2 - Des images polysémiques
Habituellement, dans les albums pour enfant, une histoire est
racontée et c'est le plus souvent le texte qui assume la
continuité narrative, l'image venant en complément du
récit. Dans cet album, le parti pris de choisir pour le texte des
poèmes, et donc des pièces ayant chacune son autonomie, on peut
poser l'hypothèse que ce sont les images qui prennent en charge la
continuité narrative d'une histoire qui est toujours différente
et toujours identique. Un enfant qui a faim vaut pour tous les enfants qui ont
faim. C'est pourquoi il nous semble important d'analyser de près
quelques images de l'album tant dans leur dimension intrinsèque
(fortement poétique) que dans le lien qu'elles tissent avec le texte
qu'elles accompagnent et enfin dans leur relation avec l'ensemble de
l'album.
(c)Mtus
Dans cette première image, la mère a un oeil
ouvert, l'oeil qui veille sur son enfant. En ouvrant les yeux, elle retrouve
une dignité, la dignité de celui qui peut regarder en face. En
contraste, les yeux baissés de ce personnage sur la couverture
laissaient penser à une impuissance, une fatalité. Mais
curieusement, cet oeil ouvert est unique et placé à la place de
la bouche. Olivier Thiébaut fait souvent appel au symbolisme. Cette
bouche, avec laquelle on appelle, on crie, est transfigurée par un oeil
qui regarde le lecteur. Ce dernier est ainsi interpelé dans son
rôle : ce personnage semble dire « regarde, et vois ce qui se passe
! ». L'enfant, serein, rassuré, apaisé, dans ce rêve,
peut se sentir protégé par cette mère, ils se penche sur
elle. Autour des personnages, l'entourage en coton crée un univers
onirique, d'où surgit un ciel bleu, visible
105
pour la première fois dans l'album. Le papillon, qui
est un détail, dont l'illustrateur est friand, participe à
l'énonciation de la chaîne de causes à effets. «
L'effet papillon » semble souligner que l'enchaînement des petites
actions peut avoir de grandes conséquences. Le papillon est apparu
dès la deuxième double page de cet album, seul symbole de vie sur
l'illustration du deuxième poème. Et on retrouve ce papillon dans
le monde rêvé de cette image. L'illustrateur semble vouloir dire
que par « l'effet papillon », une cause infime peut avoir de grands
effets. Mais une double lecture est possible. La première peut vouloir
dire que la famine n'est pas un fléau surgie du hasard et qu'elle est
souvent la conséquence de catastrophes naturelles, de politiques
intergouvernementales dérisoires, de choix économiques
catastrophiques, ce que d'autres poèmes de l'album mettront en avant,
donc que l'effet papillon peut se lire dans le sens que des causes infimes
peuvent avoir de grands effets. Mais par un jeu de miroir, cet effet papillon
peut vouloir dire l'inverse, qu'en choisissant de mettre en place de petites
actions, il peut y avoir de grandes conséquences sur
l'éradication de la famine, et d'autres doubles pages de l'album les
mettent aussi en avant. Il s'agit de petites, toutes petites idées, d'un
petit grain de riz, d'une petite algue très nutritive, d'une toute
petite ration, d'une petite attention, d'un livre acheter dont « 1 euro
est reversé à l'ONG Sharana ».
Les images et le texte semblent se répondre : en effet,
le poème de cette double page donne un effet d'écho au rêve
de l'illustration, écho qui sera repris par la répétition
du vers « J'ai fait un rêve » et par la triple
répétition des mots « et rire ». La
référence au célèbre texte de Martin Luther King,
« I have a dream », lui donne une dimension de possible. La lutte
contre l'apartheid s'il elle fut un rêve, à une époque, est
devenue aujourd'hui une réalité et tous les hommes quelque soit
leur couleur de peau ont acquis les mêmes droits. L'auteur déplace
cette lutte célèbre et s'en sert comme d'un exemple de ce que
tous les hommes doivent revendiquer : manger à sa faim. La couleur bleue
de l'enfant sur l'illustration permet ce rapprochement de la lutte raciale avec
ce combat si contemporain qu'est la famine. Les coupelles, symbolisées
par des épis de blés, remplies de riz, figurant des soleils ou
des fleurs, font écho aux mots rêves et espérance du
poème. L'espoir, le rêve, tiennent dans ces choses aussi simples
et réelles que des céréales, qui donnent vie, et qui sont
représentées dans des coupelles, telles des offrandes. Le texte
et l'illustration se complètent pour donner à ce message une
dimension réaliste et ainsi possible.
