3 - Pour une poésie sans fin
Les jeux d'écho qui donnent à l'album Un
rêve sans faim une prolifération de sens et de traits
poétiques se constate à plusieurs niveaux. Sur l'espace de la
double page, tout d'abord, le texte et l'illustration semblent se
répondent. Les poèmes et les images donnent chacune par leur
propres techniques une poésie au thème difficile qui est
abordé. Les jeux de mots, les rimes, les allitérations, les
répétitions, les anagrammes sont autant de procédés
qui servent le propos de l'auteur qui donne une vision concrète mais
pleine d'espoir de la famine. Les procédés employés par
Olivier Thiébaut servent aussi une poétique du propos, difficile
à traiter. Le choix de « mise en scène », l'ajout
d'objets récupérés, les matériaux naturels
employés (pigment, sable, matières diverses) dans les tableaux
ancrent le sujet dans une réalité sans tomber dans le
cliché de montrer l'horreur brute d'un enfant atteint de famine. Deux
photos de visages d'enfants malnutris suffisent à rappeler à
notre mémoire que tous les jours nous sommes envahis par ces
clichés qui ne nous font même plus réagir tant le nombre
les ont fait tomber dans une horrible banalité. La poésie de cet
album, tant par les images que par les mots choisis veulent réveiller
nos consciences endormies par la fatalité. Les jeux typographiques
participent aussi à cet éveil. Sur cette espace de double page,
l'interaction des images et des textes rendent aussi un effet poétique.
Un jeu entre le visible et le dicible s'est installé : ce que ne peut
dire le texte, l'image le suggère, ce que ne peut montrer l'image, le
texte l'imagine. Selon Sophie Van Der Linden, « dans l'album, l'image est
prépondérante : l'occupation spatiale du livre [par le texte] ne
pourra être supérieure à celle des images. Pour autant le
texte n'est pas rendu secondaire, il constitue même souvent l'expression
prioritaire, notamment dans les récits »1 De fait, si
les images permettent la mise en page d'un très bel album, le texte
participe à cette mise en page, et nous l'avons vu, la
particularité ici est que le
1VAN DER LINDEN Sophie, Lire l'album,
l'Atelier du Poisson Soluble, 2006, p.87.
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texte est de la poésie. La continuité des pages
est donnée par les images prioritairement, mais aussi par les
références inter-textuelles des textes entre eux et les
références inter-iconiques des illustrations entre elles. Les
échos se retrouvent de pages en pages, les références
antérieures donnent sens au poème et les objets ou mots
utilisés dans les images ou les textes des poèmes produiront un
impact sur les suivants. Ainsi ces rappels iconiques ou textuels donnent une
unité à l'histoire de la faim dans le monde qui présente
un début, des rebondissements et une fin. L'enchaînement des pages
par ces effets d'allers-retours donnent à l'album une continuité,
conférant au discours une unité tout en lui proposant une libre
circulation autonome. A un troisième niveau encore les
références textuelles ou iconographiques puisées dans le
patrimoine culturel donnent à ces poèmes une prolifération
de sensibilité. Ces références culturelles donnent aux
poèmes une profondeur et un relief qui permettent de parler d'une
poésie profonde, à la portée des enfants et non
affadie.
Ces allers-retours, ces interactions entre images et
poèmes, cette continuité des doubles pages, les
références intertextuelles et les apports culturels nombreux nous
permettent de parler d'une poésie qui s'auto-engendre, une poésie
« sans fin » en somme. Le déplacement du regard du lecteur de
ce que dit le texte vers ce qu'il suggère et de ce que dit l'image vers
ce qu'elle suggère favorise une lecture entre les lignes. La
polysémie du texte et de l'image participent toutes deux à
élaborer la poésie de l'album, appelant les émotions et
les sensations grâce aux jeux sur les mots et sur les images et les
procédés. Cette façon de proposer la poésie
à des enfants c'est aussi remettre la poésie au coeur de son
quotidien. D'une part parce que les thèmes traités le concernent,
et loin d'être des thèmes « gnangnans » ils peuvent
interroger le monde et notre façon de s'y placer. Ainsi, l'enfant a la
possibilité de passer d'une « poésie de l'école
», jolie et agréable, à une « poésie sociale
»1, celle qui lui permet de transformer sa vision du monde et
du même coup de se transformer à partir de ce monde. D'autre part
parce que l'album est sans doute le média le plus utilisé par
l'enfant, sa forme d'expression adéquate présentant une
interaction du texte et de l'image peut être le média idéal
pour faire découvrir la poésie aux jeunes enfants. Le plaisir
partagé à la lecture de l'album Un rêve sans faim
nous montre que le public à qui s'adresse cette poésie n'est
pas limité aux enfants. Les interférences avec des textes
réservés aux adultes ont permis à ces derniers d'y trouver
beaucoup de profondeur, c'est ce que nous avons découvert
précédemment. Quoiqu'il en soit, si « « la
poésie est un petit monde bizarre : à la fois très
exigeant dans sa recherche et toujours en
1CHENOUF Yvanne. LACOURTHIADE Sèverine. ,
« Projet Poésie », Les actes de lecture n° 115,
septembre 2011.
quête d'échange et de reconnaissance
»2, il semblerait que l'album pourrait jouer ce rôle de
médiateur incontournable, donnant l'occasion de découvrir la
poésie, ce genre en mal de reconnaissance.
Aujourd'hui le combat éditorial se situe
désormais dans la diversité des formats. Certains éditeurs
l'ont compris. Des poètes, et avec eux, des artistes ont choisi de
s'adresser aux enfants, par l'intermédiaire de l'album-poème. Il
semble que ce soit un format au service de la poésie, une forme
idéale pour promouvoir la poésie contemporaine.
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2MATJLPOIX Jean-Michel cité dans « La
poésie envers et contre tout », Magazine littéraire n°
499, été 2010.
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