B- Restrictions liées à la
théorie des circonstances exceptionnelles
La théorie des circonstances exceptionnelles est une
exception à l'application du droit tout court en ce sens qu'en pareilles
circonstances, le droit commun est remplacé par un droit spécial
et dérogatoire adopté pour y faire face. C'est pourquoi en tant
que motif dérogatoire du droit communautaire en général,
cela ne surprend guère. En effet, le texte communautaire qui le consacre
a une portée générale qui couvre toutes les dispositions
relatives à l'Union Economique, c'est-à-dire la
réalisation du Marché Commun dans son ensemble.137
En ce qui nous concerne, on dira que dans ces conditions,
l'Etat considéré pourrait valablement ignorer les droits
consacrés en faveur des ressortissants communautaires sur son
territoire, par exemple en y refusant l'accès ou à travers les
reconduites aux frontières, ou encore par des discriminations objectives
orchestrées à leur encontre et ceci, même à travers
une législation particulière spécialement discriminatoire
à leur égard. Il importe dès lors de s'appesantir sur la
nature que doivent revêtir les circonstances (1) avant de voir quelle
réaction est prévue pour y faire face (2).
1- La nature des circonstances
Il s'agit en quelque sorte de la définition de la
notion des circonstances exceptionnelles. De manière
générale les circonstances exceptionnelles désignent la
survenance des conditions de nature à gêner le fonctionnement
harmonieux des institutions étatiques par leur extrême
gravité, si bien que le recours à des règles
spéciales soit considéré comme inévitable. C'est
dire l'extrême gravité dont doivent faire preuve les circonstances
dont il s'agit. Il faut dire qu'en la matière, les textes nationaux sont
compétents pour désigner telle ou telle autre situation comme
circonstance exceptionnelle. Cependant, le législateur communautaire a
donné une idée sur la question lorsqu'il parle de «
troubles intérieurs graves affectant l'ordre public, [et de]
guerre ou tension internationale grave constituant une menace de guerre
».138 C`est dire que pour que les libertés
communautaires soient bafouées par un Etat sur la base de cet article,
la situation doit revêtir l'une de ces caractéristiques :
137 Article 81 para.1 de la Convention régissant
l'UEAC.
138 Article 81 in fine de la Convention régissant
l'UEAC.
Primo, il faut qu'il y ait des troubles
intérieurs graves affectant l'ordre public. A ce sujet, il faut dire que
l'ordre public dont il est question ici est le même qu'en matière
de réserve d'ordre public. Mais leur point de différence est
constitué par l'origine du trouble : alors que pour la réserve
d'ordre public, le trouble ou le risque du trouble vient des étrangers
à l'égard de qui la réserve est évoquée,
dans le cas de l'article 81, le trouble dont il s'agit a pour origine les faits
intérieurs à l'Etat qui l'invoque. Plus schématiquement,
on dira qu'en matière de réserve d'ordre public, il s'agit d'un
risque pour l'ordre public, alors que l'article 81 traite d'un trouble
déjà présent. Il peut alors s'agir des circonstances comme
des manifestations avec violences entre gouvernants et gouvernés, ou
encore entre les tribus d'un pays.
Secundo, ces mesures peuvent aussi être prises
en cas de guerre ou de tension internationale pouvant entraîner la
guerre. L'hypothèse ici prend donc en compte le caractère
international de la situation qui peut être soit une guerre
déjà ouverte, soit une tension pouvant y aboutir. La situation
doit alors impliquer un Etat membre avec un quelconque autre Etat, ou ne
même pas l'impliquer, mais dont il peut légitimement craindre les
conséquences.
