Conclusion
Éloignée des masses d'air de l'Océan
Atlantique par quelques 1 000 km et abritée de celles de l'Océan
Pacifique par la Cordillère des Andes, la province de Mendoza est
située dans un entre-deux climatique : « effet de
continentalité » et « situation d'abri »
(SALOMON, J-N., PRAT, M-C., 2005) se combinent pour produire des conditions
climatiques particulièrement arides qui rendent nécessaire, sinon
obligatoire, le recours à l'irrigation. En effet, l'association de
températures élevées et de précipitations faibles
se manifestant par des déficits hydriques prononcés, y compris
lors de la période estivale qui correspond avec le démarrage de
l'activité végétative, il faut alors rechercher un apport
d'eau externe.
C'est ce que firent les Indiens Huarpes qui, avant même
l'arrivée des Espagnols, mirent à profit la pente des cônes
de déjection des cours d'eau andins, les ríos, pour en
dériver les eaux et ainsi irriguer leurs cultures par inondation. Ce
système d'irrigation à la gestion communautaire et basée
sur l'offre, donna naissance à des oasis artificielles qui structurent
aujourd'hui l'espace de manière polycentrique, l'eau étant
à la fois le facteur limitant et le facteur structurant de la province.
Installées au contact de « deux mondes
complémentaires »70 : la montagne exempte de
maladies mais peu apte à l'agriculture et la plaine aux limons fertiles
mais bien trop secs, ces oasis se présentent comme des « espaces
d'interactions homme-milieu » (LAVIE, E., 2007) dans la mesure où
leur approvisionnement en eau dépend de l'eau de fonte nivo-glaciaire
libérée par la fusion estivale des glaciers.
Or, les glaciers des Andes mendocines ont amorcé un
important retrait depuis le milieu des années 1970, laissant planer la
menace d'un changement de régime hydrologique des cours qui descendent
de la Cordillère (COSSART, E., LE GALL, J., 2008). Ces derniers, en
passant
70 Citation extraite de l'avant-propos du
numéro 239 des Cahiers d'Outre-Mer (cf. Bibliographie)
d'un régime glaciaire à un régime nival
verraient leur pic des hautes eaux s'atténuer, la superficie
englacée se réduisant, et leur période des hautes eaux
devenir plus précoce, l'élévation des températures
provoquant un raccourcissement de la saison hivernale ainsi qu'une augmentation
des précipitations liquides au détriment des
précipitations solides (LÓPEZ, P.M., SCHUMACHER M.C., VICH, A.J.,
2007). En outre, le changement de régime hydrologique des cours d'eau
andins engendrerait un décalage entre les besoins hydriques des cultures
et la disponibilité de la ressource en eau qui jusque-là
coïncidait avec la saison végétative. Cette évolution
pose avec insistance la question de la durabilité de la ressource en eau
pour les oasis qui, comme celle de Valle de Uco, ne disposent pas de barrage de
retenue pour en assurer la redistribution spatio-temporelle.
Malgré sa position géographique
privilégiée pour capter l'eau du Río
Tunuyán et des petits cours d'eau qui descendent de la
Cordillère, l'Oasis de Valle de Uco est la seule oasis à se
situer à l'amont d'un barrage de retenue. Il s'agit donc de l'oasis la
plus « vulnérable » (BRKLACICH, M., 2006) à
l'hypothèse d'un changement de régime hydrologique des cours
d'eau qui affecterait tant l'eau superficielle que l'eau souterraine. Ces
dernières constituent en effet une seule et même ressource, l'eau
de fonte nivo-glaciaire, étant donné que la recharge de
l'aquifère dépend des pertes par infiltration des cours d'eau
superficiels. Une seule et même ressource donc, mais que se partagent
deux accès à l'eau : l'un, gravitaire et fondé sur la
proximité physique du cours d'eau, est un héritage du
système d'irrigation mis en place par les Indiens Huarpes ; l'autre, que
l'innovation technologique en matière d'irrigation a affranchi des lois
gravité, est né de l'ouverture de la province à la
mondialisation pour financer la reconversion de son vignoble vers un vin de
qualité.
