D) Quand l'eau se met à couler vers l'amont : ce
qu'il advient de l'aval
La poursuite de la conquête du piedmont par les acteurs
conquérants de la reconversion du vignoble et son élargissement
à des activités connues pour être de grandes consommatrices
d'eau, soulève la question de l'approvisionnement de l'aval. Cette
question se pose aussi bien que du point de vue quantitatif que du point de vue
qualitatif.
Du point de vue quantitatif, une surexploitation de
l'aquifère libre pourrait altérer les débits des cours
d'eau en aval et notamment de ceux qui naissent par affleurement des
aquifères, les arroyos. Le risque de surexploitation n'est pas
à exclure du fait que le DGI accorde des permis d'exploitation sans
réellement connaître l'état des aquifères puisqu'il
ne dispose pas encore d'un modèle fiable60. D'autre par, le
DGI ne peut exercer comme il se doit son rôle de police de l'eau, car il
n'a pas les moyens de vérifier si les usagers de l'eau souterraine
respectent effectivement le volume d'eau annuel qu'ils ont le droit de
capter61. Aussi, les usagers, quel que soit le système
d'irrigation qu'ils utilisent, n'ont pas toujours connaissance d'une telle
restriction à l'exploitation de l'eau souterraine : « Il n'y a
pas de limite. Je peux utiliser autant d'eau dont j'ai besoin. De toute
façon, le DGI n'a pas les moyens de vérifier la quantité
d'eau prélevée. La
60 Un modèle hydrologique élaboré
par l'INA, le modèle SIMGRO, est actuellement à l'essai
61 Ce volume, inhérent la terre pour
laquelle a été concédé le droit d'exploitation, est
déterminé en fonction de trois paramètres : la superficie
à irriguer, le type de cultures et le système d'irrigation
utilisé. Ce faisant, la Ley de Aguas Subterráneas peut
être considérée comme rentabilisant mieux la ressource que
la Ley General de Aguas qui, elle, ne prend pas en compte les besoins
hydriques des cultures.
seule chose qu'il fait lors des contrôles, c'est de
regarder si je ne prête pas de l'eau à mes voisins »
(Entretien n°6) ; « Ici, l'eau ne se paye pas au litre. C'est un
droit d'exploitation que tu payes. Une fois ce droit payé, tu peux
utiliser autant d'eau que tu veux » (Entretien n°15).
Du point de vue qualitatif, l'extension de la viticulture sur
la zone de recharge des aquifères pourrait intensifier la recharge
saline de l'aquifère libre et ainsi détériorer la
qualité de l'eau des cours d'eau naissant par affleurement des
aquifères (cf. Figure 29). Or, l'eau de ces cours est utilisée
pour irriguer les basses terres de l'oasis qui verraient leurs sols se
dégrader et devenir moins fertiles. De plus, ces cours d'eau se jetant
dans le Río Tunuyán qui irrigue la partie occidentale de
l'Oasis Centre62, le Tunuyán Inferior pourrait
également souffrir de ce problème de contamination.
Figure 29 : Exploitation de l'eau souterraine dans l'Oasis de
Valle de Uco (source :CHAMBOULEYRON, J.L., 2002)
62 Cf. Annexe XVII
L'ouverture de la province aux capitaux étrangers dans
le but d'assurer la reconversion du vignoble oasien vers la qualité
s'est donc traduite par l'arrivée d'acteurs issus de la mondialisation
du vin et de son goût. Ces acteurs, plutôt que de maintenir un
« capital social » dans le système d'irrigation traditionnel,
ont préféré investir dans une « hydraulique
individuelle » leur permettant d'entretenir un « rapport
pionnier à l'espace ». Leur investissement dans un «
capital hydraulique propre » s'est, en effet, accompagné
de stratégies d'irrigation visant à optimiser la ressource en eau
qui leur ont permis de repousser la frontière agricole sur le piedmont
où l'offre en eau superficielle n'a jamais été suffisante
pour y développer le réseau d'irrigation. Ainsi, une fois
affranchis des contraintes de la gravité qui pèsent sur le
système d'irrigation traditionnel, ces acteurs ont pu se lancer à
la conquête le piedmont andin avec l'intention d'en faire la «
nouvelle Napa Valley » ou encore le « nouveau coeur de la
vitiviniculture mondiale » (Entretien n°8). Autrefois
désertiques, les pentes du piedmont accueillent aujourd'hui des
parcelles de plusieurs centaines d'hectares de vignes irriguées
grâce à l'eau souterraine captée par des perforations et
distribuée au goutte à goutte par les techniques d'irrigation
sous-pression. En investissant le piedmont tant du point de vue matériel
que conceptuel, ces acteurs l'ont, de fait, territorialisé en en faisant
une « marge », c'est à dire un centre économique dans
une périphérie géographique.