Cette image correspond au cinquième poème de
l'album, après quatre autres poèmes qui dépeignent la
famine dans sa dimension quotidienne et réaliste. On retrouve les
106
personnages, cuillères anthropomorphisées, de la
couverture, mais l'environnement a changé. Dans l'album,dès le
début et souvent encore jusqu'à la fin, la couleur ocre, symbole
de terre aride, domine. Dans cette image là, l'illustrateur nous
dépeint un parterre de couleur verte, signe de fertilité. Le
papillon fait le lien aussi entre le regard de la mère sur cette image
et celui de Radidja « au regard sans regard », illustration du
deuxième poème où l'on voit pour la première fois
un papillon. Ce regard, cet oeil, donne aussi un fil conducteur puisqu'on le
retrouvera sur les armes anthropomorphisés d'une autre image. Ces yeux
accentuent le message des auteurs qui en faisant le choix de parler de la
famine, de la montrer à travers cet album, prônent pour que la
parole soit plus forte que la fatalité. En montrant un petit singe qui
se bouche les oreilles sur le neuvième poème, l'illustrateur fait
référence aux singes de la sagesse, maxime picturale qui promet
le bien-être à celui qui ne voit rien, n'entend rien, ne parle
pas. C'est grâce au discours que la famine pourra s'éradiquer,
c'est en prenant conscience du fléau que les hommes pourront proposer
des solutions, afin que l'intolérable prenne fin. Il faut montrer et
dire pour solutionner cette fatalité, qui si nous agissons n'en sera
plus une. C'est un parti pris contre la mise à distance de la
réalité, que les auteurs ont donné à lire et
à regarder : d'abord dans le jeu sur les regards et les seuls
êtres humains, victimes de famine, représentés dans cet
album, cadrés par une photographie ou une image
télévisuelle, pour l'illustrateur ; ensuite par le jeu de mots,
les anagrammes de « famine-infâme », « poires-espoir
», « le matin -aliment », « notre faim - main forte »,
« after dinner- rire d'enfant », par le jeu de miroir comme « le
riz /nous / nou /rrit », le jeu d'homophonie comme « faim et fin
» pour l'auteur. Tous ces jeux poétiques, qu'ils soient textuels ou
visuels donnent du sens à chaque poème et enchaînent les
poèmes les uns aux autres pour énoncer un même message.
107
(c)Mtus
Dans cette deuxième image, nous retrouvons la couleur
dominante de l'album, l'ocre, constituée à base d'argile. Sur
l'arrière plan, une silhouette est peinte, dont le visage rappelle la
forme ovale de la cuillère en bois. Mise à part, les deux photos
très réalistes des enfants victimes de famine, l'illustrateur a
choisi de ne faire apparaître l'homme que sous forme d'ombre, de
silhouette. La silhouette est constituée de sable collé et
coloré, travaillé à la truelle, faisant apparaître,
principalement sur le visages, des rayures. La vieillesse, l'usure du
personnage sont ainsi dévoilées. Sur un deuxième plan, on
voit apparaître une petite voiture miniature décapotable, objet de
jeu pour les enfants. Elle roule sur une plate bande de route qui est
figurée par un collage de morceaux d'un mètre de
couturière où l'on peut lire les nombres qui s'enchaînent
les uns après les autres. Les passagers de cette voiture sont deux
pièces de monnaie. L'illustrateur n'a pas travaillé le
décalage sur les échelles dans cette illustration, et la voiture
miniature cache la majeure partie du visage de la silhouette. L'homme semble
ainsi crier, la voiture figurant une bouche grande ouverte. Au premier plan,
les cannes à sucre s'alignent verticalement et semblent enfermer la
silhouette, tel les barreaux d'une prison. Le contraste recherché par
l'illustrateur entre le monde occidental et le monde qui a faim est encore
fortement souligné. La voiture, les pièces de monnaie, les
kilomètres calculés sont des représentations du monde
occidental qui contrastent avec la terre aride, la silhouette
décharnée et la canne à sucre qui sont celles du monde
victime de la famine. Puis l'illustrateur établit un rapport entre ces
deux mondes, en transfigurant la voiture miniature en bouche ouverte, il
propose un rapport de cause à effet.