L'objet d'étude de ce mémoire étant la
gestion de l'eau, il s'agissait d'appréhender les défis que
posent le réchauffement climatique et la mondialisation à la
gestion de la ressource en eau dans l'Oasis de Valle de Uco. En outre, il
s'agissait de comprendre dans quelles mesure une gestion de l'eau basée
sur l'offre peut-elle continuer à fonctionner alors que cette
dernière
pourrait à l'avenir diminuer sous l'effet du
réchauffement climatique. Car, si l'analyse statistique des
débits mensuels du Río Tunuyán entre 1954 et 2004
n'a pas permis d'y déceler la moindre trace du passage d'un
régime glaciaire à un régime nival, la variabilité
des débits liée au phénomène ENSO étant
supérieure à celle liée du réchauffement climatique
et du retrait des glaciers, cela ne veut pas dire pour autant que ce cours
d'eau soit à l'abri d'un changement de régime hydrologique dans
les années à venir : les recherches menées par VILLALBA,
R. sur le Río Atuel, présentées le 4
décembre 2008 lors des IV Jornadas de Actualización en Riego
y Fertiriego71 , ont dores et déjà montré
le changement de régime hydrologique de ce cours d'eau. Il s'agissait
également de mesurer les conséquences de la mondialisation sur
l'agriculture irriguée d'un pays en voie de développement, en se
posant la question de savoir si le développement d'une activité
créatrice de richesses, en liaison avec les marchés mondiaux,
diminue ou exacerbe les inégalités entre les habitants, anciens
et nouveaux, d'un même territoire. Pour ce faire, il fallut retrouver les
« gagnants » et les « perdants » de la
reconversion du vignoble vers la qualité à travers leur
accès à l'eau et les distinguer d'après les
transformations socio-économiques qui en sont issues pour saisir
pourquoi les « gagnants » gagnent et pourquoi les «
perdants » perdent (CHALEARD J.-L., MESCLIER E., 2006).
L'étude de la gestion de l'eau dans le système
d'irrigation hérité des Indiens Huarpes a montré qu'il
s'agissait d'une gestion administrative et étatique, basée sur
l'offre en eau de fonte nivo-glaciaire, et dont les modalités d'un autre
temps ne sont plus adaptées à une économie agricole qui,
désormais libérée de sa « tutelle
agro-directoriale » (RUF, Th., 2000), doit davantage
économiser la ressource que la « gaspiller ».
La gestion de l'eau dans le système d'irrigation
traditionnel est en effet régie par la Ley General de Aguas,
véritable « jurisprudence de l'eau d'irrigation »
élaborée au XIXème siècle par les ingénieurs
des services de l'État pour justifier l'emprise de celui-ci sur les
ressources
71 « IVème Journées d'Actualisation de la
Pratique de l'Irrigation »
hydriques « créées ». D'après
la loi, l'eau relève du domaine public et, par conséquent, ne
peut qu'être concédée aux usagers du système
d'irrigation sous forme de « droits à l'irrigation »
(derechos de riego) qui sont, de par le « principe
d'inhérence », indissociables de la terre pour laquelle ils ont
été concédés et ne peuvent être
exercés en dehors des « tours » d'eau. Ces modalités
d'irrigation, instaurées au moment de la construction du pouvoir
provincial, agissaient comme des structures d'encadrement de la population et
permettaient à la province de contrôler la répartition
spatio-temporelle de la ressource.
Néanmoins, elles se révèlent aujourd'hui
excessivement rigides pour les usagers du système d'irrigation qui,
n'ayant pas les mêmes besoins en eau, éprouvent le besoin de
réhabiliter la gestion communautaire des Indiens Huarpes pour les rendre
plus flexibles. Le décalage entre la loi et les pratiques des usagers,
illustrant les « différences de savoir » (RUF, Th.,
2004) entre les théoriciens et les praticiens de l'agriculture
irriguée, contribue à opacifier le cadre juridique et favoriser
la confusion des rôles entre les acteurs de la gestion de la ressource en
eau. Ces derniers interviennent en effet selon l'échelle spatiale
à laquelle l'eau est distribuée, ce qui tend à segmenter
la gestion de la ressource en tronçons et ainsi à
l'éloigner des conditions d'une gestion intégrée.
Supposant une concertation de l'ensemble des acteurs ainsi qu'une coordination
des actes d'aménagements et de gestion, une gestion
intégrée de la ressource s'avère pourtant
nécessaire pour faire face à l'hypothèse d'un changement
de régime hydrologique du Río Tunuyán.
