4.2. PRESENTATION DES PATIENTS
4.2.1. Mr B
Mr B, âgé de 42 ans, est adressé au
service par son médecin généraliste. Il s'agit de sa
première cure de sevrage alcoolique en milieu psychiatrique et
hospitalier. Le patient semble en bonne santé. Cependant des examens
médicaux approfondis révèlent l'existence de nombreuses
fractures à la face causées par un grave accident de la route,
dont il parle très peu. De plus, la Psychologue stagiaire du service met
en évidence des troubles cognitifs, au vu des scores obtenus par le
patient au test du T.M.T. : mémorisation à court terme et
reconnaissance de lettres familières défaillantes.
L'hypothèse d'une lésion cérébrale est dès
lors posée par l'équipe soignante.
Mr B est maçon de profession depuis son arrivée
en France (1989). D'origine Algérienne, il a longtemps vécu dans
le Maghreb, où réside encore actuellement sa famille (parents et
fratrie de six enfants dont il est l'aîné). Le climat familial est
décrit comme perturbé par des violences conjugales au sein du
couple parental. Le patient parle également de l'assassinat de son
oncle, lorsqu'il était enfant, suite à l'enlèvement de ce
dernier.
A sa majorité, Mr B réalise son service
militaire dans le Maghreb, période de deux ans et six mois durant
laquelle il découvrait les effets psychotropes et renarcissisants de
l'alcool. Le patient décrit son trouble addictif comme étant un
alcoolisme d'entraînement (contexte festif des week-ends). Cependant, il
est noté dans son dossier d'entrée que son trouble addictif
alcoolique serait apparu peu de temps après son arrivée en France
(1993) : le patient aurait éprouvé des difficultés
pour trouver un emploi et pour assumer l'éloignement familial. Ce point
n'est pas abordé par le patient durant nos rencontres, tout comme son
épisode dépressif majeur persistant durant deux ans (2002/2004)
en réponse au conflit familial autour de son homosexualité
notoire (pacsé durant dix ans).
Suite à une vaine tentative d'abstinence
(février 2006), le patient a rechuté depuis quinze jours (fin
mars 2006). Les derniers épisodes d'alcoolisation sont décrits
comme aigus et accompagnés de troubles du comportement (passages
à l'acte auto et hétéro agressifs). Cette
agressivité inquiète le patient, certainement car il craint de ne
ressembler à son propre père, lui-même alcoolique et
violent.
Mr B veut retrouver une vie normale, c'est-à-dire un
quotidien sans alcoolisation afin de mener à bien ses projets. En effet,
le patient projette de construire sa propre famille, et c'est pourquoi
aujourd'hui il est investi dans une relation hétérosexuelle.
Malgré le fait que le patient s'estime parfaitement
guéri au bout de quinze jours de sevrage, il demande une prolongation de
cure, au total, huit semaines. C'est ainsi que le patient semble peu à
peu avoir pris conscience des réalités de la maladie alcoolique.
Malgré cette démarche, le patient estime que le suivi
psychologique ne lui est plus nécessaire (trois entretiens au final).
4.2.2. Mme E
Mme E, âgée de 60 ans, est adressée par
son médecin généraliste. Elle présente un trouble
addictif alcoolique persistant depuis 19 ans (1987). Mariée, elle est
mère de trois garçons (40 ans, 35 ans et 26 ans). Le
deuxième fils est jugée par elle alcoolique, addiction à
laquelle nous pourrions ajouter la toxicomanie (tabac et cannabis).
Infirmière retraitée, elle s'occupe de sa mère adoptive,
invalidée d'une neuropathie des membres inférieurs.
La patiente a été adoptée à
l'âge de 18 mois. Ses parents adoptifs sont décrits comme
étant « de la vieille école ». Ainsi, son
éducation aurait été marquée par le tabou de la
sexualité, rendant ainsi l'accès à sa propre
féminité difficile. Le père adoptif est jugé par la
patiente « grand maniaque » et la mère adoptive
« grande rangée ». Mariée à 18 ans sur
la volonté de ses parents adoptifs à un homme plus
âgé (son mari actuel), le climat conjugal se serait rapidement
dégradé. En effet, les relations extra-conjugales distanciaient
peu à peu le couple.
