2) Le chroniqueur-marque ou la «
déterritorialisation »
accomplie
La « déterritorialisation » consiste, selon
la pensée de Gilles Deleuze, à « quitter une habitude, une
sédentarité. Plus clairement, c'est échapper à une
aliénation, à des processus de subjectivation précis
»24. A amener un discours dans une autre sphère,
à déplacer un objet culturel sur un autre terrain. Dès le
début d'une marque, cela devient donc la façon d'opérer
pour tous les chroniqueurs culturels, à commencer par le premier
supporter auto-proclamé de Deleuze, André Manoukian. Toutes les
semaines, par de brillantes mises en abîme, le compositeur-juré de
la Nouvelle Star, déclame des hommages absurdes à de
grands noms de la philosophie moderne dont Gilles Deleuze en étendard.
Il en aura fallu peu pour que « le décalé de service se
fasse traiter de philosophe du PAF »25 selon ses propres mots.
Ici, nous sommes dans une marque télévisée construite sur
un paradoxe de fond. Un paradoxe « situationniste »26,
selon les mots de l'intéressé, qui consiste pour la marque
à se démarquer de l'émission dans laquelle elle existe.
Cela nous renvoie beaucoup plus loin quand on sait qu'à la base de ces
phrases, il y a le duo de chroniqueurs télévisés de
Libération, Garrigos-Roberts.
Voici l'explication d'André Manoukian :
24 DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix,
L'Anti-OEdipe, Editions de Minuit, Paris, 1972, p162.
25 MANOUKIAN André, Deleuze, Sheila et
moi, Calmann-Lévy, Paris, 2010.
26 Ibid.
27 Chronique Ecrans-Médias, Libération
du 9 juin 2009
« Ainsi commençait avec le duo Garrigos-Roberts un
jeu de piste situationniste : ils posaient leurs instructions dans le journal
et je découvrais le jour même les citations improbables que je
devais glisser le soir en direct. Je m'acquittais joyeusement de cette
tâche avec, en prime, le sentiment d'accomplir une [double] mission :
détournement et transmission ».28
C'est à la fois ce qui fait sa personnalité
(avant ce premier « dédéfi » de 2006, la
popularité n'avait clairement pas explosé), son label, mais aussi
ce qui le fait rentrer paradoxalement dans le moulemême de la
déterritorialisation, partagée par tous ses confrères,
à savoir apporter son background culturel hyperspécialisé
dans le media simplificateur qu'est la télévision. Et surtout
développer sa marque télévisée est un moyen de
déterritorialiser le discours de Garrigos et Roberts. Au final, ce sera
toujours le « média télévision » qui l'emportera
par sa faculté de déterritorialiser tout discours en faisant d'un
chroniqueur une marque.
Tout chroniqueur culturel est donc interchangeable dans la
mesure où il n'est que le véhicule de ladite
déterritorialisation. Qui peut le plus, peut le moins. C'est le cas pour
l'émission hebdomadaire de cinéma de Canal +, Le
cercle29, qui, si elle fait appel à des chroniqueurs
récurrents (Aurélien Ferenczi de Télérama
ou Marie Sauvion du Parisien), n'hésite pas à faire
tourner son équipe chaque semaine. Les chroniqueurs sont donc
interchangeables dès lors qu'ils rentrent dans une fonction bien
définie de la dramaturgie de l'émission. A savoir, pour Le
cercle, les critiques de cinéma « grand public » (Le
Figaro, Le Parisien, ...) s'opposent aux « pointus » (Les
inrocks, Télérama, ...).
Le risque, avec ce nouveau label, faussement personnel et
entièrement télévisuel, étant pour les
émissions de trop anihiler les origines et les particularismes de
chacun. Et donc d'orchestrer une impression, pour le public, d'un brouhaha
diffus. Le romancier Philippe Besson, devenu chroniqueur pour Ça
balance à Paris, évoque ainsi son statut nouveau :
« Notre origine se dilue peu à peu, dans l'esprit
du
28 Ibid.
29 Emission diffusée sur Canal + Cinéma
le vendredi à 22h20 et présentée par
Frédéric Beigbeder.
téléspectateur ou de l'auditeur. On devient celui
qui donne son avis sur un livre, un film. »30
D'où l'importance capitale de la mise en scène
de l'émission dans l'instauration d'une marque. Le label devient en
effet une marque à partir du moment où elle est choisie par
l'émission pour tenir un rôle, dès lors qu'il y a prise de
conscience, aussi bien de la part de la chaîne que du journaliste que
celui-ci est devenu un label. Ainsi, une des marques-label de chroniqueurs les
plus intéressantes à analyser est celle de Thierry Cheze.
Journaliste au mensuel de cinéma Studio Cine Live à la base,
l'homme s'est progressivement autonomisé pour devenir un label
identifiable sur son seul nom. S'il intervient aussi bien sur TPS Star
(Starmag), sur Paris Première (Ça balance à Paris), sur
France 2 (Le ciné-club) et sur i<Télé (la chronique
cinéma de la matinale du week-end), aucune chaîne (à
l'exception de TPS Star) pourtant ne mentionne sa provenance de presse
écrite.
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Preuve, si elle en est, que la distinction entre les marques
de chroniqueurs s'opère au coeur de l'émission, au centre de son
action filmée, plus que sur le terrain uniquement marketing de la
recherche de nouveaux labels susceptibles d'attirer des
téléspectateurs-clients.
30 Cf annexe 3, entretien avec Philippe Besson, p
45.
31 Thierry Cheze dans Starmag (TPS Star),
émission du 15 juin 2010
32 Thierry Cheze dans Ça balance à
Paris (Paris Première), émission du 24 avril 2010
33 Thierry Cheze dans le Ciné-club de
France 2 en 2006
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