale de l'être. C'est ici la manifestation de la dynamique moderne de l'égalisation des conditions de l'autonomie politique, qui consiste en une réduction tendancielle de la différence au rang marginal d'une simple apparence. Cette réduction nous parait impossible et pas souhaitable à la fois aux yeux des groupes ethnoculturels constituant les sociétés pluralistes, et de ceux qui se constituent par référence à la sexuation. On peut dès lors objecter ici que la culture politique de la démocratie libérale, à laquelle Rawls fait tellement confiance, est loin d'être exempte de toute ambiguïté morale. Cette confiance excessive semble cacher une vision de la politique déjà arrêtée que l'argumentation, à travers les principes de justice, ne fait que défendre. Cela étant, la neutralité de la conception de la raison publique qu'il élabore, semble contestable. De là l'exigence d'une réflexion sur un nouveau statut de la différence en politique, puisqu'elle ne s'inscrit ni dans les profondeurs de l'être (statut ancien qui substantialisait et ontologisait la différence) ni dans l'apparence (par référence à la vision rawlsienne). Ni dans l'être, ni dans la surface, la question de la différence en politique nous parait plus complexe. Et l'une des voies pouvant nous permettre de mieux scruter ce problème, consiste à passer la rationalité philosophique du registre théorique au registre pratique. En d'autres termes, il serait question de se démarquer du couple réalité - apparence (dont aussi bien le statut ancien que moderne de la différence sont restés prisonniers) pour inscrire la différence dans la dimension pratique des valeurs. Ainsi, nous semble-t-il, c'est en termes de valeur et de validité, non de réalité ou d'apparence, qu'il importe de poser le problème de la différence dans une société démocratique. Que de se poser, comme le fait Rawls, le problème de la différence en termes de son acceptation dans une société libérale, il semble plus indiqué, dans l'espoir de parvenir à une critique sociale féconde, de s'interroger désormais sur les conditions d'attribution d'une valeur de la reconnaissance à cette différence pour qu'elle puisse se faire valoir comme telle. * 181 John Rawls, « Justice as Fairness: Political not Metaphysical » in Philosophy and Public Affairs, n°14, 1985, p. 223-251. * 182 Cette critique a été formulée par Thomas Nagel, voir « Rawls on Justice », in Reading Rawls, Norman Daniels,( ed.), Oxford, 1975, p. 10. * 183 Catherine Audard, « Pluralisme et consensus : une philosophie pour la démocratie ? », in John Rawls : Justice et Liberté, Critique, juin-juillet, 1989, p. 144. * 184 John RAWLS, Libéralisme politique, op. cit., p .241-242. |
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