108
Ces images portent le texte de François David qui
dénonce l'absurdité des politiques agricoles des pays pauvres :
faire pousser de la canne à sucre, qui ne nourrit pas les habitants des
pays frappés de famine, mais qui se vent contre de l'argent, à
des pays qui en ont besoin pour élaborer leur nouvelles technologies. La
terre ne sert plus à nourrir les enfants, elle alimente les pays riches
en carburant. La situation absurde est ainsi dénoncée, par le
texte d'abord « pour donner à manger aux enfants », par le
dessin ensuite qui représente une bouche qui a faim et qui doit se
nourrir par une voiture dont les seuls passagers sont des pièces. Le
contraste se fait aussi par une interaction entre le dessin et le texte :
« les voitures roulent bien fières » s'opposent à
l'homme décharné juste représenté par une
silhouette, un homme issu de cette terre, peint par cette terre, qui ne le
nourrit pas, mais qui alimente les autos du monde occidental. L'image raconte
l'homme affamé, le texte raconte l'homme riche. Les barreaux
représentés par les cannes à sucre enferme l'homme dans
une prison. Olivier Thiébaut interprète cette absurdité
dénoncée par l'auteur. Les hommes sont prisonniers de leurs
échanges commerciaux, ils s'enferment dans leur propres barreaux. Non
seulement leur terre ne sert plus à faire pousser les
céréales nécessaires à leur survie, mais de
surcroît, en faisant pousser de la canne à sucre pour les pays
riches, ils condamnent leur terre. L'illustration, à son tour, nous dit
plus que ne dit le texte. Elle continue là où le poème
s'était arrêté. Les trois niveaux de lecture de cette
image, en trois plans bien distincts constituent une lecture en trois
épisodes. L'histoire commence loin, là-bas, continue avec la
représentation de l'apport des pays pauvres aux pays riches et se
terminent sur les conséquences de cette relation entre ces deux parties
du monde. Le texte et l'image se répondent. Les premiers vers du
poème parlent de la canne à sucre, continue sur les voitures des
pays riches, et terminent sur les enfants mal-nourris . L'image fait le
parcours en sens inverse : l'homme qui a faim sur lequel est apposée la
petite voiture miniature et les barreaux de canne à sucre qui ferment le
tableau.
Dans l'album cette double page est la huitième, et
commence la série des poèmes qui tentent d'expliquer les causes
de la faim dans le monde. Les politiques agricoles mondiales pourraient
expliquer une partie de la famine . L'auteur, François David s'est
alimenté pour écrire ses poèmes des écrits de Jean
Ziegler1 qui est connu pour cette phrase « l'agriculture
mondiale peut aujourd'hui nourrir douze milliards de personnes [...] donc les
enfants qui meurent de faim sont assassinés »2. Les
causes de la famine dans le monde sont dénoncées par
1ZIEGLER Jean, homme politique et sociologue
suisse, a été rapporteur spécial auprès de l'ONU
sur la question du droit à l'alimentation dans le monde, de 2000
à 2008.
2ZIEGLER Jean , L'Empire de la honte,
Éditions Fayard, 2005.
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ce penseur sociologue qui les dévoile tout en pensant
que la famine n'est pas une fatalité et que nous sommes les acteurs de
l'éradication de ce fléau sur la planète. L'album Un
rêve sans faim reprend les mêmes principes, à
l'échelle des enfants. Expliquer, comprendre, pour mieux agir, tel est
l'objectif de ce livre. Dans l'objectif de sortir le monde de ce fléau,
l'album, et avec lui cette double page alterne entre les messages d'information
: description de la famine, recherches des causes de cette famine, messages
d'espoir, petites solutions. Les solutions à l'échelle de
l'enfant ne sont pas oubliées, ainsi faire un dessin « pour
l'enfants de là-bas » (treizième poème) constitue
déjà un pas vers la prise de conscience qui pourra faire bouger
les choses. L'étude de cette double page permet plus que la
culpabilité des pays riches, la prise de conscience que les deux parties
de ce monde sont liées et ne peuvent pas vivre l'une sans l'autre. Elle
s'insère dans le groupe des deux autres poèmes qui donnent les
causes de la guerre : les catastrophes naturelles, les guerres à travers
le poème « Il y eut une sècheresse » mais aussi le
rapport de l'homme avec le profit à travers le poème « Vite
/ compter vite ». Cette double page donne à l'album une
continuité dans l'écho de la couleur dominante de l'image, le
choix des silhouettes que l'on retrouve dans deux autres poèmes, du
petit jouet du monde occidental (la voiture miniature) que Olivier
Thiébaut dissémine dans toutes les illustrations (toupie, puzzle,
taille-crayon, poupée, doudou, ours en peluche, figurine de singe,
figurines d'animaux africains, lettres et chiffres en bois). Le propos de la
famine dans le monde est ainsi rapporté à l'univers de
l'enfant.