Mme E a entretenu une relation extra conjugale durant dix ans
(1987/1997)avec un homme présentant un trouble alcoolique,
décédé en 1997 d'un cancer de l'oesophage. La patiente
parle peu, voire pas, de cet amant durant les entretiens. Pourtant ce dernier
est présenté par elle à son arrivée comme
étant le déclencheur de son alcoolisme actuel. Elle pensait que
l'abandon dont elle a été victime enfant pouvait expliquer son
trouble actuel, mais elle dit avoir repris contact avec sa mère
biologique (2003) ; retrouvailles n'ayant pas influencé sa
consommation chronique d'alcool. La patiente n'a connu sa mère
biologique que durant trois mois, cette dernière étant
décédée d'un cancer du pancréas. La
problématique de la perte semble être au coeur des
préoccupations de la patiente, celle-ci ne buvant de façon
compulsive que lorsqu'elle se retrouve seule à son domicile. En public,
elle ne ressent ni le besoin ni même l'envie de s'alcooliser.
Mme E a tenté une première cure de sevrage
alcoolique (2002), démarche accompagnée d'un échec dans sa
capacité d'abstinence sur court et long terme. Depuis cette
hospitalisation, elle est suivie régulièrement au C.C.A.A. par un
Psychiatre et une Psychologue. Ce suivi est jugé comme
bénéfique pour elle : elle serait parvenue à soigner
ses tendances à l'achat compulsif et ses troubles obsessionnels
(collectionnisme, planification anxieuse des tâches quotidiennes, prise
de note systématique des évènements passés et
à venir, etc.).
La patiente cherche à comprendre ce qui la pousse
à boire. Elle est en effet incapable de verbaliser les effets
recherchés chez le produit ni même ce qui la motive à
s'alcooliser. Au fur et à mesure des entretiens (au total, trois), elle
parvient à prendre conscience de la souffrance émanant de son
trouble addictif. Il semble que son instance surmoïque s'affirmait
davantage vis-à-vis du toxique. Malgré cela, les envies de boire
continuaient à émerger sous une forme latente et
incontrôlée (les rêves). Mme E avoue être encore
fragile face à l'alcool, mais cela ne la motive pas à demander un
prolongement de cure. Je l'oriente vers la poursuite de ces démarches
entamées avec le C.C.A.A. depuis 2002 pour son suivi post-cure.
4.2. TABLEAU RECAPITULATIF : CORRESPONDANCES
ENTRE LES HYPOTHESES ET LES PATIENTS
|
Hypothèse 1
|
Hypothèse 2
|
|
Critère 1 : Intolérance de la
frustration
|
Critère 2 : Incapacité de deuil
et de séparation
|
Critère 3 : L'angoisse de castration
narcissique
|
Critère 4 : Le déni
partiel
|
Mr B
|
Incomplétude narcissique
|
Boire pour oublier
|
L'injustice masculine
|
L'agressivité
|
Mme E
|
Perte de contrôle et d'emprise
|
Boire pour oublier
|
L'enfant du père
|
La réalisation de l'interdit de l'inceste
|
4.3. MISE A L'EPREUVE DE L'HYPOTHESE 1
4.3.1. Rappel de l'hypothèse 1
L'alcoolique poursuivrait le même but que le
fétichiste : lutter contre une menace de castration narcissique en
déniant partiellement la réalité.
4.3.2. Mise à l'épreuve de
l'hypothèse 1
4.3.2.1. Critère 1 : la
tolérance de la frustration
- La tolérance du manque
Mr B
Le manque d'alcool est présenté par le patient
comme étant supportable. Cependant, cette tolérance de la
frustration liée au sevrage semble être le résultat d'une
dénégation : le patient semble se défendre contre
cette envie consciente de boire et contre cette frustration liée au
sevrage en se refusant de l'admettre.