Néanmoins, ce processus de territorialisation est le
fait d'acteurs privés qui avaient les moyens financiers de faire face
aux coûts de la perforation et de l'énergie requise par le pompage
qui sont d'autant plus élevés que l'aquifère est profond.
Car, comme le constate ce viticulteur de la vallée qui fut contraint de
s'associer avec ses voisins pour financer le creusement d'une perforation dans
les années 1970 : « Une bouteille de vin vendue à
l'étranger leur rapporte de quoi payer une semaine
d'électricité pour pomper l'eau » (Entretien n°5).
Ce constat est certes un peu exagéré, mais résume assez
bien l'opportunité que fut, pour ces acteurs, l'ouverture de la province
aux capitaux étrangers : celle de profiter des faibles coûts de
l'eau et de la terre pour produire un vin de qualité dont le prix reste
compétitif à l'international : la bouteille Clos de
los
Siete, produit phare du groupe du même nom, se
vend 20 dollars américains ce qui est relativement peu étant
donné que l'étiquette comporte la signature du « plus grand
oenologue du monde ». Á ces coûts de production
incompressibles que sont l'eau et la terre, encore faudrait-il ajouter celui de
la main d'oeuvre qui est moins élevée que dans les pays
développés.
Dès lors, si, comme l'affirme RICHARD-JORBA R.A.
(2006), la reconversion du vignoble oasien vers un vin de qualité ne
correspond pas à une « nouvelle division internationale du
travail », force est d'admettre qu'elle y ressemble beaucoup. Sa
territorialisation par les acteurs de la mondialisation du vin et de son
goût, en bouleversant les hiérarchies territoriales de l'oasis, a
contribué à rendre duale sa structure spatiale. Auparavant centre
économique de l'oasis, la vallée n'est plus qu'un centre spatial
présentant une large gamme de cultures sont les parcelles de petite
taille sont irriguées par les canaux du système d'irrigation
traditionnel dans lequel l'accès à l'eau est gravitaire et
fondé sur la proximité du cours d'eau. Quant au piedmont, bien
que située dans une périphérie géographique, il est
devenu le nouveau centre économique de l'oasis où
prédominent de grandes voire de très grandes parcelles de vignes
et de fruits irriguées grâce aux techniques d'irrigation
sous-pression qui optimisent la ressource en eau et affranchissent sont
accès des lois de la gravité.
Pour une seule et même ressource, l'eau de fonte
nivo-glaciaire, il existe donc deux accès : un accès
traditionnel, gravitaire et fondé sur la proximité physique du
cours d'eau, et un accès plus moderne que l'innovation technologique en
matière d'irrigation a affranchi de la gravité. Le passage de
l'un à l'autre constitue bel et bien le moteur de la recomposition
spatiale de l'Oasis de Valle de Uco. Reste maintenant à
déterminer si ces accès à l'eau permettent de retrouver
les « gagnants » et les « perdants » de
la reconversion du vignoble oasien vers un vin de qualité dont il est
désormais temps d'aborder les transformations
socio-économiques.
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