c) Entre les « gagnants » et les « perdants
» : des acteurs aux pieds dans et sur l'eau
Entre les « gagnants » et les «
perdants », il est possible de distinguer un troisième
type d'acteur, majoritairement composé d'anciens habitants de l'oasis.
Ces derniers ont investi dans un « capital hydraulique propre
» tout en restant dans le système d'irrigation traditionnel. Ils
irriguent donc leurs cultures avec de l'eau souterraine ainsi qu'avec l'eau de
leur « droit à l'irrigation » recueillies dans des
réservoirs. Ils ont néanmoins investi dans les nouvelles
techniques d'irrigation pour s'affranchir des lois de la gravité qui
pèsent sur le système d'irrigation traditionnel afin
d'étendre les superficies qu'ils cultivaient et sur lesquelles ils
plantèrent des vignes de cépages fins et aux pieds «
américains », les irriguant tantôt avec les techniques
d'irrigation sous-pression, tantôt avec les techniques d'irrigation
gravitaire. Ainsi, ces acteurs, qui gagnent moins que les «
gagnants » sans perdre autant que les « perdants
», sont parvenus à prendre le train en marche grâce à
un accès à l'eau moins technologique que celui de ceux qui
gagnent mais toujours plus moderne que celui de ceux qui perdent.
La reconversion du vignoble oasien vers la qualité a
donc engendré des accès différenciés à l'eau
et à la terre. C'est, en effet, la recherche des meilleurs «
terroirs » pour y planter des vignes de cépages fins et aux pieds
« américains » qui ont poussé les «
gagnants » à se tourner vers l'innovation technologique en
investissant dans un « capital hydraulique propre » et des
techniques modernes d'irrigation. Á ces facteurs de production
incompressibles que sont l'eau et la terre, s'en ajoute un autre, la main
d'oeuvre dont l'accès est lui aussi nettement différencié
entre les « gagnants » et les « perdants
».
2) Leur accès à la main d'oeuvre
La main d'oeuvre des « gagnants » est une
main d'oeuvre permanente qui peut être locale ou étrangère.
Les employés argentins sont, en règle générale,
affectés à des tâches manuelles telles que l'entretien de
l'exploitation ou la maintenance des machines agricoles et de
vinification. Leur niveau d'éducation est plus ou moins
élevé car il peut également s'agir d'oenologues et
d'ingénieurs agronomes. Quant aux employés étrangers, dont
le niveau d'éducation est élevé, ce sont en
général ceux qui travaillent dans les bureaux et participent au
processus décisionnel de l'entreprise : il s'agit des experts
comptables, des directeurs des ventes, des ingénieurs informatiques etc.
Au moment de la récolte, il arrive que les « gagnants
» fassent appel à une société d'intérim pour
compléter leurs effectifs. Cette main d'oeuvre est alors une main
d'oeuvre temporaire avec un contrat en bonne et due forme et
rémunérée au prorata des heures de travail
effectuées. Comme l'explique ce « gagnant », qui
possède une exploitation d'une centaine d'hectare sur le piedmont de
Tupungato, l'avantage d'effectuer la récolte à la main est de
« faire plusieurs passages et ainsi trier les raisins en fonction de
leur maturité. Cela demande beaucoup de travail, mais c'est mieux
ainsi » (Entretien n°15). Beaucoup de travail, mais aussi
beaucoup de temps. C'est pourquoi les « gagnants » qui
possèdent les plus grandes exploitations combinent récolte
à la main le jour et récolte mécanisée la nuit.
La main d'oeuvre des « perdants » est, dans
une marge mesure, une main d'oeuvre familiale : les fils, les femmes et les
filles aident le patriarche dans la gestion quotidienne de son exploitation.
Les « perdants » peuvent également disposer de
contratistas, ces travailleurs agricoles qui vivent sur l'exploitation
dont ils ont la charge et qui, combinant la figure du petit entrepreneur avec
celle du salarié, perçoivent un salaire mensuel ainsi qu'un
pourcentage de la récolte67. Néanmoins, avec la
reconversion du vignoble vers la qualité, de nombreux producteurs durent
se séparer de leur contratista pour réduire leurs
coûts de production et devenir plus compétitifs. Cette
évolution est particulièrement représentée
auprès des acteurs situés entre les « gagnants
» et les « perdants » qui remplacèrent leurs
anciens « contratistas » par des ouvriers journaliers. Le
niveau d'éducation de cette main d'oeuvre dépasse rarement
l'école primaire. Concernant la récolte, les «
perdants » et ceux qui les précédent font appel
à une main d'oeuvre
67 Le salaire, payé sur les dix mois de
l'activité agricole (de mai à février) et en fonction des
hectares travaillés, est fixé par des commissions paritaires et
inclut le salaire annuel complémentaire. Le pourcentage de la
récolte ne peut être inférieur à 18 %,
déduction faite des coûts de la récolte et de toutes les
activités normales résultant de la commercialisation des raisins
(POBLETE, L., 2008).
temporaire essentiellement composée de Boliviens et
d'Argentins des provinces pauvres du Nord68 qu'ils emploient au noir
et qu'ils rémunèrent au sac : le porteur d'un sac de raisin
rempli (tacho), se voit remettre un jeton (ficha)
correspondant à une valeur en pesos. Rémunérée de
la sorte, cette main d'oeuvre privilégie les exploitations de grande
taille, plus à même de leur fournir du travail en quantité.