Entretien n°3 : -Avez-vous ressenti des
difficultés par rapport à l'alcool ? -Non, non.
Rien. (Je laisse un silence s'installer). -Vous est-il arrivé
d'y repenser ? -Non, pas du tout. -La nuit, dans vos
rêves, ou la journée ? -Non, rien. C'est
fini.
|
Cette dénégation échoue, et se confirme
par cet échec, lorsque le patient verbalise à demi-mots son
sentiment de fragilité vis-à-vis du désir de boire.
Entretien n°2 : -Je veux prolonger
ma cure. Pour être sûr que ça
marche. -Vous n'en êtes pas sûr ? -Ba un mois... c'est
court, j'aimerai un mois de plus ! (...) -Oui,
même 10 ans après, y en a qui rechutent !
|
La question de cette prolongation a fait l'objet
d'hésitation de la part du patient, voir d'ambivalence affective. En
effet, au deuxième entretien, la patient verbalise son désir de
prolonger la cure et au troisième, il recule face à cette
décision. Il me semble que cela a varié en fonction de son
sentiment de consistance narcissique.
Mme E
La consommation d'alcool est en elle-même source de
frustration car elle est présentée comme
incontrôlable : la patiente se décrit comme étant
victime de son propre corps (les impulsions), ce qui n'accommode que
très peu sa tendance à vouloir exercer une emprise sur les
évènements ou objets environnants.
Entretien n°2 : Oh ! Ba comme
d'habitude. Toujours le même
problème : je ne comprends pas pourquoi je bois. (...) Il
y a des moments où je m'arrête pour aller de
boire. Comme ça, sans raison, sans rien. (...)
Une impulsion, c'est comme ça. (...)
En plus, j'aime pas ne pas comprendre (...) Voyez, je suis
toujours en train de tout noter ! (elle me montre son
cahier de textes).
|
Cependant, l'aspect incontrôlable de sa consommation est
le résultat d'un échec de refoulement, duquel elle doit
certainement avoir conscience car elle a tendance à isoler ses
représentations (boire) de leurs affects (amour, envie, ... de boire)
car ce lien entre eux ne peut-être supportable pour elle. Durant le
premier entretien, elle verbalise sa quête masochiste via son trouble
addictif.
Entretien n°1 : « Je ne
comprends pas pourquoi je bois. C'est un vrai
problème pour moi, ça me cause un souci, un
réel souci (elle hoche de la tête pour affirmer
le caractère « réel » de ce souci). -Pourquoi
cela vous pose autant souci ? -Ba parce que je ne comprends pas. -Quelles
bénéfices trouvez-vous dans l'alcool ? -Mais aucun
justement ! Je sais que je ne fais que me détruire
(silence plein). Vous voyez, je ne vais qu'à ma
perte avec l'alcool ?! »
Conserver ce lien entre son désir masochiste de boire
et l'acte de boire constitue donc une connexion associative menaçante
pour sa structure psychique. Ainsi, elle isole la représentation de son
affect pour protéger son Moi d'une angoisse insupportable.
Entretien n°2 : Oh ! Ba comme
d'habitude. Toujours le même
problème : je ne comprends pas pourquoi je bois. (...) Une
impulsion, c'est comme ça. (...)
|
De cette façon, elle serait en mesure de se
déculpabiliser de cette tendance à l'automutilation en renversant
et en retournant contre elle cette pulsion mortifère : ce n'est
plus elle-même qui veut se mutiler, mais le produit qui vient la
détruire malgré elle. D'une position active (sujet), elle se
positionne dans une place passive (objet).
Entretien n°2 : Mais
l'alcool, ça reste un mystère !
-Je pense qu'il est nécessaire que vous fassiez un travail sur
vous-même pour parvenir à comprendre votre dépendance. Les
causes ne sont pas l'objet de notre travail. -Oui, mais je ne comprends
pas... C'est pas ma faute, c'est plus fort
que moi : c'est impulsif !
|
Ce renversement lui permet de rendre plus supportable sa
consommation puisqu'elle écarte de sa conscience sa tendance
autodestructrice. Cette stratégie défensive contamine tous les
domaines de sa vie, plus précisément sa vie affective. Face aux
infidélités du mari, elle se pose en tant qu'objet, en tant que
victime passive : ce n'est pas elle qui aurait pu amener le mari à
ces infidélités, mais c'est l'état psychologique de ce
dernier (ce qui la place ainsi dans une position passive).
