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Quelle place pour la poésie dans l'édition de littérature pour la jeunesse en France (1992 - 2012) ?

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par Agnès Girard
Université du Maine - Master 1 Littérature Jeunesse 2013
  

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C - L'album, média d'un genre nouveau

Nous nous proposons, à travers l'analyse du dernier album édité par Møtus d'analyser en quoi le genre « album » peut donner à la poésie une place de choix, lui permettant d'accéder à un lectorat ouvert et coutumier du genre.

1 - Un rêve sans faim1

1DAVID François, Un rêve sans faim, Op.cit. Couverture.

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(c)Mtus

Un rêve sans faim, est un album qui a demandé une élaboration de trois ans, de la conception du projet à la réalisation finale. Il est le résultat d'une grande collaboration entre François David, l'auteur et Olivier Thiébaut, l'illustrateur. Cette coopération révèle un lien étroit entre le poète et le peintre : les deux artistes bas normands se sont déjà rencontrés, pour le projet Les hommes n'en font qu'à leur tête1, publié aux éditions Sarbacane en 2011.

L'artiste Olivier Thiébaut crée des tableaux en relief, dans lesquels il procède par superposition d'objets récupérés ou collectionnés, qu'il « met en scène » à travers des compositions faisant intervenir différentes techniques. Dans Un rêve sans Faim, on pourra admirer des collages, des découpages, des peintures. Ces compositions rappellent des installations miniatures, présentant beaucoup de relief. Ce travail de « compagnonnage », dont parle François David, sous-entend un questionnement permanent sur la façon dont ce thème grave, la faim dans le monde, doit être traité pour le présenter aux enfants. Il s'agit de trouver un équilibre entre la violence inhérente au thème et la volonté de le mettre à la portée des enfants. Voilà donc l'enjeu du livre : « en dire suffisamment sans en montrer trop ». Poursuivant toujours l'objectif « d'en dire moins pour en dire plus », cette collaboration a pris le temps nécessaire tout en parvenant à ses fins. Il aura fallu, ici ou là, moduler le texte, retirer ou ajouter des éléments dans l'illustration : tout cela prend du temps. La partition s'est aussi jouée avec le photographe Hervé Drouot2 qui a pris les clichés des compositions d'Olivier Thiébaut. Le choix des cadrages n'est pas laissé au hasard. Le tableau original qui a servi à la couverture de l'album a également été utilisé pour les illustrations de la quatorzième, de la

1DAVID François, Les hommes n'en font qu'à leur tête, Sarbacane, 2011.

2Hervé Drouot est photographe professionnel, installé dans la Manche et a crée un site où il expose les photographies de ses voyages < www.croquelaterre.com>

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dix-huitième et la quarante-et-unième pages. Certains éléments du tableau ont été retouchés afin de s'adapter aux poèmes associés.

La première de couverture propose un paratexte discret, les noms de l'auteur, de l'illustrateur et de l'éditeur sont apposés en petits caractères fins dans la partie supérieure. Le titre lui même laisse toute la place aux personnages de l'illustration qui occupent la page entière. La police choisie pour le titre offre des lettres légèrement ombrées, annonçant par ce décalage le jeu graphique des deux dernières pages sur les mots « faim » et « fin ». L'échelle de représentation de la cuillère en bois et le dessin sommaire des yeux et bouches fait de ces ustensiles de cuisine des êtres anthropomorphisés que l'enfant lecteur identifiera comme une famille, ou du moins, comme une mère, son enfant et une foule autour. Ces cuillères humanisées énoncent subtilement les thèmes que l'album va développer, à savoir la question centrale de la nourriture, le dénuement dont souffre une grande partie de la population de la planète (en effet les ustensiles sont vieux, désuets et usés) et les liens humains (sociaux, familiaux). La couleur terreuse du paratexte rappelle la couleur dominante de l'album, associée à une terre aride donc peu féconde.

