2. LA VERSION EXTREME NORD
"Nous étions loin, bien loin d'ici là-bas où
le soleil se couche, beaucoup de Canaques en train de construire des pirogues,
lorsque le fils du chef qui jouait parmi nous fut victime d'un
déplorable accident : une des haches en pierre que tenait un travailleur
frappa malheureusement l'enfant, qui fut tué.
Ce fut une grande consternation. Que faire ? le courroux du chef
serait terrible Les indigènes se consultèrent. Personne aux
alentours. On se décida en secret à enfouir le petit cadavre dans
le sable.
Et chacun se dépêcha de pousser les pirogues
à l'eau...
La mère, au bout d'un instant, arriva : - Où est
mon f ils ? dit-elle.
On lui répondit : - Il était là tout
à l'heure.
Elle s'éloigna inquiète.
Et chacun se dépêcha de pousser les pirogues
à l'eau...
Alors, le chef très inquiet parla. C'était un
guerrier redoutable et cruel déjà d'un certain âge. Il dit
: - Où est mon fils ? Il était là tout à
l'heure.
Et chacun se dépêchait de pousser les pirogues
à l'eau.
Alors, il fut pris d'une grande colère. Un de nous eut
pitié et lui apprit l'affreuse vérité. Il fouilla le sol,
examina le crâne de l'enfant et dit d'une voix sourde : - Revenez vers
moi afin qu'on lui rende les honneurs.
Mais chacun se dépêchait de pousser les pirogues
à l'eau.
Alors, le chef fut pris d'une violente colère; il
menaça, supplia, montra le pauvre petit cadavre, et les popinées
gémissaient.
Mais chacun se dépêchait de pousser les pirogues
à l'eau...
Et il ne resta bientôt plus personne sur le rivage de
Hahaké, notre patrie
Alors, le chef fut pris d'une violente colère. Mais chacun
s'étant dépêché de pousser les pirogues à
l'eau, elles flottaient librement
Alors, le chef notre père à tous, craignit
cependant pour nous.
- Puisque c'est ainsi fit-il et que vous voulez partir, allez !
Vous ne trouverez des terres que loin, très loin d'ici du
côté où le soleil se lève, où vont les
courants et la brise. Et retenez mes paroles, car vous rencontrerez beaucoup
d'écueils, des flots dangereux et stériles; ne vous arrêtez
pas là...
Mais, lorsqu'après avoir longtemps voyagé vous
serez à bout de vos vivres, vous découvrirez une première
île, ne vous arrêtez pas là...
Vous en verrez une autre plus grande, avec des cocotiers, ne vous
arrêtez pas là...
Puis une troisième, hérissée de
récifs, en face, ayant de hautes montagnes ; débarquez-y votre
malade et visitez la côte, car elle sera habitée. Quand les
poissons sauteront sur l'eau, autour des pirogues, arrêtez-vous
là...
C'est ainsi que nous arrivâmes dans des parages
peuplés de guerriers, lesquels avaient remplacé
déjà des naturels ne sachant pas construire des cases et vivant
dans des trous.
Il y eut de grandes guerres, au commencement, dans l'endroit
où l'on avait débarqué le malade, et victorieux nous nous
sommes par la suite des temps fondus avec les autres et répandus de
toutes parts sur la grande terre d'Ohao".
La relation de cette histoire sur les origines des
Ouébias, nous la devons à Jules Durand qui joua
un rôle dans la vie politique de la colonie, de 1895 à 1898, et
fut amené à quitter la Nouvelle-Calédonie en janvier 1899
à la suite de ses démêlés avec le gouverneur
Feillet. D'esprit cultivé et imbu de cette
curiosité ethnologique propre aux aventuriers de la découverte
exotique des XVIIIème et XIXème siècles, Jules
Durand fit quelques incursions dans la brousse
calédonienne et il a publié le récit de son dernier
périple, dans le nord de la chaîne centrale, sous le titre
Chez les Ouébias
Carte d'une partie de la Nouvelle-Calédonie
occupée par les Ouébias.
Comportant (en rouge) l'itinéraire parcouru par Jules
Durand en 1898.
(Le Tour du Monde, n° 42 du 20
octobre 1900).
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