3) L'appropriation d'un bien public
Autre problème, moins répandu que les deux
premiers mais symboliquement plus fort : celui de l'appropriation de la
ressource en eau par certains acteurs. Malgré le caractère public
de l'eau, des acteurs s'approprient la ressource et le canal par lequel elle
transite en bornant leur propriété avec des clôtures en fil
barbelé (cf. Photographie 11). Il s'agit généralement
d'acteurs économiques importants qui irriguent leur
propriété grâce à l'eau superficielle de leur «
tour » et l'eau souterraine qu'ils pompent dans la nappe
phréatique, peu profonde dans cette partie de
l'oasis35. Ces acteurs stockent l'eau dans un
réservoir ou represa (cf. Photographie 12) qui leur permet
d'irriguer en dehors des horaires d'irrigation. Des pompes (cf. Photographie
13) aspirent l'eau du réservoir, la filtrent et l'envoient vers un
système de goutte à goutte (cf. Photographie 14). Comme son nom
l'indique, ce système d'irrigation consiste à pulvériser
l'eau, goutte par goutte, au pied des cultures afin d'en réduire les
pertes par infiltration et ainsi optimiser la ressource. Or, cette optimisation
de la ressource, rendue possible par les technologies modernes d'irrigation,
n'est pas prise en compte dans le calcul du tour d'eau. Ces acteurs
reçoivent, en effet, autant d'eau que ceux qui irriguent leurs cultures
par inondation alors qu'ils en consomment moins. L'excédent d'eau dans
les réservoirs est donc évacué vers le
desagüe et, ce faisant, bénéficie aux canaux
tertiaires les plus éloignés d'un canal secondaire au
préjudice des plus proches.
Photographie 11 : Photo d'une clôture entourant une
grande propriété prise le 24/02/2009 vers 11h (source :
auteur)
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Photographie 12 : Photo d'une represa prise le 2 4 /
0 2 /2 0 0 9 v e r s 1 1 h (source : auteur)
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Photographie 13 : Photo des pompes qui alimentent le
système d'irrigation prise le 24/02/2009 vers 11h (source : auteur)
Photographie 14 : Photo du système d'irrigation par
goutte à goutte prise le 24/02/2009 vers 11h30 (source : auteur)
D) Une ressource, deux gestions : le poids de
l'héritage huarpe
Le détour par les pratiques locales fut
bénéfique puisqu'il a permis de montrer le décalage entre
les règles édictées en haut et les pratiques des usagers
du système d'irrigation traditionnel. Ce décalage semble
refléter la coexistence de deux gestions de la ressource en eau : l'une
administrative et étatique, l'autre communautaire. La première,
instaurée par la Ley General de Aguas, se caractérise
par la rigidité de ses modalités : l'eau y est un droit
attaché à la propriété foncière et est
distribuée par « tours » durant lesquels chaque usager en
reçoit une quantité proportionnelle à la superficie qu'il
doit irriguer. La seconde, héritée des Indiens Huarpes, se
distingue par la souplesse de ses modalités : l'eau y est toujours un
droit mais celui-ci n'est plus attaché à la
propriété foncière et peut, par conséquent, servir
à irriguer une autre terre que celle pour laquelle il a
été concédé. Dans la première, l'eau est une
affaire publique et donc d'État,
dans la seconde, il s'agit surtout d'une affaire de voisinage. La
codification et
l'institutionnalisation du système d'irrigation
pré-colombien ne semblent pas avoir eu les effets escomptés sur
les pratiques des usagers qui réhabilitèrent la gestion
communautaire des Indiens Huarpes pour flexibiliser les principes les plus
rigides de la Ley General de Aguas. Coexistent donc deux gestions de
l'eau qui se complètent plus qu'elles ne s'opposent : la gestion
administrative et étatique misant sur le développement des
relations verticales qui relèvent d'une organisation globale, la gestion
communautaire misant sur celui des relations horizontales qui relèvent
d'une organisation locale.
Dans un tel contexte, les règles de la gestion de l'eau
dans l'Oasis de Valle de Uco se révèlent être des
combinaisons de règles sociales locales tacites, des quotas
administrés et d'échanges d'eau par le jeu de
réciprocités, de dons, de compensations, d'arrangements divers et
de marchés de l'eau officiels ou officieux, admis ou
tolérés selon les cas. Se pose alors la question de la pertinence
du cadre juridique. Il s'agit là d'une « question
d'échelle géographique, une question d'interface dans le
réseau hydrographique entre ce qui relève d'une organisation
locale et d'une organisation globale » (RUF, Th., 2004).
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