A. Le respect du principe du réalisme du droit
fiscal
1. La « requalification » des inscriptions
comptables opérée par le juge de l'impôt
Dans l'affaire Hyper Média, la
société requérante avait régulièrement
comptabilisé l'abandon de créance dont elle avait
bénéficié dans un compte de produits exceptionnels, qui ne
relevait pas d'une rubrique mentionnée à l'article 1647 B
sexies du CGI. Pour l'inclure dans la valeur ajoutée, le
Conseil d'Etat a donc requalifié cet abandon de créance en
subvention d'exploitation, et écarté comme inopposable le mode de
comptabilisation retenue par la société. Or en principe, les
abandons de créance sont comptabilisés en produits exceptionnels.
Cette rubrique n'est pas mentionnée par le CGI et, par
conséquent, ne devrait pas être incluse dans la valeur
ajoutée. Mais il est vrai qu'en l'espèce, les abandons de
créances en cause auraient également pu être consentis sous
la forme de subventions d'exploitation, à partir du moment où ils
ne présentaient pas un caractère exceptionnel73. La
« requalification »74, opérée par le juge,
était indispensable pour traiter de manière identique des
produits qui correspondent, en pratique, à une même
réalité75.
Par ailleurs, quelle que soit la manière dont les
sommes en cause ont pu être légitimement comptabilisées en
virements internes (CE 8 juillet 1998, min c/ CCI de Laval et de La
Mayenne), en subvention (CE 29 décembre 2000 min c/ SNCF),
ou en produits exceptionnels (CE 30 décembre 2002, Sté Hyper
Média), elles constituaient toutes des subventions d'exploitation
et devaient donc être traitées de la même manière
pour calculer le plafond de taxe professionnelle, sous peine de
méconnaître le principe du réalisme du droit
fiscal76.
Cette faculté que le juge fiscal s'est reconnu semble
paradoxal au regard de la logique jurisprudentielle, selon laquelle l'article
1647 B sexies du CGI renvoie à des règles comptables.
Ainsi, un certain flou s'installe en ce qui concerne les contours de la valeur
ajoutée fiscale.
73 Mémento comptable Lefebvre 2006 n° 648-3, dans Y.
BENARD, « Taxe professionnelle : controverse autour de la valeur
ajoutée », RJF 11/06, p. 962-969.
74 Notion qu'il ne faut pas confondre avec une rectification
d'erreur comptable.
75 S. VERCLYTTE, « Quels sont les éléments
à prendre en compte pour le calcul de la valeur ajoutée, au sens
des dispositions relatives au plafonnement de la taxe professionnelle ? »,
BDCF 11/06, n° 135, p. 46-57.
76 Ibid.
2. L'intrusion du juge fiscal dans le choix comptable
opéré par les redevables
Dans la décision SA Colas Sud-Ouest de 2006,
le Conseil d'Etat écarte une écriture comptable pourtant conforme
au plan comptable général afin d'éviter une double
déduction, des mêmes charges, chez la société
mère et chez la filiale77. En effet, il a estimé que
les juges du fond n'avaient pas commis d'erreur de droit en retenant, parmi
plusieurs qualifications comptables possibles, la plus conforme au
réalisme du droit fiscal. De telles refacturations intra-groupe sont, en
principe, imposables même si elles sont effectuées à prix
coûtant, sauf si elles entrent dans l'exonération prévue
aux articles 261 B et 261 A du CGI en faveur de certains services rendus
à prix coûtant, et dont le prix doit correspondre à un prix
de pleine concurrence, à moins qu'il s'agisse d'un acte anormal de
gestion78. Ainsi, elles devraient être fiscalement
traitées comme des produits ordinaires79. Une telle
requalification est opportune, puisqu'elle est la seule à limiter, en
tout cas partiellement, la recherche d'optimisation fiscale qui guide
très souvent le choix d'inscrire de tels produits en transferts de
charges. En effet, une opération telle que celle en cause permet
à la société mère de déduire de sa valeur
ajoutée les achats de matériaux effectués pour le compte
de ses filiales. De plus, elle permet à ces filiales de déduire
de leur valeur ajoutée les mêmes achats, qui leur ont
été refacturés, mais également les sommes
correspondant au personnel mis à leur disposition. En revanche, si elles
avaient employé directement le personnel en cause, elles n'auraient pas
pu déduire les charges correspondantes. Cette « création de
charges » se traduit donc par une réduction globale de la valeur
ajoutée, retenue pour le calcul du plafonnement, en faveur de la
société mère et de ses filiales.
