C) Quelles solutions pour les « perdants » ?
Imiter les « gagnants » en investissant
dans l'innovation technologique pour produire des vins de qualité, et
s'associer au sein de coopératives pour faire contre-poids aux
bodegas détenues par les « gagnants »,
telles semblent être les deux solutions qui s'offrent à eux.
1) Imiter pour gagner ?
Á défaut d'innover, les « perdants
» et ceux qui les précèdent peuvent toujours imiter les
« gagnants » en investissant dans l'innovation technologique
: des pieds de vignes de cépages fins immunisés contre les
maladies, des système d'irrigation sous-pression ou des machines
agricoles spécifiques à la culture de la vigne. Ces innovations
requérant un certain capital de départ, ils peuvent soit passer
par les banques agricoles, soit solliciter les « gagnants »
qui, sousréserve que la qualité oenologique du vignoble les
intéresse, peuvent participer au financement de ces innovations contre
le prélèvement d'un pourcentage sur la récolte de raisins
(Entretien n°1).
69Contrairement à ce que l'affirment ces
bodegas, ces vins ne sont pas biologique au sens propre mais issu de
l'agriculture biologique étant donné l'utilisation du sulfate de
cuivre lors de la fermentation alcoolique.
Ce rapport entre viticulteurs et vignerons a fonctionné
et fonctionne encore comme un élément diffuseur de la
modernisation technologique des vignobles. Il se fait néanmoins de plus
en plus rare, puisque très peu de « perdants »
possèdent des vignobles qui intéressent les «
gagnants » au point de les aider à financer des
investissements aussi coûteux. L'aide apportée par les «
gagnants » aux « perdants » consiste plus
volontiers à mettre à leur disposition un ingénieur
agronome ou oenologue pour assurer le suivi de leur vignoble, voire à
leur fournir des produits phytosanitaires qui seront déduits au moment
du paiement de la vendange. L'aide des « gagnants » est donc
non-seulement conditionnée, mais mesurée pour ne pas remettre en
cause l'intégration verticale de la filière qui leur permet
d'externaliser les risques que comporte la production de raisins et de
maintenir les « perdants » dans un environnement captif.
2) S'associer au sein de coopératives ?
Imiter les « gagnants » n'étant pas
une solution viable, reste la solution coopérative. Cette solution fut
encouragée par l'État provincial qui, lors de la reconversion du
vignoble, entreprit la privatisation des coopératives
déficitaires qu'il incita à se regrouper en
fédérations pour protéger les petits producteurs en
contre-balançant le poids des bodegas tenues par les «
gagnants ». C'est à cette occasion que la
coopérative GIOL fut privatisée. Elle fait aujourd'hui partie du
groupe FECOVITA qui fédère 34 coopératives pour plus de 5
000 producteurs et contrôle 15 % du marché national de vins fins
et communs (RICHARD-JORBA, R.A., 2006).
Ces coopératives constituent pour ceux qui en sont les
membres un moyen d'accéder au marché sans passer par
l'intermédiaire des « gagnants », du fait qu'elles ne
peuvent refuser de vinifier la production de leurs membres. C'est pourquoi,
interrogé sur l'avantage de travailler avec une coopérative
plutôt qu'avec une bodega, ce vigneron et membre de la
coopérative San Carlos Sur à La Consulta répond :
« La continuité ! La bodega fait son commerce qui ne
correspond pas toujours avec le tien, alors que la coopérative fait le
commerce de tous ses membres » (Entretien n°1). Les membres de
la coopérative (asociados ou socios) sont ceux qui
siègent à son conseil d'administration et
participent au processus décisionnel. En échange, ils ont
l'obligation d'apporter l'intégralité de leur production à
la coopérative qui ne peut refuser de la leur vinifier. Ces «
actionnaires » de la coopérative correspondent
généralement aux « perdants » de la
reconversion du vignoble oasien : la faible qualité oenologique de leurs
raisins d'une part, et leur incapacité à se conformer aux
standards de qualité exigés par les « gagnants
» d'autre part, font qu'ils doivent se satisfaire de la «
continuité » que leur offre la coopérative en leur
garantissant la vinification de leur production.
