Section 3. Le développement de la
délégation aux sociétés de classification
Les sociétés de classification sont les plus
anciens organismes de contrôle technique10. Cette
activité serait apparue à la fin du XVIIème siècle
dans un « Coffee house » de la Tower Street à Londres. Ce bar,
situé près des quais, était fréquenté par
des armateurs, des assureurs, des courtiers, et des capitaines de navires. Le
tenancier du bar, Edward Lloyd, recueillait et diffusait les informations
relatives aux navires et au commerce maritime susceptibles d'intéresser
les clients de son bar. Un journal fut créé et prit en 1726 le
nom de « Lloyd's List ». Mais rapidement victime de son
succès, cette publication ne pouvait pas contenir suffisamment de
renseignements sur les navires. Les assureurs qui éditaient ce journal
créèrent entre les années 1730 et 1760 un registre portant
des renseignements plus précis et fiables intitulé
«Lloyd's Register of Shipping»11. Il s'agit donc
historiquement de la première des sociétés de
classification.
Les révolutions industrielles du XIXème
siècle ont permis un développement exponentiel des
échanges commerciaux, de leur rapidité ainsi que de leur
fréquence. C'est dans ce contexte libéral de forte croissance
économique et d'intensification de la navigation maritime commerciale
qu'apparurent les sociétés de classification, dans le sillage du
Lloyd's Register of Shipping.
Alors que de grandes compagnies d'assurance installées
à Paris venaient de faire faillite après une succession de
catastrophes maritimes, deux assureurs et un courtier ambitionnant de mieux
faire face à cette crise, s'allièrent en 1828 pour fonder le
Bureau Veritas ouvert la même
8 Article 217 al. 1. de la Convention des Nations Unies sur le
droit de la mer de 1982.
9 L. KHODJET EL KHIL, La pollution de la mer
méditerranée du fait du transport maritime de marchandises,
PUAM, 2003, p. 233.
10 M. FERRER, La responsabilité des
sociétés de classification, PUAM, 2004, p. 19.
11 G. BLAKE, Lloyd's Register of Shipping 1760-196O,
Publication du Lloyd's Register of Shipping, 1960.
12 année à Anvers. Installé dès 1832
à Paris, le Bureau Veritas y a encore aujourd'hui son
siège social.
L'American Bureau of Shipping fut fondé en
1862, le Det Norske Veritas en 1864... Au cours du XIXème
siècle furent ainsi créées les principales
sociétés de classification qui subsistent aujourd'hui.
La fonction originelle des sociétés de
classification est d'arrêter des normes de qualité des navires
à travers la publication de Règlements de classification qui
fixent des normes techniques auxquelles doivent se conformer les navires pour
être surs. Par l'intermédiaire de ces Règlements, les
sociétés de classification déterminent la classe du navire
et vont lui attribuer un certificat de classification. Certains auteurs les
qualifient à ce sujet de véritables « législateurs
techniques »12. Avec l'emploi de nombreux inspecteurs, les
sociétés contrôlent, lors de la conception du navire, la
conformité des plans au Règlement de la société. La
construction du navire doit être réalisée
conformément à ces indications pour qu'il puisse recevoir la
classe exigée par l'armateur et qu'un certificat de classification soit
délivré par la société de classification. Les
assureurs se serviront de cette cotation pour déterminer les primes
d'assurance que devra souscrire l'armateur.
Cette opération de classification est une
opération purement privée dans la mesure où les normes de
référence de qualité des navires sont
édictées par les sociétés de classification,
organismes de contrôle privés à l'égard de navires
appartenant à des personnes privées13.
L'originalité des sociétés de
classification réside dans le fait qu'elles exercent en même temps
des fonctions dites « statutaires », cet épithète
« statutaire » signifiant ici « conforme à une
règle ». Ce mot « règle » renvoie aux conventions
internationales et aux législations nationales sur la
sécurité maritime et la prévention de la pollution.
Dans le cadre de ces prestations statutaires, les clients des
sociétés de classification sont les Etats qui ont reconnu les
sociétés comme organismes habilités à
contrôler les navires sous leur pavillon et en leur nom. Initialement,
les Etats qui ont ratifié les différentes conventions
internationales sont responsables de l'application de ces règles sur les
navires qui naviguent sous leurs pavillons. Ces mêmes instruments
internationaux prévoient tous expressément le recours aux
sociétés de classification. Ainsi, la Convention internationale
de 1974 pour la sauvegarde de la vie
12 A. BELLAYER-ROILLE, Le transport maritime et les
politiques de sécurité de l'Union Européenne,
EDITIONS APOGEE, 2000, p. 103.
13 M. FERRER, op. cit, p. 20.
humaine en mer (Convention SOLAS) indique que l'administration de
l'Etat du pavillon peut confier l'inspection et la visite de ses navires
à des organismes reconnus par elle14.