Par conséquent, abonder la valeur ajoutée de la
société mère du montant des sommes refacturées
semble être la seule manière d'éviter cette modification
artificielle (ou la volatilisation) de valeur ajoutée, en partie du
moins. Cet abondement permet de maintenir le volume global de cette valeur
ajoutée mais n'empêche pas une modification de la
répartition de cette valeur ajoutée. Ainsi, le montant de la
valeur ajoutée peut être réduit
77 A. BONNET, « Plafonnement : définition de la
valeur ajoutée selon les dispositions du plan comptable
général », RDF, 18 octobre 2007, n° 42, p. 32-34.
78 L'acte anormal de gestion est celui qui met une dépense
ou une perte à la charge de l'entreprise ou qui la prive d'une recette
sans être justifiée par les intérêts de
l'exploitation commerciale. Il revient à l'administration de prouver
qu'un acte n'a pas été accompli dans l'intérêt de
l'entreprise.
79 S. VERCLYTTE, « Quels sont les éléments
à prendre en compte pour le calcul de la valeur ajoutée, au sens
des dispositions relatives au plafonnement de la taxe professionnelle ? »,
BDCF 11/06, n° 135, p. 46-57.
chez les filiales, et augmenté chez la
société mère, ce qui n'est pas neutre puisque le taux de
taxe professionnelle applicable à cette dernière peut être
inférieur à celui applicable aux filiales.
La correction effectuée par le juge fiscal aboutit donc
à rétablir en volume global la valeur ajoutée initiale, ce
qui paraît conforme au principe de réalisme du droit fiscal.
3. La possibilité d'écarter des
règles comptables : une faculté ouverte par le juge
Le juge de l'impôt a ouvert une possibilité de
s'écarter des règles comptables dans une hypothèse
où le redevable aurait la possibilité de comptabiliser les sommes
en cause dans deux rubriques, dont seulement une serait mentionnée dans
le CGI. Or, en principe, lorsque le droit comptable offre une option entre deux
modes de comptabilisation dont un seul entre dans l'énumération
de l'article 1647 B sexies du CGI, les sommes en cause doivent
être prises en compte dans le calcul de la valeur ajoutée, quel
que soit le mode de comptabilisation choisi par l'entreprise (CE 30
décembre 2002 n° 238030, Sté Hyper-Média, CE
4 août 2006, n° 270961 à 270965, SA Colas
Sud-Ouest) 80. Cette règle ne va pas de soi au regard du
caractère en principe opposable des décisions de gestion, et donc
du choix de tel mode de comptabilisation régulier plutôt que de
tel autre. Mais le Conseil d'Etat semble la justifier par le souci de ne pas
trop s'éloigner de la volonté du législateur, et par la
préoccupation d'éviter l'artificielle volatilisation de valeur
ajoutée81.
Le rattachement d'un élément, composant la
valeur ajoutée produite par l'entreprise, au plan comptable en vigueur
et sa conformité est donc nécessaire mais pas suffisant. Lorsque
plusieurs qualifications comptables sont envisageables, il est possible de
retenir au nom du réalisme fiscal, celle qui va permettre de respecter
au mieux la logique économique et comptable.
A l'inverse, lorsque le droit comptable impose un seul mode de
comptabilisation dans une rubrique qui ne correspond à aucune de celles
énumérées par l'article 1647 B sexies du CGI, les
sommes en cause ne doivent pas, en principe, être prises en compte pour
le calcul de la valeur ajoutée82. Si tel était le cas,
cela aboutirait à une solution contraire au réalisme fiscal.
80 L. CHATEL, « Plafonnement de la taxe professionnelle en
fonction de la valeur ajoutée : comment délimiter les
catégories énumérées par l'article 1647 B sexies du
CGI ? », BGFE 6/06, p. 23-27.
81 Ibid.
82 Ibid.
En effet, le juge de l'impôt cherche à garantir
la cohérence entre le traitement fiscal et la logique économique
et comptable. Il semble ainsi être introduit une exigence purement
fiscale qui peut être source de difficultés pour le
contribuable.