Néanmoins, les membres de la coopérative ne sont
pas les seuls producteurs à venir y faire vinifier leur production. En
effet, les terceros peuvent également venir à la
coopérative pour faire vinifier leur récolte de raisins mais, ne
siégeant pas à son conseil, ils n'ont pas de compte à lui
rendre ni l'obligation de lui apporter l'intégralité de leur
production. La coopérative, quant à elle, n'est pas non plus
obligée d'accepter de la vinifier. Les terceros sont souvent
ceux dont l'investissement dans les techniques d'irrigation sous-pression leur
a permis d'étendre les superficies qu'ils cultivaient et sur lesquelles
ils ont planté des vignes de cépages fins aux pieds «
américains ». Ainsi, ces grands producteurs correspondent aux
acteurs situés entre les « gagnants » et les «
perdants ». Ce sont eux qui font le commerce de la
coopérative et, par conséquence, celui de ses membres : l'an
dernier par exemple, sur les sept terceros que comptait la
coopérative Cooperativa de Transformación y
Comercialización Vitivinicolas de Vista Flores, trois ont
apporté à eux seuls la moitié de la vendange, l'autre
moitié ayant été apportée par les vingt-six membres
de la coopérative et le reste de terceros (Entretien
n°10). C'est également d'eux que dépend le budget de la
coopérative, puisque le pourcentage de la vendange qu'elle a pour
habitude de vinifier et commercialiser pour son compte, est plus
élevé sur la vendange des terceros que sur celle de ses
membres. La coopérative est donc davantage dépendante des
terceros que les « terceros » de la
coopérative.
De plus, ces derniers n'ayant pas l'obligation d'apporter
l'intégralité de leur production à la coopérative,
ils peuvent toujours essayer de la vendre aux bodegas dès lors
que la qualité
oenologique de leurs raisins est souvent meilleure que celle
des « perdants » et qu'ils se sont conformés aux
standards de qualité exigés par les « gagnants
». Car, il est en effet plus rémunérateur pour les
terceros de vendre leur récolte aux bodegas qui
l'achètent immédiatement, que de l'amener à la
coopérative qui leur paye le vin à la prochaine récolte :
« L'avantage des bodegas, c'est qu'elles achètent le
raisin en trois mois et beaucoup plus cher que nous, qui entre la vinification
et la commercialisation, payons le vin de 2008 au moment de la récolte
de 2009 » (Entretien n°10). Or, le budget des
coopératives dépend essentiellement de la vendange des
terceros sur laquelle est prélevé un pourcentage plus
important que sur celle des membres de la coopérative. En outre, moins
les terceros sont nombreux à venir faire vinifier leur
production à la coopérative, moins le budget de cette
dernière est élevé et moins elle peut investir dans les
procédés de vinification les plus modernes.
C'est pourtant grâce à ces procédés
que la coopérative pourrait améliorer la qualité du vin
qu'elle produit, le vendre plus cher et ainsi mieux rémunérer ses
producteurs pour les dissuader de vendre leur récolte aux
bodegas. Tel est le plan d'action que voudrait mener le
président de la coopérative de Vista Flores, dont la production
de vin a enregistré une diminution de 50 % par rapport à
l'année précédente : « Actuellement, ce que nous
essayons de faire, c'est de produire un vin de meilleure qualité pour le
vendre plus cher et engranger des bénéfices. Avec une partie de
ces bénéfices, nous allons mieux rémunérer nos
producteurs pour les dissuader de vendre ailleurs. Avec l'autre partie, nous
allons investir dans du matériel pour nous permettre de produire un vin
qui soit chaque fois de meilleure qualité. Entendons-nous bien,
je sais pertinemment que je n'arriverai pas à produire un vin d'aussi
bonne qualité que celui des étrangers, mais je ne vise pas non
plus le même marché. Alors, j'essaye et la qualité de mon
vin ne peut en être que meilleure. Car, « au royaume des aveugles,
le borgne est roi » » (Entretien n°11).
