La théorie du patrimoine à l'épreuve de la fiducie( Télécharger le fichier original )par Thomas Naudin Université de Caen - Master 2 Recherche en Droit Privé 2007 |
B. - Le dédoublement conventionnel du droit de propriété72. - L'analyse selon laquelle le fiduciaire deviendrait, en vertu de la convention, titulaire d'une propriété pleine et entière, et que le fiduciant, tout comme le bénéficiaire, n'auraient tous deux qu'un droit personnel, né du contrat, ne nous semble pas convaincante. A ce sujet la loi est encore une fois fort lacunaire, en se contentant d'indiquer à plusieurs reprises à propos du constituant que celui-ci est titulaire de « droits (...) au titre de la fiducie ». L'article 2013-1 du Code civil précise à ce propos que ces droits ne sont nullement transmissibles à titre gratuit - une conséquence de la prohibition de toute intention libérale - mais seulement cessibles à titre onéreux. A cet égard, la loi maintient fort logiquement la restriction rationae personae en ouvrant la cessibilité au profit des seules personnes morales soumises à l'impôt sur les sociétés. En revanche la loi n'apporte guère de précision quant à la nature de ces droits. Fiscalement, l'article 223 VA du Code général des impôts envisage le constituant comme étant « titulaire d'une créance au titre de [la fiducie] », néanmoins il ne faut pas en conclure pour autant que le droit du constituant doit être assimilé à une créance, et donc se réduire à un simple droit personnel. 73. - Fiduciant, fiduciaire et bénéficiaire (d'une manière particulière pour ce dernier) sont trois personnes titulaires de droits réels, directement attachés aux éléments transférés à la fiducie. Ainsi la propriété dont est originairement titulaire le constituant semble se démultiplier en plusieurs droits revenant chacun à un des protagonistes de l'opération. Mais ces droits ne se fondent pas dans les moules classiques que nous offre le droit des biens, par le biais de la propriété et de ses démembrements. Il s'agit de droits réels à l'étendue particulière. Il convient, afin d'étayer cette hypothèse, de constater qu'il n'existe aucun obstacle légal à celle-ci (1), avant d'envisager les droits des différents protagonistes (2). 1. - L'absence d'obstacle légal74. - Le droit des biens outre-manche est resté imprégné par le féodalisme et trahit une vision de la propriété étrangère à la conception française. Mais en France ce n'est qu'après la révolution, dans le code civil de 1804, que la conception féodale de la propriété - dans laquelle c'était davantage la personne qui était attachée au bien - fut abandonnée. La propriété, devenue un droit de l'homme par la déclaration de 1789, devint l'un des objets de la protection de la loi. Découlant de la loi seule, elle ne tolérait que les atteintes envisagées par celle-ci. Ainsi, l'article 544 du Code civil définissant les pouvoirs d'un propriétaire sur l'objet de son droit réel devait être envisagé comme étant d'ordre public. La loi, seule habilitée à édicter le droit, définissait les droits du propriétaire. De cet article on peut déduire l'usus et l'abusus attachés à la propriété. Le premier correspond au droit de détenir et d'utiliser une chose ; c'est le jus utendi. Le second est le droit d'en disposer ; c'est le jus abutendi. L'article 546 du Code civil vient compléter cette disposition en ajoutant aux deux premières prérogatives du propriétaire une troisième, le fructus, qui est le droit de jouir des fruits d'un bien. Enfin, l'article 552 du Code civil érige les frontières de la propriété, laquelle n'est limitée que par « les servitudes ou services fonciers », en plus de la limite traditionnelle constituée par la loi et disposée à l'article 544 du Code civil90(*). 