II- Les transformations socio-économiques issues
de la reconversion du vignoble : quels « gagnants » pour quels «
perdants » ?
La province de Mendoza figure indiscutablement parmi les
provinces qui s'en sortent le mieux depuis le tournant libéral pris par
l'Argentine au cours des années 1990. Anticipant les politiques
d'ajustement structurel menées au niveau national, la province s'est
s'ouverte aux capitaux étrangers pour financer la reconversion de son
vignoble vers un vin de qualité et ainsi rompre avec le paradigme de la
production de masse qui favorise les crises de surproduction. Dès lors,
elle entra précocement dans le « nouveau
fédéralisme » argentin (PREVÔT-SCHAPIRA, M.-F.,
BUNEL J., 1994) dont les territoires sont désormais abordés en
termes de compétitivité et d'avantages comparatifs. Ce faisant,
le gouverneur José Bordón et son équipe durent mettre en
place un véritable « marketing territorial » pour vanter
auprès des investisseurs les immenses étendues de terres de la
province et les inciter à y investir. Ce « marketing territorial
» s'avéra payant puisque de nombreux acteurs de la mondialisation
du vin et de son goût investirent dans la province où, à la
recherche des meilleurs « terroirs », ils s'installèrent sur
les pentes du piedmont de l'Oasis de Valle de Uco qu'ils conquirent grâce
à des stratégies d'irrigation leur permettant d'optimiser l'eau
souterraine captée à partir de perforations. En outre,
l'arrivée de ces acteurs permit à la province de reconvertir son
vignoble vers la qualité et d'exporter son vin dans le monde entier sous
l'appellation « Vin du Nouveau Monde » : les exportations
vitivinicoles63 dans le total des exportations de la province sont,
en effet, passées de 20 % en 2000 à 39% en 2007 (Bolsa de
Commercio de Mendoza, IERAL, 2007).
La province de Mendoza est donc un territoire qui « gagne
» au jeu de la mondialisation. Cependant, comme tous les territoires qui
« gagnent », elle compte des « gagnants » et
des
63 Les exportations vitivinicoles sont
composées par les vins, bien sûr, mais aussi par les moûts
et les raisins. Ainsi, en 2007, les vins en représentent pas moins de 81
%, les moûts 18 % et les raisins 1 %.
« perdants » (MESCLIER É.,
CHALÉARD J.-L., 2006). Il y a, en effet, ceux qui ont réussi
à prendre le train avant qu'il ne démarre, ceux qui l'ont pris en
marche et ceux qui sont restés sur le quai, obligés d'attendre le
prochain. La province de Mendoza étant une province aride où
l'eau est le facteur limitant et son accès un facteur de
réussite, il s'agit ici de retrouver les « gagnants »
et les « perdants » de la reconversion du vignoble oasien
vers la qualité à travers leur accès l'eau. Il s'agit
également de comprendre, dans la mesure du possible, pourquoi les «
gagnants » gagnent et pourquoi les « perdants
» perdent. Pour ce faire, ils seront distingués non-seulement par
leur accès à l'eau, mais aussi d'après les transformations
socio-économiques issues de la reconversion du vignoble, le but
étant de montrer comment, à partir d'un accès
différencié à l'eau et à la terre, le
développement d'une activité créatrice de richesses, en
lien avec les marchés mondiaux, exacerbe plus qu'elle ne réduit
les inégalités entre les habitants, anciens et les nouveaux d'un
même territoire.
A) Une filière vitivinicole plus complète et
diversifiée qu'auparavant : la construction d'un « paradigme de la
qualité »
La reconversion du vignoble oasien vers la qualité fut
menée par des acteurs issus de la mondialisation du vin et de son
goût qui investirent dans la province de Mendoza. Á la recherche
des meilleurs « terroirs » pour produire un vin de qualité,
ils s'installèrent dans les départements de l'Oasis de Valle de
Uco ainsi que dans celui de Lujan de Cuyo, sur les pentes du piedmont qu'ils
conquirent grâce à des stratégies d'irrigation leur
permettant d'optimiser l'eau souterraine captée à partir de
perforations.
L'arrivée de ces acteurs provoqua la transformation de
la filière vitivinicole pour répondre à leur demande de
produits et de services de qualité orientés vers l'innovation
technologique. Des pépinières firent leur apparition pour
produire des plants de vignes de cépages fins qui soient plus
résistants aux maladies et notamment au phylloxéra, vieille
connaissance des immigrants du début du siècle, qui est bel et
bien présent dans la province (entretien avec Emilio Giaquinta). La
conquête du piedmont par la vigne constitue une
véritable rente pour ces pépiniéristes qui peuvent
réaliser l'essentiel de leur chiffre d'affaires avec un seul et
même client. Ces derniers peuvent diversifier leur production en
fabriquant des piquets en bois pouvant servir à la construction de
mailles anti-grêle et de palissades. Á noter également, que
les traditionnelles palissades en parral (littéralement «
treille ») furent progressivement remplacées par des palissades en
espaldero qui se rapprochent davantage de l'organisation culturale
européenne. La conduite de la vigne en espaldero est, en effet,
plus commode pour faire passer des machines agricoles plus spécifiques
à la culture de la vigne et dont l'usage tend à concurrencer
celui du tracteur : il s'agit des soufreuses, des pulvérisateurs, des
pré-tailleuses et autres rogneuses. De même, la récolte
mécanique se diffuse lentement mais sûrement alors que de plus en
plus de prestataires de services louent des machines avec chauffeurs.
Photographie 24 : Photo d'une palissade Photographie 25 : Photo
d'une palissade en
en parral dans le village de Cafayate, au
espaldero dans le village de Cafayate, au sud de la
sud de la province de Salta (source : province de Salta (source :
Ibid)
STARCK, E., 2003-2004)
Cette modernisation touche bien entendu l'étape de la
vinification avec l'importation des procédés les plus modernes :
les cuves en ciment laissent place à celles en acier inoxydable, les
températures sont désormais contrôlées par des
chambres froides tandis que, pour la fermentation
sont utilisés des gaz inertes et des barriques de bois.
Le coût de ces innovations, nécessaires pour tenir le pari de la
qualité, facilita l'introduction du capital étranger, la plupart
des entreprises locales n'étant plus capables d'assumer leur
financement. Une fois n'est pas coutume, de nouveaux acteurs parmi lesquels
beaucoup d'étrangers vinrent compléter les segments manquants de
la filière vitivinicole et diversifier ceux qui existaient
déjà. La filière vitivinicole s'en trouva plus
complète et diversifiée qu'auparavant. Toutefois, en introduisant
des produits et des services tournés vers l'innovation technologique,
ces acteurs élevèrent les standards de qualité de la
production nationale aux normes internationales. Ce faisant, ils firent de la
qualité un nouveau « paradigme » (GOLDFARB, L.I.,
2007) pour remplacer celui de la production de masse ayant conduit à la
crise.
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