Les « gagnants » et les «
perdants » de la reconversion du vignoble vers la qualité
ayant été retrouvés à travers leur accès
à l'eau, puis distingués d'après les transformations
socio-
économiques qui en sont issus, l'accès à
la ressource en eau peut être considéré comme un
critère pertinent pour aborder les conséquences de la
mondialisation sur l'agriculture irriguée d'un pays en voie de
développement. Toutefois, il ne s'agit pas ici de faire de
l'accès à l'eau l'élément déterminant de la
reconversion du vignoble oasien. En effet, si l'eau dans la province de Mendoza
est le facteur limitant et son accès un facteur de réussite, elle
demeure avant toute chose un facteur de production parmi tant d'autres. La
problématique de l'accès à la ressource en eau s'inscrit
donc dans celle plus large de l'accès aux facteurs de production que
sont l'eau, la terre et la main d'oeuvre.
Ainsi, ce qui semble différencier les «
gagnants » des « perdants » de la reconversion
du vignoble oasien, c'est leur capacité à investir dans
l'innovation technologique pour disposer d'un accès
privilégié à ces facteurs de production. Seulement pour
investir, il faut avoir du capital et l'investir au bon moment. À cet
égard, nul doute que les « gagnants », de par leur
capital économique constitué à l'extérieur de la
province et la transparence de l'information dans leurs réseaux, avaient
déjà une longueur d'avance sur les « perdants
». Ensuite, en investissant dans l'innovation technologique ils ont pu
s'assurer un accès privilégié aux facteurs de production,
et ce d'autant plus facilement que les coûts de ces facteurs
étaient plus faibles que ceux en vigueur dans les pays
développés. Ceci engendra un accès fortement
différencié aux facteurs de production, dont les «
gagnants » profitèrent pour prendre le contrôle des
phases de vinification et de commercialisation.
Plus question, désormais, de produire un vin en
quantité, mais un vin de qualité qui réponde aux normes
internationales afin de pouvoir l'exporter. Ce passage du paradigme de la
production de masse à celui de la qualité plaça les «
gagnants » en position de force face aux « perdants
» à l'offre de raisins atomisée et diversifiée. Les
« gagnants » imposèrent donc aux «
perdants » des standards de qualité pour mieux
contrôler leur production et les maintenir dans un environnement captif
en renforçant l'intégration verticale de la filière
vitivinicole.
Cette intégration toujours plus verticale constitue une
profonde remise en cause du « mythe du terroir européen » qui
suppose l'intégration horizontale de la filière grâce au
rôle joué par les coopératives. Pourtant, les «
gagnants » n'hésitent pas à parler de «
terroir » pour qualifier les terres qu'ils ont conquises sur les
piedmont... Parmi ces « gagnants », nombreux sont
français et connaissent parfaitement la notion de « terroir »,
alors pourquoi l'invoquer ici ? Ne serait-ce pas un moyen pour eux de
territorialiser la vitiviniculture issue de la reconversion du vignoble oasien
pour en promouvoir la qualité, et ainsi se défendre du «
projet d'entreprise » dont parle ce producteur bourguignon
resté en France : « Dans des pays de soleil, avec de
l'irrigation à gogo, comme au Chili par exemple, on peut année
après année faire des vins extrêmement honorables et tout
à fait réguliers, mais qui n'ont absolument pas la notion
d'exception des grands terroirs français. Je veux dire qu'il faut
choisir et qu'il faut faire un projet d'entreprise : il y a des géants
dans le monde qui font des dizaines de millions de caisses de vin industriel.
Cela nous ne savons pas le faire et ce n'est pas du tout notre vocation
» (site internet de BFM Radio, 02/08/2009) ?
Quoi qu'il en soit, il n'est pas étonnant de voir qu'au
jeu de la mondialisation les « gagnants » gagnent et les
« perdants » perdent. Les « gagnants » y
jouent, en effet, selon des règles qu'ils ont eux-mêmes
énoncées, les règles de la qualité, inconnues des
« perdants » qui durent les adopter pour ne pas être
exclus du jeu. Dès lors, il est possible de conclure que le
développement d'une activité créatrice de richesses, en
lien avec les marchés mondiaux, exacerbe plus qu'elle ne réduit
les inégalités entre les habitants, anciens et nouveaux d'un
même territoire.
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