75. - Cette analyse de la loi telle qu'envisagée il y a de ça plus de deux siècles pourrait nous indiquer que la loi établit un véritable numerus clausus des droits réels. Selon l'article 543 du Code civil, il n'y aurait « sur les biens » qu'un « droit de propriété, ou un simple droit de jouissance, ou seulement des services fonciers à prétendre ». Ainsi pour Treilhard « il ne peut exister sur les biens aucune autre espèce de droits »91(*). Il serait donc impossible pour un propriétaire de démembrer son droit d'une façon non envisagée par la loi, et ainsi de transférer une partie de ses prérogatives sur cette chose à une autre personne. Bien qu'une telle lecture semble bien conforme à l'intention du législateur de 1804, la jurisprudence a donné une vision bien différente de ce point précis. La chambre des requêtes, le 13 février 1834, soit seulement trente ans après le Code civil de 1804, a rendu un arrêt Caquelard allant dans le sens du caractère non limitatif des droits réels92(*). La Haute juridiction donne, non sans audace, une interprétation originale des articles 544, 546 et 552 du Code civil, lesquels ne seraient que « déclaratifs du droit commun relativement à la nature et aux effets de la propriété », et ne seraient « pas prohibitifs ». Cet arrêt, qui paraît même aujourd'hui novateur, ouvre de nombreuses portes. 76. - Pourtant, jamais la doctrine, pas plus que la pratique, ne se sont engouffrées dans la brèche ouverte en 1834. La raison, comme le soulignent certains auteurs, est à rechercher du côté d'un « engouement pour les personnes morales »93(*). Dans la période durant laquelle fut rendu cet arrêt, le recours aux personnes morales supplanta en effet les droits réels. Les raisons en sont multiples, mais l'idéologie postrévolutionnaire y est probablement pour beaucoup ; les personnes morales étaient alors teintées d'un idéal libéral, alors que les droits réels pâtissaient de l'image très négative de l'ancien régime. 77. - L'arrêt Caquelard voit donc dans les dispositions légales un droit commun des droits réels, l'article 543 du Code civil n'étant qu'annonciateur du plan adopté par les rédacteurs du Code civil. Mais ce droit commun établit également les prérogatives maximales attachées à un droit réel. Car l'arrêt de la chambre des requêtes n'autorise pas les personnes à constituer des droits réels dotés de plus importantes prérogatives que celles prévues pour le droit de propriété de droit commun, il dessine simplement les contours de multiples décompositions de celui-ci. Pour certains auteurs, les relations internationales et la question du trust d'une manière plus particulière pourraient changer la donne94(*). 78. - Le droit anglo-saxon imprègne fortement le commerce international où le trust a acquis une importance particulière. Dans cette opération, le settlor transfère la propriété légale qu'il a sur un bien (legal ownership) à un trustee, lequel a la charge d'accomplir loyalement une mission au profit d'un bénéficiaire (ou cestui que trust). Ce dernier a un droit de propriété qui lui est reconnu par l'équité. C'est l'equitable ownership, c'est-à-dire un droit réel et non pas un simple droit de créance qu'il pourrait user afin de contraindre le trustee à exécuter ses engagements95(*). Le trust, bien qu'aboutissant à des utilisations comparables à la fiducie, repose avant tout sur un démembrement de la propriété a priori étranger à la fiducia romaine. 79. - L'instauration de la fiducie en droit français pose alors de nombreuses questions. Nous avons envisagé le problème du droit transféré au fiduciaire. Manifestement cette propriété fiduciaire ne doit pas être assimilée à la propriété de l'article 544 du Code civil. Mais elle est une forme de propriété, ou plus exactement une forme de droit réel. Si effectivement rien dans la loi du 19 février 2007 n'indique la volonté du législateur de permettre au fiduciant et au fiduciaire de conclure un démembrement du droit réel dont est titulaire le premier, l'analyse de la loi nous invite à considérer cette hypothèse. * 90 Comme le souligne P.-J. Proudhon, la restriction évoquée à l'article 544 du Code civil « a pour objet, non de limiter la propriété, mais d'empêcher que le domaine d'un propriétaire ne fasse obstacle au domaine d'un autre propriétaire ». P.-J. Proudhon, Qu'est-ce que la propriété ?, mémoire en 1840. * 91 J.-B. Treilhard, Fenet, t. XIV. * 92 Cass. Req., 13 févr. 1834 : F. Terré et Y. Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, Dalloz. * 93 Chr. Atias, préc. * 94 F. Terré et Y. Lequette, préc., observations sous l'arrêt Caquelard. * 95 John Anthony Jolowicz, Droit anglais, Dalloz. |
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