B) Une gestion administrative et étatique quelque
peu rigide
Le système d'irrigation de l'Oasis de Valle de Uco et,
a fortiori, celui de la province de Mendoza est un héritage des Indiens
Huarpes. C'est seulement à la fin du XIXème siècle que le
système d'irrigation pré-colombien fut codifié et
institutionnalisé et que la gestion communautaire de la ressource fut
remplacée par une gestion administrative et étatique.
1) La codification et l'institutionnalisation du
système d'irrigation précolombien
Mendoza n'était alors qu'une jeune province cherchant
à s'affirmer dans un pays qui en comptait 22 depuis 1853 et l'adoption
d'une première constitution fédérale. Elle devait donc se
doter des structures nécessaires à l'encadrement de sa population
qui commençait à augmenter avec l'arrivée des premiers
immigrants. En un mot, il s'agissait pour le gouvernement mendocin de
légitimer son pouvoir, et notamment celui sur la ressource en eau,
à la base de la configuration spatiale de la province. Ainsi, l'enjeu
était de remplacer la gestion communautaire de l'eau des Indiens Huarpes
par une gestion administrative et étatique. Pour ce faire, le
gouvernement remis en doute la paternité du système d'irrigation
mendocin aux Huarpes en invoquant qu'ils furent aidés par les Incas. Ce
faisant, le gouvernement de Mendoza fit démarrer l'histoire hydraulique
de
la province en 1884 avec la Ley General de Aguas.
Cette loi, en codifiant le système d'irrigation pré-colombien, le
dota d'une existence juridique puis institutionnelle, dès 1894,
lorsqu'elle fut inscrite dans la Constitution Provinciale. La gestion de la
ressource en eau dans la province de Mendoza est désormais une gestion
administrative et étatique, confiée au DGI qui est chargé
de faire appliquer les grands principes de la Ley General de Aguas.
2) Les grands principes de la Ley General de Aguas
Véritable « jurisprudence de l'eau d'irrigation
», la Ley General de Aguas est aujourd'hui toujours en vigueur et
incontournable pour qui souhaite étudier la gestion de l'eau dans la
province de Mendoza dont elle fait la spécificité. Trois de ses
grands principes ont été retenus pour illustrer cette
spécificité : les « droits à l'irrigation », le
« principe d'inhérence » et la distribution de l'eau par
« tours ».
a) Les « droits à l'irrigation » : essai
de typologie
L'eau relevant du domaine public, elle est seulement «
concédée » aux usagers sous forme de « droits à
l'irrigation » (derechos de riego). Ces droits servaient de base
au recensement agricole à l'époque où la seule source
d'approvisionnement en eau était superficielle : la superficie
irriguée grâce à ces droits était alors dite «
empadronada » (« recensée »). Malgré le
recours de plus en plus fréquent à l'eau souterraine, le
vocabulaire est resté et la superficie empadronada
désigne toujours la superficie irriguée par des « droits
à l'irrigation », un padron désignant une parcelle
et le droit qui lui correspond.
Les « droits à l'irrigation » peuvent
être définitifs (definitivos), temporaires
(eventuales) ou précaires (precarios). Les premiers
sont dits « définitifs » dans la mesure où ils
continuent d'être exercés même lorsque l'offre en eau est
déficitaire, notamment pendant la saison hivernale. A l'inverse, les
seconds ne peuvent être exercés que lorsque l'offre en eau,
excédentaire, a permis l'exercice des droits « définitifs
», principalement pendant la saison estivale. Les premiers comme les
deuxièmes ne peuvent être révoqués d'aucune
manière sinon par expropriation, ce qui les
différencie des troisièmes pouvant être
annulés sans la moindre justification, d'où leur
précarité. Ces « droits à l'irrigation » ont
néanmoins une caractéristique en commun : ils sont indissociables
de la terre pour laquelle ils sont été concédés.