De plus, en faisant de l'eau un droit attaché à
la propriété foncière, les modalités d'irrigation
définies par la Ley General de Aguas n'encouragent pas
l'économie d'eau, la ressource étant distribuée en
fonction de la superficie de la parcelle à irriguer et non pas des
besoins hydriques des cultures qui sont dessus. De même, l'usager ne paye
pas l'eau qu'il consomme, seulement l'usage qu'il en fait dont le prix
(canon) est calculé sur la base des coûts induits par le
service d'approvisionnement en eau, ce qui inciterait au « gaspillage
» : « il serait plus judicieux qu'elle [l'eau] fût
payée par l'utilisateur, qui cesserait alors de la gaspiller
»
(GOUROU, P., 1976). Á cela s'ajoute la faible
efficacité globale du système d'irrigation traditionnel qui
occasionne de nombreuses pertes par infiltration bénéficiant aux
usagers disposant de perforations. Néanmoins, de toutes les
échelles spatiales de la « médiation » de l'eau, c'est
bien sur l' « application » que doit se concentrer l'effort
d'investissement car les techniques d'irrigation gravitaire utilisées
par la plupart des usagers optimisent très peu la ressource en eau.
Sur la base de ces remarques, il est possible d'énoncer
quelques recommandations afin d'améliorer la gestion de l'eau dans le
système d'irrigation traditionnel. Tout d'abord, la construction d'un
barrage de retenue en amont de l'oasis. Prévu depuis le début des
années 1970, le projet Los Blancos n'a toujours pas vu le jour et les
usagers sont de plus en plus sceptiques quant à sa réalisation.
Alors que la province serait actuellement en train de sélectionner
l'entreprise qui sera chargée de sa construction, ce barrage pourrait
permettre de stocker la ressource et assurer sa redistribution
spatio-temporelle en cas de changement de régime hydrologique du
Río Tunuyán. La construction du barrage Los Blancos
serait alors un premier pas vers une gestion de l'eau par la « demande
sociale » (RUF, Th., 2000), à condition qu'elle s'accompagne
de travaux d'imperméabilisation des canaux d'irrigation. Le second pas
vers ce type de gestion consiste à accorder davantage de poids aux
« associations d'usagers » de manière à rendre
effective la participation des usagers à la gestion de la ressource, ce
qu'était censé accomplir le processus de décentralisation
initié dans les années 1990, et ce afin de limiter l'omnipotence
du Département Général d'Irrigation. Pour cela, il est
nécessaire de changer les modalités de participation à
l'élection de l' « Inspecteur des canaux d'irrigation » qui
avantagent clairement les usagers ayant augmenté la superficie qu'ils
cultivaient grâce aux techniques d'irrigation sous-pression, étant
donné que les votes sont pondérés en fonction de la
superficie irriguée par des « droits à l'irrigation ».
Dans cette optique, l'usager serait à la fois un irriguant qui
participerait à une « démocratie de l'eau » plus
transparente et payerait la prestation du
service d'approvisionnement en eau, ainsi qu'un consommateur
qui, en payant l'eau qu'il aurait consommée, contribuerait à la
recapitalisation du système d'irrigation.
Les « gagnants » et les «
perdants » de la reconversion du vignoble vers la qualité
ayant été retrouvés à travers leur accès
à l'eau, puis distingués d'après les transformations
socioéconomiques qui en sont issues, l'accès à la
ressource en eau peut être considéré comme une clé
de lecture pour mesurer les conséquences de la mondialisation sur
l'agriculture irriguée d'un pays en voie de développement. Car,
même si l'eau dans la province de Mendoza est
célébrée comme une « culture » (Los
Andes, 19/11/2008) grâce à laquelle « le peuple
mendocin est parvenu à transformer un désert en oasis »
(Los Andes, 06/11/2008), elle n'en reste pas moins un facteur de
production parmi tant d'autres dont l'accès est conditionné par
un autre facteur de production, le capital.
Certes, le capital n'existe pas tout et le pari de la
qualité n'aurait pu être tenu sans l'existence préalable
d'une vitiviniculture aux bases solides. De même, il est vrai que les
acteurs arrivés dans la province au moment de son ouverture à la
mondialisation rappellent les immigrants du début du XXème
siècle. Néanmoins, la venue de ces acteurs ne correspond pas
à un choix subit mais raisonné. En effet, l'ouverture de la
province constituaient pour eux l'opportunité de profiter des faibles
coûts de production pour produire des « Vins du Nouveau Monde »
qui soient de qualité mais dont le prix reste compétitif à
l'international. Possédant un capital économique
déjà constitué à l'extérieur de la province,
ces acteurs ont pu investir dans l'innovation technologique pour
bénéficier d'un accès privilégié aux
facteurs de production et prendre le contrôle des phases de vinification
et de commercialisation. Le contrôle de ces phases leur a ensuite permis
de remplacer le paradigme de la production de masse par celui de la
qualité en instaurant des standards qui renforcent l'intégration
verticale de la filière vitivinicole puisqu'ils incluent ceux qui
parviennent à s'y conformer et excluent ceux qui n'y parviennent pas.