Quoi qu'il en soit, il doit s'agir d'une situation assez grave
pour légitimer de telles discriminations. La compétence nationale
en la matière qui donne à chaque Etat la possibilité de
qualifier les situations pouvant entrer dans le cadre de l'article 81 ne doit
pas beaucoup inquiéter car la théorie des circonstances
exceptionnelles fait l'objet d'une conception quasi unanime de la part des
Etats de la CEMAC, influencés comme ils sont par le droit
français.139 En effet, se référant à ce
droit français, la quasi-totalité des pays de la
CEMAC140 conditionnent le recours à des mesures des
circonstances exceptionnelles à l'existence d'une situation
réellement exceptionnelle menaçant l'intégrité
territoriale de l'Etat, ou à la survenance de troubles portant
réellement atteinte à la sécurité publique. Et la
jurisprudence précise qu'il faut à cela qu'il y ait une
impossibilité pour l'Etat d'agir autrement que par des mesures
spéciales, et que ces mesures prises soient adaptées et
nécessaires au but poursuivi. C'est dire que les mesures doivent non
seulement être proportionnelles, mais aussi ne durer qu'autant que dure
la circonstance ayant commandé leur adoption. Toutes ces
précautions visent à éviter une application fantaisiste
des dispositions de l'article 81, ce qui constituerait un danger pour les
libertés communautaires, et c'est la raison pour laquelle l'adoption de
ces mesures par un Etat membre doit être suivie par une réaction
des autres Etats membres.
139 L'article 16 de la constitution française de 1958 et
la jurisprudence Heyriès (Conseil d'Etat, 28 juin 1918, GAJA
N°37).
140 C'est le cas de l'article 9 de la constitution camerounaise
du 18 janvier 1996 modifiée le 14 avril 2008.
2- La réaction à l'adoption des
mesures fondées sur les circonstances exceptionnelles
L'adoption des mesures fondées sur les circonstances
exceptionnelles constituant une limite à l'application des droits
communautaires, il est important que ces mesures soient retirées le plus
tôt possible et pour cela, il faut que les circonstances qui ont
présidé à leur prise disparaissent. C'est pour cette
raison que le législateur communautaire prévoit qu'en pareilles
circonstances, les Etats membres doivent se consulter « d'urgence en
vue de prendre en commun les dispositions nécessaires pour éviter
que le fonctionnement de l'Union Economique ne soit affecté par de
telles mesures » et que les droits reconnus aux étrangers
d'origine communautaire ne soient durablement enterrés. Cette
recommandation est salutaire pour le droit communautaire en
général et pour la condition des étrangers ressortissants
communautaires car, précise le texte, la consultation des Etats membres
doit se faire « d'urgence », c'est-à-dire de
manière à limiter dans le temps les circonstances qui
prévalent.
Cette réaction prompte des autres Etats membres peut
être inscrite au chapitre de l'entraide qui doit caractériser les
relations entre les Etats membres de la CEMAC, ceux-ci devant mutuellement se
serrer les coudes lorsque l'un d'entre eux rencontre des difficultés.
Ceci est presque naturel car dans le cadre d'une intégration
communautaire qui entraîne une sorte de communauté de destin,
« l'insécurité chez l'un des partenaires aura les effets
chez tous les autres ».141 Il convient tout de même
de souligner les insuffisances des mesures prônées par le texte
communautaire puisqu'il ne précise ni qui a l'initiative de la
réunion, ni quels organes étatiques doivent se réunir.
Pour combler ce vide, nous suggérons que tout Etat témoignant
d'un intérêt peut convoquer la réunion. Ainsi, l'Etat
faisant face aux difficultés est le mieux en même de convoquer la
réunion, mais il ne devrait pas seul avoir l'exclusivité de cette
initiative, laquelle doit être reconnue également à tout
Etat qui a de sérieuses raisons de craindre les conséquences de
cette situation. Tous les Etats sont donc interpellés. Par ailleurs, il
est raisonnable de penser que les ministres des affaires extérieures ou
étrangères des Etats de la Communauté sont les plus
indiqués pour se réunir.
Toutes ces discriminations doivent au demeurant faire l'objet
de deux considérations : il s'agit d'abord des mesures salutaires qui
tiennent compte des besoins de sécurité des Etats membres. Mais
de l'autre côté, il faut que leur application soit restrictive, de
peur de fournir à ces Etats un alibi facile pour faire exception
à l'application des libertés communautaires. Si
141 HREBLAY (V) : La libre circulation des personnes. Les
accords de Schengen, op. cit.
ces restrictions sont basées sur la protection des Etats,
il y en a qui visent plutôt des emplois précis qui sont soustraits
des libertés communautaires.
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