Sont donc servis en premier lieu les acteurs dont l'investissement dans les
techniques modernes d'irrigation leur a permis d'étendre les superficies
cultivées, et ensuite seulement les « perdants ».
Ainsi, l'accès à la main d'oeuvre est aussi
différencié que ceux à l'eau et à la terre. Son
coût, moins élevé que celui des pays
développés, avantage clairement les « gagnants
» qui peuvent se permettre d'avoir une main d'oeuvre plus nombreuse et
mieux formée aux outils issus de l'innovation technologique. Car, dans
le « paradigme de la qualité », c'est de l'innovation
que doit surgir la qualité et non l'inverse. Or, pour innover, il faut
investir : dans le creusement de perforations, dans des pieds de vignes de
cépages fins immunisés contre le phylloxéra, dans des
techniques modernes d'irrigation sous-pression, ainsi que dans les
procédés de vinification les plus modernes. De plus, pour
investir, il faut avoir du capital et l'investir au bon moment. Ce capital, les
acteurs de la filière vitivinicole ne le possédaient pas au
moment de la crise. Á l'inverse, les « gagnants »,
qui sont arrivés dans la province avec un capital économique
déjà constitué, ont pu investir dans l'innovation
technologique et se placer à l'« avant-garde » de la
qualité.
3) Leur accès au marché : quand les standards de
qualité deviennent des mécanismes de contrôle de la
production au profit des « gagnants » et déterminent
l'accès des « perdants » au marché
Comme il l'a été dit précédemment,
les innovations technologiques, qui furent encouragées par les acteurs
institutionnels de la filière vitivinicole, avaient un coût que la
plupart des entreprises locales ne pouvaient surmonter. Dès lors,
certaines firent faillite, d'autres
68 Cf. Carte 8 en annexes
fermèrent, d'autres enfin furent rachetées soit
par les « gagnants » soit par les acteurs situés
entre les « gagnants » et les « perdants
» qui investirent pour remplacer leur équipement obsolète.
Néanmoins, dans l'Oasis de Valle de Uco plus que dans le
département de Lujan de Cuyo, la plupart des « gagnants
» firent construire leur propre bodega qu'ils
équipèrent avec les procédés les plus modernes de
la vinification. L'appareil productif fut ainsi transformé par et pour
les « gagnants », dont les grandes entreprises
transnationales contrôleraient aujourd'hui près du tiers de la
production de raisins et bénéficieraient, par rapport aux maisons
traditionnelles déjà en place, d'articulations complexes leur
permettant d'obtenir des facilités de commercialisation, y compris dans
la grande distribution nationale et internationale (BUSTOS R., TULET J.-C.,
2005). L'accès des « perdants » au marché
passe donc par les « gagnants » qui contrôlent les
maillons terminaux de la filière vitivinicole.
En effet, le remplacement du paradigme de la production de
masse par celui de la qualité ayant fait passer le contrôle de la
production depuis les producteurs vers les phases de vinification et de
commercialisation, ces derniers se sont retrouvés face à une
offre atomisée et diversifiée qu'ils durent trier en imposant aux
« perdants » des standards de qualité. Bien que ces
standards diffèrent d'une bodega à l'autre, il est
possible d'en énoncer quelques-uns pour permettre au lecteur de s'en
faire une idée. Ainsi, pour ce qui est de la date de la récolte,
les « gagnants » exigent des « perdants »
qu'elle ne soit ni trop précoce ni trop tardive afin que les raisins
profitent du soleil d'été pour devenir plus concentrés en
sucres. Seulement, les « perdants » sont tributaires de la
disponibilité de la main d'oeuvre temporaire qui, parce qu'elle est
payée au rendement, préfère travailler pour les grandes
exploitations. De même, à l'approche de la récolte, les
« gagnants » leur prescrivent de moins irriguer dans le but
d'exposer la vigne à un stress hydrique et ainsi augmenter le
degré d'alcool des raisins. Néanmoins, diminuer l'irrigation
n'est pas chose facile pour les « perdants » qui, n'ayant
pas investi dans les techniques modernes d'irrigation, continuent d'irriguer
leur vignoble par gravité, sans réelle maîtrise des flux
d'irrigation. Plus récemment, certaines bodegas
désireuses de se positionner sur le marché
des « vins biologiques »69 interdisent
aux « perdants » l'utilisation de certains engrais ou
herbicides. Ici encore, la moindre utilisation de produits phytosanitaires
suppose toujours plus de travail et donc plus de main d'oeuvre que les «
perdants » ne peuvent pas toujours embaucher faute de moyens.
C'est standards agissent donc comme des mécanismes de
contrôle des « gagnants » sur la qualité de la
production des « perdants » et de ceux qui, situés
entre les « gagnants » et les « perdants
», ne disposent pas de leur propre bodega. Les «
perdants » et ceux qui les précédent doivent alors
s'y conformer, sous peine de se voir refuser, par les « gagnants
», la vinification de leur production de raisins qui constitue le gage le
plus sûr d'accéder au marché. Dès lors, quelles
solutions restent-il à ces acteurs pour ne pas être
d'emblée exclus du « paradigme de la qualité »
?
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