De nombreux Etats ont en effet pris conscience qu'ils ne
disposaient pas des moyens suffisants pour assurer l'application de ces normes
internationales et ont rapidement délégué cette
compétence aux sociétés de classification.
Dès la fin du XIXème siècle, une
législation sur le franc-bord est adoptée par les Anglais et
permet de limiter le chargement excessif des navires. Le Lloyd's
Register et le Bureau Veritas furent en 1890 les deux premiers
organismes habilités pour déterminer les franc-bords aux navires
britanniques15
Selon Monsieur Philippe Boisson16, 3 raisons
justifient ces délégations de compétence aux
sociétés de classification17.
Tout d'abord, les organismes de classification
possèdent une compétence universellement reconnue18
ainsi qu'un réseau d'experts qui va faciliter une application
homogène des exigences réglementaires. Pour illustration, le
Bureau Veritas actuellement emploie plus de 1000 experts marine qui travaillent
dans 420 centres d'inspections répartis dans 150 pays.
Par ailleurs, le coût des inspections a incité
les Etats à avoir recours à des organismes privés et ce
d'autant plus que ces derniers jouissent d'une confiance
considérable19. Le coût des inspections est en effet
directement supporté par l'armateur.
Enfin l'essor des pavillons dits de libre immatriculation ou
de complaisance peut également expliquer ces délégations
de compétence aux sociétés de classification. Ce pavillon
de complaisance que l'on désigne aujourd'hui « avec pudeur
»20 sous le vocable de pavillon de libre immatriculation est le
« pavillon accordé par un Etat à un navire de commerce
appartenant à des étrangers, ou contrôlé par des
étrangers, dans des conditions très libérales qui excluent
en pratique tout lien effectif entre l'Etat du pavillon et le navire
»21. Pourtant, la Convention des Nations Unies
14 Convention SOLAS Règle 6 chapitre 1 a).
15 P. BOISSON, Etats du pavillon / société de
classification, in. LE PAVILLON : actes écrits du colloque
organisé les 2 et 3 mars 2007, PEDONE, 2008, p. 39
16 Les personnes citées dans cette étude sont
Professeurs de droit, avocats ou experts du monde maritime. Monsieur Boisson
est Conseiller juridique et Directeur de la communication du Bureau
Veritas..
17 Ibid p. 40.
18 Cette compétence est unanimement reconnue en doctrine
et même reconnue dans les grandes conventions internationales telles que
SOLAS ou MARPOL.
19 J.-P. BEURIER, Droits maritimes, DALLOZ, 2009, p.
268.
20 S. ROBERT, L 'Erika : responsabilités pour un
désastre écologique, PEDONE, 2003, p. 154.
21 J. SALMON (dir.), Dictionnaire de droit international
public, BRUYLANT, 2001, p. 813.
sur les conditions d'immatriculation22 rappelle que
les lois et règlements par lesquels l'Etat établit les conditions
de sa nationalité doivent être suffisants pour permettre à
l'Etat d'exercer effectivement sa juridiction et son contrôle sur les
navires qui battent son pavillon23. En échange d'une
rémunération, l'Etat du pavillon de complaisance offre une
législation sociale peu contraignante, des avantages fiscaux et parfois
même une certaine souplesse dans les contrôles de
sécurité des navires.
Pour illustration, en 2008, le Panama, premier pavillon
mondial, enregistrait une flotte de 174,07 millions de tonneaux de jauge
brute24. A titre de comparaison, durant la même année,
la flotte immatriculée en France était de 5,68 millions de
tonneaux de jauge brute25. Ces Etats de libre immatriculation ont
largement recours aux sociétés de classification pour faire
appliquer les conventions internationales car leurs administrations nationales
ne disposent généralement ni des fonds nécessaires, ni des
compétences techniques pour assurer le contrôle sur ces navires.
Il s'agit d'un cercle vicieux car l'Etat du pavillon complaisant, « [...]
en offrant une palette très large de sociétés de
classifications [...], et surtout s'il n'exerce aucun contrôle sur elles,
favorise indirectement l'immatriculation des navires sous son registre en
permettant que l'armateur fasse appel à des organismes de contrôle
peu sérieux »26.
Madame Bellayer-Roille se demande s'il est « tout
à fait normal que des sociétés privés
suppléent les pouvoirs publics »27. Il est en effet de
bon droit de se demander si de telles prérogatives régaliennes ne
devraient pas être assumées par les services de l'Etat du
pavillon. Cette question de la légitimité de l'exercice du
contrôle des navires par les sociétés de classification ne
peut être étudié qu'à travers le prisme
juridique.