La quatrième de couverture et son rabat proposent un contraste éloquent : l'image se déploie horizontalement, séparée en deux selon un tracé irrégulier qui évoque une déchirure. Dans cette bipartition de l'espace de la double page de couverture, le monde qui souffre de la faim est représenté sur la partie supérieure. On y découvre des ustensiles de cuisine, vieillis, usés vides ou contenant des herbes sèches. En revanche, la partie inférieure de l'image présente une belle étendue bleue, symbole de notre planète, accueillant une petite étoile jaune, symbole d'espoir, et une grosse miche de pain doré, symbole de vie. Le contraste est fort entre le pain appétissant d'une part et l'absence de nourriture d'autre part. Néanmoins, le fait que ces deux univers alimentaires partagent la même page dit à la fois la séparation et l'appartenance conjointe à un seul et unique monde. La vision du lecteur se referme sur le paratexte de la quatrième de couverture : « Sur chaque exemplaire vendu, 1 euro est reversé à l'ONG Sharana », et le logo de l'ONG, apposé en bas à droite de la page. Cela signe l'implication concrète des auteurs dans la lutte contre la faim et engage, par conséquent, le lecteur-acheteur lui-même dans un acte volontaire servant la même cause. La quatrième de couverture présente en outre un court poème issu du coeur de l'album et repris comme un écho final d'espérance. En effet, le vers initial « J'ai fait un rêve » n'est pas sans évoquer le discours célèbre de Martin Luther King, message d'espoir universel. Cette parenté implicite manifeste clairement

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l'importance accordée au combat à mener pour vaincre la faim. Le court poème se termine par une note d'espoir (« pourront partout bien se nourrir ») et rend l'enfance à l'espace du jeu et du plaisir (« et rire et rire et rire ») qui devrait lui être réservé « sur tous les continents ». La forme de l'album est, on le voit, très étudiée. Les couvertures souples possèdent en outre des rabats qui offrent au regard les tableaux complets d'Olivier Thiébaut en grand format. Sur ces rabats, aucun paratexte ne vient se superposer à l'image, ce qui confère à cette dernière sa dimension de véritable oeuvre d'art.

Les première et dernière pages de l'ouvrage donnent à voir un tissu déchiré qui fait écho à des lambeaux du même tissu présent sur les images des rabats, créant ainsi une continuité visuelle visant à aiguiser la perception du lecteur. Ce tissu est éminemment symbolique : d'abord parce que ces deux couleurs peuvent renvoyer à la bipartition du monde en deux univers que tout oppose ; ensuite parce que la déchirure évoque la souffrance et le manque ; enfin parce que étymologiquement, « texte » et « tissu » ont la même origine : le nom latin « textus » évoque cet entrelacs de fils qui s'entremêlent, ce qui peut ici représenter la façon dont les humains sont inextricablement liés les uns aux autres, comme le sont les mots et les images dans l'album. D'ailleurs, tous les textes de l'album sont des poèmes posés délicatement sur une photo de vieux tissu rapiécé qui se marie avec les mots. Comme les fils du tissu, le texte est composé de réseaux entremêlés. Ce choix crée un continuum visuel dans l'album, et semble exprimer le parti pris des auteurs : la faim dans le monde est affaire de tous, nous sommes indubitablement liés les uns aux autres et coresponsables du sort de chacun. C'est pourquoi la faim dans le monde ne concerne pas seulement ceux qui en souffrent mais est bien l'affaire de tous.

Abandonnant toute hiérarchie dans le corpus des poèmes proposés et favorisant les effets de circularité dans la lecture, l'album a renoncé tant à numéroter ses pages qu'à identifier chaque poème par un titre propre. L'absence de pagination et de titres donnés aux poèmes permet une circulation libre dans l'album qui, par ailleurs, ne propose pas de table de matières. Ces éléments marquent une différence majeure avec la structure habituelle d'un recueil de poésie. C'est pourquoi les poèmes peuvent se lire de façon autonome, même si une volonté évidente de continuité traverse l'album. Enfin, on peut également souligner le refus d'une régularité immuable dans la distribution du texte et de l'image : l'un ou l'autre peut apparaître aussi bien en page de gauche, la fausse page, qu'en belle page, niant ainsi la

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prédominance possible de l'un sur l'autre. Les deux arts sont alors placés à égalité, tous deux à part égale, au service de la même cause.