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(c)Mtus
La dernière image que nous avons choisi d
'étudier est celle de la dernière double page. La couleur
dominante reste l'ocre, mais s'accompagne de couleurs, comme pour dire que la
terre aride n'est pas une fatalité pour la faim dans le monde. Elle peut
produire les céréales nécessaires à la nutrition
des hommes : les pois cassés de couleur verte, le riz blanc, et d'autres
préparations culinaires qui remplissent les bols. Une fleur posée
dans un bol qui présente même une possibilité de saveur et
de parfum La fleur est aussi symbole de joie et de bonheur. Elle connote donc
doublement l'image : tel un végétal, elle nourrit, tel un
ornement, elle fait plaisir. Le pain est symbole de vie et prend une place
toute particulière ici. Il est rond, bien doré,
façonné de façon circulaire et est situé au milieu
des autres aliments. C'est la plus grosse pièce de nourriture
présentée. Cette boule de pain, aliment de base presque banal sur
les tables des occidentaux, prend ici la place d'honneur, indispensable
élément de la nutrition. Il est traité comme l'aliment
« roi », soulignant le contraste avec l'utilisation banale et
quotidienne que l'on en fait. Le message est clair et renvoie à ce
documentaire « We feed the world »1 où les premiers
séquences montrent le gaspillage de tonnes de pain, montagnes de pain
qui s'accumulent avant d'être jetées. La partie supérieure
de l'image offre au lecteur la vision d'une terre fertile où l'arbre
vert repousse, où les êtres vivants (ici un oiseau) repeuplent ces
arbres. La cuillère en bois, qui n'est plus anthropomorphisée,
retrouve la place d'un ustensile commun de cuisine. Il redevient l'outil propre
à la nutrition. Il sert à servir le riz, mais à la fin de
cet ouvrage on ne peut s'empêcher de le voir comme un personnage repu,
1We Feed the World est un film
documentaire autrichien réalisé en 2005 par Erwin Vagenhofer et
sorti en 2007. Le réalisateur s'est inspiré du livre de Jean
Ziegler : L'Empire de la honte, Op.cit.
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reposé et serein. L'accumulation de plats, sur laquelle
il est allongé, lui garantit sa nourriture future.
Ces images abondent le texte du poème court de quatre
vers. Cette brièveté, cher à François David,
contraste avec l'infini richesse de la terre qui peut nourrir « tous les
enfants du monde ». L'image et le texte semblent être en phase,
semblent être même redondantes, tant « féconde »
joue avec l'amas de nourriture et les êtres vivants (animaux et
végétaux), tant « ronde » est figurée par le
pain arrondi, tant la multitude des grains céréaliers de l'image
résonnent avec « tous les enfants du monde ». De plus, le
premier vers entreprend de nous transporter sur une vérité
indéniable, appuyant l'hypothèse que nourrir toute la
planète est possible et n'est pas qu'une idéologie. C'est
concret, les poèmes précédents qui présentent des
solutions font écho à cette réalité : l'argent de
la guerre, l'utilisation de la spiruline, la culture de céréales
appropriées. Cependant c'est en analysant le texte dans ses
détails que l'on peut comprendre que ces images ne sont pas redondantes.
La dernière syllabe de « nourrir » , « rir » tranche
les rimes riches en « onde » (ronde/féconde/monde) de ce
poème. L'effet de la rupture souligne l'importance du mot nourrir, mais
en même temps casse le rythme d'un monde où tout est
enjolivé, bien rond, et où tout se répète pourvu
que l'équilibre existe. Ce procédé participe à
dénoncer encore une fois la passivité des hommes sur cette
difficulté que constitue le fait de se nourrir dans une partie du monde
où tout ne tourne pas rond. Dans l'image, la présence de cette
cuillère en bois tranche elle aussi avec l'abondance « normale
» de nourriture. Elle nous rappelle que trouver sa nourriture est un
combat quotidien, représenté par un ustensile du quotidien, geste
répétitif de la préparation des repas. La cuillère
devient utile, elle est ustensile de utensilis (mot latin) « dont
on peut faire usage » parce qu'enfin les aliments sont présents.
Ce poème est le dernier de l'album, en écho au
rêve du premier album, il confère à la lutte contre la
famine son statut de possible et nécessaire. Cependant, il donne aussi
un avertissement, déjà rencontré dans d'autres
poèmes. La prise de conscience est nécessaire et
l'éradication ne pourra se faire sans cette première
étape. C'est une invitation à passer du rêve , rêve
de manger à sa faim aujourd'hui, décrit dans le premier
poème entrant de l'ouvrage, à une réalité, celle de
nourrir tous les enfants du monde, dernier poème qui ferme l'album. Le
message d'espoir est très souligné, mais un avertissement est
présent aussi : notre volonté d'éradiquer ce fléau
et notre participation sont indispensables. Ce message est accentué par
le jeu visuel et sonore des mots faim et fin des deux dernières
pages.
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Il semble que le travail de longue haleine des auteurs de cet
album ait été bénéfique à l'objectif de
rendre un sujet aussi grave d'une portée poétique toute
particulière. Les textes isolés de leurs illustrations n'auraient
sans doute pas été portés à cette finesse. De
même, les illustrations sans les mots ne proposeront pas tant
d'émotion. La poésie des mots semble indissociable de celle des
images et vice-versa. Plus qu'un manque il semblerait que cette interaction
pousse encore plus de loin la poésie, dans une sphère où
seul le plaisir de l'album peut nous transporter.
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