Face au développement des critiques, l'Organisation
Maritime Internationale a pris des résolutions pour encadrer cette
pratique de la délégation à des sociétés
privées. Cette intervention est relayée par l'Union
Européenne qui a pris conscience de la nécessité de donner
un cadre juridique à cette pratique. Plusieurs intérêts
s'entremêlent, la garantie de la sécurité maritime comme
22 Cette Convention a été adoptée sous
l'égide de la Commission des Nations Unies sur le commerce et le
développement le 7 février 1996.
23 Article 8 paragraphe 2 de la Convention des Nations Unies sur
les conditions d'immatriculation des navires.
24 La jauge brute est une mesure de la capacité de
transport d'un navire. Elle s'exprime en tonneaux de jauge brute, ou en
mètres cubes. Un tonneau de jauge brute vaut 100 pieds cubes, soit
environ 2,832 mètres cubes.
25 Le Marin, dossier spécial shipping 2008,
vendredi 31 octobre 2008, p. 16.
26 V. L. KHODJET EL KHIL, La pollution de la mer
méditerranée du fait du transport maritime de marchandises,
P.U.A.M., 2003, p. 237. L'auteur considère que le recours
systématique aux sociétés de classifications constitue la
parade de certains Etats pour se décharger de leurs obligations de
contrôle.
27 A. BELLAYER-ROILLE, Le transport maritime et les
politiques de sécurité de l'Union européenne,
EDITIONS APOGEE, 2000, p. 103.
intérêt supérieur, mais aussi le
développement économique d'un Etat complaisant, ou les
intérêts financiers d'une société de
classification.
La cohabitation de tels antagonismes souligne
l'intérêt d'une étude de ce travail statutaire
effectué par les sociétés de classification. Il s'agit de
se demander quelles sont les compétences qu'elles peuvent exercer au nom
des Etats. Ce transfert de compétence est encadré par les
législations nationales des Etats du pavillon et dans une moindre mesure
par le droit international. Mais il n'y a pas de droit sans
responsabilité et si les sociétés ont la faculté
d'exercer au nom des Etats le contrôle des navires, elles doivent alors
assumer leur part de responsabilité.
La première partie sera consacrée à
l'étude des compétences que l'Etat du pavillon peut
transférer aux sociétés de classification (Première
partie) et la seconde aux différentes responsabilités qui peuvent
être engagées du fait de l'exercice du contrôle des navires
par les sociétés au nom et pour le compte des Etats
(Deuxième partie).
16 Première partie : des compétences
déléguées de l' Etat du pavillon aux
sociétés de classification
Il convient dans un premier temps d'étudier l'objet de
cette délégation. En raison de leurs compétences
techniques et de leur réseau international d'experts, les
sociétés de classification exercent une mission de service
public28. Les plus importantes conventions internationales
applicables dans le domaine des prestations statutaires des
sociétés de classification portent sur la sécurité
des personnes (SOLAS, LLI, code ISM), la sûreté (code ISPS) et la
pollution (MARPOL). Les sociétés de classification sont
chargées de vérifier que les navires répondent aux
exigences des conventions internationales que l'Etat de leur pavillon a
ratifiées (Chapitre 1). La société de classification
d'origine allemande Germanischer Lloyd était à la fin de
l'année 2008 titulaire de délégations de plus de 130 Etats
Le Bureau Veritas est actuellement reconnu comme organisme officiel de
certification par125 administrations nationales. Ce nombre très
important de délégations, ainsi que le nombre de navires qui sont
certifiés comme conformes aux exigences des conventions internationales,
justifient que l'on parle de leur travail comme d'une « action
structurelle sur la sécurité maritime »29.
C'est tout l'enjeu de l'exercice de ces compétences
statutaires par les sociétés de classification qui explique la
particularité du régime juridique de cette
délégation (Chapitre 2).
Chapitre 1. L'objet de la délégation :
le contrôle de la conformité aux exigences
conventionnelles
Afin d'étudier l'objet de cette
délégation, il faut rechercher quels sont les instruments
internationaux à caractère technique et s'intéressant au
transport maritime auxquelles les Etats peuvent adhérer.
Les Conventions internationales instaurant des normes
techniques ont pour principal objet d'assurer la protection des
équipages, des passagers, des marchandises et du navire. Il s'agit dans
ce cas de Conventions relatives à la sécurité maritime
(section 1). Mais les tiers peuvent eux aussi être victimes de ce
transport maritime. Ils peuvent en effet subir des dommages sous la forme de
pollution marine due principalement aux hydrocarbures. C'est pour cette raison
qu'ont été élaborées
28 B. ANNE, Rôle, activités et reconnaissance
des sociétés de classification, LA REVUE MARITIME, mars
2003, n°455, p. 28.
29 K. LE COUVIOUR, La responsabilité civile à
l'épreuve des pollutions majeures résultant du transport
maritime, PUAM, 2007, p. 499.
des conventions techniques sur la pollution (section 2).
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