b) L'eau, indissociable de la terre : le « principe
d'inhérence »
Contrairement au Chili où ils constituent deux
marchés distincts, l'eau et la terre dans la dans la province de Mendoza
sont indissociables en vertu du « principe d'inhérence »
(principio de inherencia) : « tout terrain
possédant un droit à l'irrigation ne peut être vendu ou
céder sans le droit à l'irrigation qui lui correspond. De la
même manière, toute saisie ou aliénation d'un droit
à l'irrigation ne peut avoir lieu sans qu'il y ait saisie ou
aliénation du terrain auquel il correspond » (source : site
internet du DGI, 17/02/2009). En outre, qui veut acheter une parcelle doit
nécessairement l'acheter avec son « droit à l'irrigation
» et ce, même si l'intéressé ne compte pas l'utiliser,
préférant irriguer sa parcelle avec de l'eau souterraine. Le
« principe d'inhérence » fit écrire à Pierre
Gourou que l'eau dans la province de Mendoza « est mal utilisée
parce que trop souvent reçue comme un droit attaché à la
propriété foncière » (1976). Attachée
à la propriété, l'eau comme droit est, en effet, ce qui
lui confère toute sa valeur sur le marché foncier. Ainsi, il
n'est pas rare de voir certains producteurs, qui irriguent leurs cultures avec
de l'eau souterraine, continuer à exercer leur « droit à
l'irrigation » afin de ne pas le « perdre »32 et
déprécier la valeur de leur terre (Entretien n°6).
L'exercice d'un « droit à l'irrigation » se réalise
pendant un tour d'eau dont la durée et la périodicité
dépendent de plusieurs variables.
c) La distribution de l'eau par « tours »
Dans la province de Mendoza, l'eau est, en effet,
distribuée par « tours » (turnos) durant lesquels
chaque usager reçoit une quantité d'eau proportionnelle à
la superficie qu'il est censé irriguer grâce à son «
droit à l'irrigation ». La durée du « tour »
(tiempo efectivo de turno) dépend du débit du canal
tertiaire, produit du « coefficient d'irrigation » et de la
superficie à irriguer par
32 Selon la Ley General de Agua, le «
droit à l'irrigation » se perd s'il n'est pas exercé pendant
plus de cinq années (source : site internet du DGI, 17/02/2009).
le canal. Dès lors, plus la superficie à
irriguer par un canal est grande, plus le débit de ce canal est
important et plus la durée de « tour » est courte : une
exploitation de 5 hectares située sur le canal Collovati, qui est
chargé d'irriguer une superficie de 113 hectares, aura une durée
d'irrigation plus courte que la même exploitation située sur le
canal Guerci dont la superficie à irriguer est deux fois moins
importante.
La périodicité d'un tour d'eau (tiempo de
rotación) peut-être d'une ou de deux semaines33 :
auparavant le canal Rebon recevait l'eau la première semaine et les
canaux Appon et Combes la semaine suivante, jusqu'à ce que les usagers
décident de leur approvisionnement simultané (Entretien
n°5). De même, l'eau s'écoulant par gravité, les
premiers usagers à recevoir leur tour d'eau sont toujours les
mêmes, seuls les horaires changent de manière à ce que les
usagers ayant irrigué leur parcelle de nuit la semaine
précédente, l'irriguent de jour la semaine en cours.
Pour exercer leur tour d'eau, les usagers n'ont qu'à
relever, en temps et en heure une petite porte (compuerta)
située à l'entrée de leur propriété.
Photographie 9 : Photo de compuertas prise le 25/02/2009
vers 13h (source : auteur)
33 En réalité le tiempo de
rotación est de 6 ou 12 jours, le dimanche étant un jour de
repos, même pour l'eau qui arrête alors de s'écouler dans
les canaux d'irrigation.
Lorsque c'est leur « tour » d'irriguer, les usagers
utilisent le mot « tocar » qui signifie « être le
tour d'eau » mais aussi « frapper » à la porte ce qui
contribue à personnifier la ressource en eau qui vient « toquer
» à leur compuerta.
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