B. La suppression d'une écriture comptable
régulière et fondée au nom du principe d'autonomie
fiscale
Le principe d'autonomie fiscale permet de déroger
à la règle selon laquelle les entreprises doivent se conformer
aux normes comptables lorsque celles-ci sont incompatibles avec la loi fiscale.
Or tel est le cas de l'utilisation du compte « transfert de charges »
lorsqu'elle aboutit à déduire deux fois certaines charges, ou
à retrancher des salaires de la valeur ajoutée fiscale alors que
le législateur avait entendu les y inclure. En effet, le maniement du
principe d'autonomie du droit fiscal n'est pas des plus simples dans le cas de
l'article 1647 B sexies du CGI, dès lors qu'il oblige à
faire le tri entre les règles comptables supposées compatibles
avec cet article et celles qui ne le sont pas. Si l'on combine ce principe avec
l'idée que les rubriques énumérées à
l'article précité s'interprètent à la
lumière de la réglementation comptable, il en découle que
les sommes qui n'ont pas été comptabilisées dans un compte
rattachable à l'une de ces rubriques doivent être prises en compte
dans la valeur ajoutée, lorsqu'elles auraient pu être
comptabilisées dans un tel compte (ainsi que l'a jugé le Conseil
d'Etat dans sa décision Hyper-Média, confirmée par la
décision Société Colas Sud-Ouest). Dans le cas contraire,
elles doivent être exclues de cette valeur ajoutée (ainsi que l'a
exposé S. VERCLYTTE dans ses conclusions sur la décision du 3
novembre 2006, Caisse fédérale du Crédit Mutuel
Océan83).
83 « Nous n'avons aucune hésitation à
admettre que, lorsque le droit comptable en vigueur autorise une option entre
deux modes de comptabilisation, et quelles que soient d'ailleurs les
éventuelles recommandations en faveur de telle ou telle branche de
l'option, le juge de l'impôt doit retenir la qualification comptable qui
satisfait le mieux l'exigence de réalisme fiscal. En revanche, si le
droit comptable impose formellement la comptabilisation dans une rubrique qui
ne correspond à aucune de celles énumérées par le
CGI, il nous semblerait dangereux d'admettre que le juge fiscal, même au
nom du réalisme fiscal, puisse néanmoins rattacher les sommes en
cause à l'une des rubriques du CGI », S. VERCLYTTE, « Les
sommes refacturées par les Caisses fédérales de
Crédit Mutuel aux caisses locales entrent-elles dans la valeur
ajoutée telle que définie par l'article 1647 B sexies du
CGI ? », BDCF 1/07, n°6, p. 25.
Section 3 : L'avenir de la jurisprudence
dégagée par le Conseil d'Etat, à propos de la valeur
ajoutée.
La ligne jurisprudentielle dégagée par le
Conseil d'Etat permet d'assurer une convergence entra la valeur ajoutée
fiscale et la valeur ajoutée comptable, ce qui a permis de
résoudre un certain nombre de difficultés récurrentes.
L'intervention du législateur en 2006, n'ayant pas
modifié les définitions de la valeur ajoutée applicables
aux banques et aux assurances, ne met pas fin aux interrogations. En effet, les
normes comptables continueront à évoluer. Des hypothèses
subsistent ou vont apparaître dans lesquelles la grille de lecture
dégagée par la jurisprudence étudiée
précédemment est susceptible d'introduire des incohérences
: soit de nouvelles notions ont fait leur apparition dans les plans comptables
ultérieurs à celui de 1957, comme celle de transferts de charges
en cause dans l'affaire Sté Colas Sud-Ouest, soit des notions
anciennes ont vu leur définition comptable évoluer, comme dans le
litige opposant l'administration à la Caisse fédérale
du Crédit Mutuel Océan. Dans ces hypothèses, le juge
de l'impôt est confronté à un dilemme. Soit il fait une
application mécanique de la grille d'analyse issue de sa décision
min c/ Sté foncière Ariane, et fait prévaloir
l'impératif de sécurité juridique, au risque de laisser
subsister des possibilités d'optimisation fiscale. Soit, au contraire,
il adopte une démarche purement casuistique, et corrige au cas par cas
les incohérences provoquées par l'obsolescence de l'article 1647
B sexies du CGI, mais il prend alors le risque d'augmenter le flou
entourant la notion de valeur ajoutée fiscale et de contribuer à
la multiplication des litiges. Par ses décisions Sté Colas
Sud-Ouest et Caisse fédérale du Crédit Mutuel
Océan, le Conseil d'Etat est parvenu à se conformer à
la première possibilité tout en évitant les risques
correspondants mais aux prix de raisonnements périlleux84.