Dans cet aspect formel, les pages de seuils ont un rôle important concernant l'entrée et la sortie du lecteur dans l'album. Trois pages de garde ouvrent l'album. La première présente le titre en lettres blanches sur fond de tissu beige, sans aucune autre mention. La deuxième porte les mentions obligatoires de toute publication. La troisième indique outre le titre, les noms des auteurs et de la maison d'édition. Le jeu sur la couleur se remarque ainsi dès ces premières pages : le titre passe des lettres blanches aux lettres marron foncé, encore une manière de souligner que l'album est pensé selon un jeu de contrastes (ici opposition entre clair et foncé) et de continuité (les mots identiques du titre). Ces premières pages anticipent sur le récit . Les pages de garde finales jouent sur les mêmes oppositions de couleur et utilisent aussi la répétition de mots. Mais le procédé est plus élaboré et plus subtil. En effet, les deux dernières pages présentent, par un jeu visuel et sonore, le trajet à réaliser pour aller de la « faim » (le mot occupe une pleine page) à la « fin » (le mot occupe seul la page suivante) de cette calamité qui s'abat encore sur tant d'êtres humains. Le mot « faim » apparaît en bicolore (beige et marron), la couleur foncée révélant que le premier vocable contient en quelque sorte le second (le mot « fin ») : manière artistique et symbolique d'affirmer la possible éradication du fléau qu'est la famine. Le glissement d'un terme à un autre, qui joue bien sûr de leur homophonie, fait disparaître le mot « faim » au profit du mot « fin » de la page suivante : sorte de pied de nez poétique et final des auteurs qui affirment ainsi qu'en finir avec la faim est possible. Les pages de gardes finales renvoient ainsi au récit de l'album.

Du point de vue sémantique, dès le titre de l'album, le lecteur entre dans un univers où les jeux sur la langue révèlent la richesse de cette dernière et ouvrent dans le même temps les portes de l'imaginaire. Ainsi Un rêve sans faim est un titre lisible à plusieurs niveaux. La première tension ressentie oppose l'idée de rêve, qui évoque un univers onirique et plaisant de réalisation des désirs, et la réalité terrible de la faim dans le monde. De plus, la perception visuelle du titre souligne le décalage entre l'expression communément attendue « sans fin » et l'expression choisie « sans faim » : écart qui est l'occasion pour le lecteur de réaliser un pas de côté pour lire autrement. Si la notion de rêve apporte indéniablement une connotation positive à l'album, le thème de la faim dans le monde n'y est cependant pas traité sur le mode léger. L'espoir demeure certes, mais l'objectif des auteurs est de dénoncer une réalité concrète et prosaïque afin de promouvoir une réelle prise de conscience chez les enfants occidentaux.

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C'est pourquoi l'album élabore un jeu constant d'allers et retours entre l'univers des enfants en Occident et l'univers de ceux qui grandissent dans un monde où la première des préoccupations reste celle de se nourrir. Ainsi, les illustrations et les textes se complètent et se répondent, mettant l'accent sur l'abondance dans les pays riches, au regard de laquelle le dénuement dans les pays pauvres paraît plus extrême encore. Ce contraste saisissant vise également à révéler ce qu'a d'insupportable la passivité des habitants des pays riches face au nombre élevé d'enfants qui meurent de faim chaque année. On peut dès lors affirmer que cet album poursuit une double visée : non seulement dénoncer la famine dans le monde mais également souligner la nécessité absolue, voire l'urgence, d'agir.

Du point de vue thématique, les poèmes s'organisent aussi en réseau, ce qui donne à l'album son unité. Les allers-retours entre le constat de la famine dans le monde et le message d'espoir ou les solutions proposées pour en sortir sont nombreux. Les poèmes (titrés et numérotés par mes soins selon leur ordre d'apparition dans l'album) s'enchainent selon la logique suivante :

Constat

Espoir ou
solution

Constat ou
cause

Espoir et
Solution

Constat ou
cause

Solution et
Espoir

1 - L'enfant de la faim

5 - J'ai fait un
rêve

8 - Canne à sucre

11 - Petites idées

15 - Sècheresse

18 - Petit bracelet

2 - Radidja

6 - Anagrammes

9 - Catastrophes

12 - Spiruline

16 - Eau vitale

19 - Terre
féconde

3 - La soupe au
caillou

7 - Le riz nous
nourrit

10 - chiffres

13 - Dessin
d'enfant

17 -

Télé/absence

20 - Faim et fin

4 - Le temps du
quotidien

 
 

14 - Argent de la faim

 
 

Le va-et-vient entre la dure réalité de la famine (colonnes 1, 3 et 5) et les messages d'espoir, ou les solutions proposées à ce fléau (colonnes 2, 4 et 6) est ici constant. L'histoire de la faim dans le monde est ainsi traitée comme une histoire à rebondissements, une histoire qui commence avec le personnage de la petite Radidja et se termine avec tous les enfants du monde, allant du singulier vers l'universel.

En entrant plus en avant dans l'album, l'analyse de trois doubles pages peut rendre compte de l'intérêt de choisir le support album pour donner au thème son intention et sa perception.

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"Le don sans la technique n'est qu'une maladie"