Chapitre II. Une large
surestimation des exigences communautaires par le droit interne
Les directives « recours »
n'établissent que des conditions minimales auxquelles doivent
répondre les procédures instaurées dans les ordres
juridiques nationaux. Le droit interne peut donc transposer ce texte en
excédant ses exigences. Cela signifie que le droit interne contribue
lui-même, en dehors de la sphère contraignante issue du droit
communautaire, à l'élaboration de ses propres règles
contentieuses. Exagérer les implications du droit communautaire est
d'autant plus simple que la réglementation qui en découle
« n'est pas d'une compréhension
aisée » 75(*), notamment en raison de l'emploi de termes
standards dont les contours semblent parfois insaisissables. De
même, l'interprétation téléologique et la
spécificité des solutions dégagées par la Cour lors
d'une procédure en manquement ou suite à une question
préjudicielle n'ont pas vocation à en faciliter la lecture.
Toutefois, avec autant de discrétion que d'efficacité, les
directives consacrent implicitement un principe de sécurité
juridique qui s'oppose à ce que toute irrégularité entrave
avec démesure le déroulement de l'action publique dans les ordres
juridiques internes. Mais bien souvent, le droit français reste
indifférent aux potentialités que lui offre le droit
communautaire. C'est ainsi que la tendance d'une surestimation des exigences
communautaires s'exprime à deux égards : dans la recherche
de l'irrégularité d'abord (Section 1), dans son
traitement ensuite (Section 2).
Section I. Le dépassement
des exigences communautaires dans la recherche de
l'irrégularité
Comme il a déjà été dit, le droit
communautaire contraint les Etats à une recherche active des
irrégularités entachant les actes préalables à la
conclusion d'un contrat. Pourtant, soucieux de ne pas fragiliser à
l'excès les procédures de passation et de ne pas surcharger les
prétoires nationaux, il n'implique aucunement que toute
irrégularité tombe sous le coup d'un contrôle
juridictionnel. C'est pourquoi les directives « recours »
autorisent bien souvent les Etats, dans un espace juridique de
liberté, à effectuer des choix ayant pour objet de limiter
un rapprochement disproportionné de l'irrégularité vers le
juge. Mais pris d'un excès de zèle, le législateur
(§ 1) et le juge national (§ 2)
refusent d'exercer les droits d'option qui leur sont pourtant reconnus,
préférant alors l'exagération et la
systématicité au pragmatisme.
§ 1. Une exagération
à l'initiative du législateur
Il est possible de rendre compte de la démesure
opérée par le législateur au travers des contrats qu'il
entend soumettre aux référés précontractuels
(A) et d'un délai de forclusion (B)
qu'il se refuse à établir.
A. Les contrats soumis
aux référés précontractuels
Pour être justiciable d'un recours au sens de la
directive, la procédure de passation doit se rapporter à un
contrat qui revêt deux conditions cumulatives. Il doit d'abord être
qualifié de marché public au sens du droit communautaire
(1). Son montant doit ensuite être
supérieur aux seuils d'application des directives matérielles
(2).
1. Les marchés
publics au sens du droit communautaire
Il est admis que la directive « recours »
a pour ambition de rendre effective l'application du droit matériel
régissant les procédures de passation des marchés publics.
Transposant à la lettre cette directive en droit interne, la loi du 4
janvier 1992 rendait d'abord le référé
précontractuel applicable aux seuls marchés publics. Mais la
définition d'un marché public au sens du droit communautaire,
telle qu'interprétée par la Cour, n'est pas identique à
celle que retient le droit interne. Par souci de concision, mais aussi parce
que l'étude de cette définition actuellement donnée
à l'article 1er de la directive 2004/18 s'éloignerait
à l'excès du contentieux contractuel, l'on retiendra simplement
que la notion de marché public au sens du droit communautaire est plus
englobante que celle admise par le code des marchés publics. Pour
prévenir d'éventuelles méconnaissances du droit
communautaire liées à des divergences de qualification, le
législateur a continuellement élargi le champ d'application
matériel des référés précontractuels. Ainsi,
la loi Sapin du 29 janvier 199376(*) a notamment étendu cette voie de droit aux
délégations de service public. De sorte qu'aujourd'hui, l'article
L 551-1 CJA s'applique également aux contrats de partenariat issus de
l'ordonnance du 17 juin 200477(*), en principe aux baux emphytéotiques
administratifs, ainsi qu'aux concessions de travaux régies par la loi du
3 janvier 199178(*).
De plus, les directives matérielles ne s'appliquent pas
à certains marchés de services limitativement
énumérés en annexe et définis en fonction de leur
objet. Ils ne semblent pas devoir relever des directives «
recours ». Or, le droit français n'opère pas de
distinction puisque l'article L 551-1 CJA leur est une fois encore
applicable.
La volonté du législateur de soumettre des
contrats publics aux référés précontractuels alors
même qu'ils ne sont pas nécessairement qualifiés de
marchés publics au sens des directives matérielles
témoigne d'un premier dépassement de ce qu'implique le droit
communautaire. Cela ne signifie pas pour autant que le droit interne lui soit
entièrement conforme. A titre d'exemple, la Cour de Justice a
récemment estimé, eût égard au développement
de la concurrence dans le secteur considéré, que certaines
conventions d'aménagement appartiennent à la catégorie des
marchés publics au sens des directives matérielles79(*). Or, dans l'hypothèse
d'un contentieux, l'article L 551-1 CJA ne semble pas en tant que tel
applicable en vue de contester la procédure de passation de ces
contrats.
Les procédures de passation participant à la
conclusion d'un marché public relèvent d'un recours efficace et
rapide au sens du droit communautaire, à la condition toutefois que le
montant du marché en cause soit supérieur aux seuils
d'application des directives matérielles.
* 75 F. LLORENS et P.
SOLER-COUTEAUX : « La nouvelle directive «recours» et
la conclusion du contrat », in Contrats et Marchés
Publ., février 2008, n° 2, Repère. 2.
L'interprétation des directives « recours » est
unanimement perçue comme une source de complexité. Pour des
exemples de difficultés rencontrées en droits étrangers,
voir H. LLOYD, « L'expérience britannique en
matière de marchés publics de travaux », in
RDI, 1998, p. 555 ; W. WEDEKIND,
« L'expérience néerlandaise en matière de
marchés publics de travaux », in RDI, 1998, p. 569,
« L'interprétation de la directive pose beaucoup de
problèmes. C'est ainsi qu'on se heurte à la structure et à
la langue juridique de la directive, et qu'on est confronté à des
notions inconnues ». L'avènement de la nouvelle directive
« recours » ne rompt pas avec les difficultés
passées liées au mode de rédaction : voir notamment
G. KALFLECHE : « la modification des directives
«recours» en matière de marchés
publics », in Europe, avril 2008, n°4, étude
4 : la directive contient « tous les éléments
d'une législation absconse [dont] le style et les renvois
incessants en rendent la lecture particulièrement
fastidieuse ».
* 76 Loi n° 93-122 du
29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et
à la transparence de la vie économique et des procédures
publiques
* 77 Ordonnance n°
2004-559 du 19 juin 2004 sur les contrats de partenariat.
* 78 Loi n°91-3 du 3
janvier 1991 relative à la transparence et à la
régularité des procédures de marchés et soumettant
la passation de certains contrats à des règles de
publicité et de mise en concurrence.
* 79 CJCE, 18 janvier
2007 : Auroux /c. Commune de Roanne, aff. C-220/05, Rec. CJCE, p.
I-385, in Contrats et Marchés Publ., 2007, comm. 38,
note W. ZIMMER.
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