Dans l'affaire Sté Colas
Sud-Ouest85, la solution n'était pas évidente.
Les mises à disposition de personnel facturées par la
société à ses filiales avaient été
comptabilisées dans un compte de transferts de charges qui
n'était rattachable à aucune des rubriques de l'article 1647 B
sexies du CGI. Sans contester la conformité de cette
écriture au PCG 1982, le Conseil d'Etat a néanmoins jugé
que les produits constituaient des ventes et prestations de services
84 Y. BENARD, « Taxe professionnelle : controverse autour de
la valeur ajoutée », RJF 11/06, p. 962-969.
85 Cf. Annexe 2.
entrant dans la valeur ajoutée « et auraient,
d'ailleurs, pu être comptabilisées comme telles ». Cette
motivation soulève deux difficultés.
D'une part, l'emploi des termes « d'ailleurs »
signifie que la possibilité de comptabiliser les mises à
disposition de personnel comme des ventes et prestations (compte 70 du PCG) n'a
pas été regardée comme déterminante. Si tel
était réellement le cas, la présente décision
devrait être interprétée comme retenant une
définition purement fiscale de la valeur ajoutée, sans lien avec
les normes comptables applicables, ce qui serait en contradiction directe avec
la solution retenue dans la décision min c/ Sté
foncière Ariane. Cependant, le commissaire du gouvernement S.
VERCLYTTE considère que tel n'est pas ce qu'a entendu juger le Conseil
d'Etat, et voit dans les mots « d'ailleurs » un simple signe
d'hésitation. D'autre part, il reste difficile d'expliquer par quel
moyen le juge de l'impôt, tout en considérant que l'article 1647 B
sexies doit s'interpréter à la lumière des normes
comptables en vigueur, peut néanmoins se reconnaître la
faculté d'écarter une écriture comptable sans contester sa
régularité ni sa pertinence, pour l'application de ce texte.
Selon le commissaire du gouvernement, qui reprend la position de G. GOULARD
dans l'affaire Sté Hyper Média, cette solution serait
sous-tendue par le principe de réalisme du droit fiscal86.
La décision Caisse fédérale du
Crédit Mutuel Océan précité lève
l'ambiguïté de l'utilisation du terme « d'ailleurs » dans
la décision SA Colas Sud-Ouest, en indiquant la
référence sans réserve aux normes comptables pour
l'application de la norme fiscale87.
86 Y. BENARD, « Taxe professionnelle : controverse autour de
la valeur ajoutée », RJF 11/06, p. 962-969.
87 S. VERCLYTTE, « Les sommes refacturées par les
Caisses fédérales de Crédit Mutuel aux caisses locales
entrent-elles dans la valeur ajoutée telle que définie par
l'article 1647 B sexies du CGI ? », BDCF 1/07, n° 6, p.
23-30.
Chapitre 2 : Les principaux problèmes
spécifiques en matière de plafonnement de la taxe
professionnelle
Les entreprises disposent, en principe, d'une liberté
de choix dans l'écriture comptable qui représente une
opération destinée à enregistrer un flux commercial,
économique ou financier dans les différents comptes
référencés dans un plan comptable. Elles sont toutefois
tenues de respecter le principe de la comptabilité en partie double
(c'est-à-dire que le débit et le crédit doivent
s'équilibrer). Par conséquent, ses choix comptables ont une
incidence directe sur le calcul de la valeur ajoutée, encadré par
l'article 1647 B sexies du CGI.
Des difficultés sont ainsi apparues à propos de la
définition même de subventions d'exploitation devant être
comprises dans la valeur ajoutée (Section 1).
Aussi, un problème de qualification comptable s'est
posé lorsque les postes comptables ont évolué
postérieurement au plan comptable général de
195788. Tel est le cas, lorsque la définition du poste, dans
lequel est comptabilisé la charge ou le produit en cause, n'existait pas
dans le PCG 1957, ou lorsque le poste a été modifié, suite
à l'adoption de plans comptables ultérieurement à celui de
1957. Ce problème s'est posé concernant les comptes de produits
« transferts de charges » (Section 2), apparus avec le PCG 1982.
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