Dès lors, si les « gagnants »
gagnent au jeu de la mondialisation c'est parce que, contrairement aux «
perdants », ils avaient le capital pour investir ; et parce que,
contrairement aux acteurs situées entres « gagnants »
et les « perdants », ils l'ont investi au bon moment. La
métaphore du train, aussi naïve soit-elle, semble on ne peut mieux
refléter la réalité de la « nouvelle
vitiviniculture » mendocine (MONTAÑA, E., 2007) : les «
gagnants » sont ceux qui ont pris le train avant qu'il ne
démarre et en imposent la vitesse à ceux qui l'ont pris en
marche, les acteurs situés entre les « gagnants » et
les « perdants » ainsi qu'à ceux qui l'ont
raté et doivent attendre le prochain, les « perdants
». Ainsi, le développement d'une activité créatrice
de richesses, en liaison avec les marchés mondiaux, tend à
exacerber les inégalités entre les habitants, anciens et
nouveaux, d'un même territoire en créant de la distance, au sens
propre comme au sens figuré, entre eux.
Car, comme il l'a été démontré,
l'accès à l'eau des « gagnants » leur a permis
de repousser la frontière agricole de l'oasis sur le piedmont qu'ils
territorialisèrent en en faisant une « marge ». Le passage
d'un accès traditionnel gravitaire et fondé sur la
proximité physique du cours d'eau, à un accès moderne que
l'innovation technologique a affranchi des contraintes de la gravité,
constitue donc le moteur de la recomposition spatiale de l'Oasis de Valle de
Uco. Bouleversant les hiérarchies territoriales au sein de l'oasis, ce
nouvel accès à l'eau a en effet contribué à rendre
duale sa structure spatiale, opposant le piedmont conquit par les «
gagnants » et la vallée restée aux mains des «
perdants ». Bien que situé dans une
périphérie géographique, le piedmont s'imposerait
aujourd'hui comme le nouveau centre économique de l'oasis en accueillant
de grandes voire de très grandes parcelles cultivées en vignes et
en fruits et irriguées grâce aux techniques d'irrigation
sous-pression. Quant à la vallée, autrefois centre
économique, elle n'est plus qu'un centre spatial où les
parcelles, irriguées gravité, sont relativement petites et
où malgré l'apparente diversité des cultures la vigne est
peu représentée.
La reconversion du vignoble vers la qualité a donc
permis à la vitiviniculture mendocine de sortir de la crise de
surproduction dans laquelle elle s'enlisait depuis le milieu des
années
1970, et de d'exporter ses vins dans le monde entier. En
revanche, elle a davantage profité aux nouveaux habitants de l'oasis,
les « gagnants » qui disposaient de capitaux pour investir,
qu'aux anciens, « les perdants » et les acteurs
situés entre les « gagnants » et les «
perdants » qui n'en disposaient pas ou peu. Ces derniers
s'estiment pourtant redevables à l'égard des «
gagnants » : « En 1995, le groupe FECOVITA
commercialisait 16 millions de litres de vins. Aujourd'hui, elle en
commercialise près de 30 millions, et cela grâce aux
étrangers qui ont apporté le capital dont nous avions besoin pour
nous moderniser » (Entretien n°11) ; « L'arrivée
des étrangers dans l'Oasis de Valle de Uco fut un avantage puisqu'ils
ont ouvert le marché argentin sur le monde. Beaucoup disent qu'ils
prennent la terre aux Argentins et occupent leur eau, ce qui n'est pas
totalement faux, mais dans le même temps ils participent au
développement de la province et ont aidé l'Argentine à se
tailler une place de choix dans la vitiviniculture mondiale. Le problème
serait que les Français, Lurton et Chandon, y soient installés ;
que les Américains, Kendall & Jackson, y soient installés ;
que les Hollandais, Salentein, y soient installés ??? Mais c'est gens
ont fait connaître le argentin dans le monde entier... »
(Entretien n°13).
Se pose alors la question du devenir de la « nouvelle
vitiviniculture » mendocine (MONTAÑA, E., 2007) : va t-elle
rester l'apanage des « gagnants », ou au contraire susciter
de nouvelles vocations parmi les producteurs d'autres cultures, moins
épargnées par la crise mondiale que le vin dont les exportations
continuent d'augmenter en volume comme en valeur grâce à la
demande des pays développés (Fincas, 28/03/2009) ? Dans
le second cas, la récente Loi d'Occupation du Sol parviendra t-elle
à éviter une nouvelle crise de surproduction en limitant la
superficie viticole ?
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