-Ba, comme je vous l'ai dit, « Mr
E » a eu une autre vie à côté.
Il faisait sa vie et quand j'ai compris, moi aussi j'ai fait
ma vie. -Comment avez-vous réagi face à ses
infidélités ? -J'ai été
blessée. Oui. Très
blessée. Parce que je ne comprends pas pourquoi il a
fait ça, je comprends pas pourquoi. -Vous êtes vous sentie
coupable de ses infidélités ? -Non. Parce
que c'est lui, il est complètement
« schizo », vous
savez...
|
Toute frustration qu'elle ne peut contrôler (donc de
laquelle elle n'est pas à l'initiative) l'amène à
renverser et à retourner la pulsion contre elle-même, de
façon à se protéger d'une menace narcissique.
De plus, comme je l'expliquais plus haut concernant sa
tendance à isoler la représentation de son affect, le refoulement
reste échoué. L'échec du refoulé est
également source de frustration, donc, puisque la représentation
boire reste à la conscience et l'affect mis à l'écart
menace toujours de ré-émerger. Cela a été le cas
durant son hospitalisation : le refoulé est revenu de plus belle,
tyrannisant ainsi la structure de son Moi.
Entretien n°3 : Mais
c'est vrai que j'ai fait des rêves où je buvais.
C'était horrible ! -Ah ? Racontez-moi. -Et
bien hier soir, par exemple, j'ai rêvé que j'étais
chez moi, en bas. Je
buvais. Je voulais boire. Et je
culpabilisais, je me suis rendu compte que ce n'était
pas bien. -Ah, c'est intéressant... Et que
concluez-vous sur ce rêve ? -Que boire c'est mal et
que je ne dois plus boire. C'est pas bien.
|
L'échec du refoulé crée une frustration
interne intense. Le conflit intra psychique se réactive : le
Ça vient s'élever devant les exigences du Moi. Le Surmoi, trop
faible, laisse le Ça se satisfaire, mais non sans culpabilité.
- La tolérance du
changement
Mr B
La tolérance du changement semble bonne puisque le
patient ne m'a pas paru être affecté par les aléas
institutionnels du cadre.
Entretien n°3 : On marche en direction de
sa chambre. J'entame le dialogue une seconde fois : -Désolée
pour le retard. On devait se voir à 10h30 mais la réunion a
duré plus longtemps que prévu (il me sourit, comme pour
me dire que « ce n'est pas grave ») (Il
s'arrête devant le bureau de l'infirmerie). -Non, nous
allons faire l'entretien dans votre chambre aujourd'hui. Les infirmiers ont
besoin du bureau. -Ah, oui. D'accord.
|
Mme E
La patiente éprouve des difficultés à
tolérer les changements institutionnels (les imprévus) car sa
structure obsessionnelle ne supporte pas la perte de contrôle sur son
environnement.
Entretien n°3 : D'ailleurs les groupes de
parole, on parle toujours de la même chose ! Et
puis y'en a pas beaucoup, pas
régulièrement ! -Comment ça ? Il y a un
groupe de parole tous les jours ? -Oui, normalement, mais
regardez (elle me montre son cahier de textes). J'ai
tout noté. Et on en a eu que très peu
des groupes de parole. Alors une fois c'est parce que
l'infirmier peut pas ou a pas le droit, une fois, je sais pas
quoi !
|
Cette intolérance du changement est surtout liée
au fait que la position désirante est vécue comme insupportable,
d'autant plus lorsqu'elle ne peut obtenir satisfaction.
Entretien n°3 : -Oui, mais c'est qu'on
attend, vous voyez ! Et que jamais on est
prévenu ! Toujours au dernier moment.
(...) Et on attend pendant au moins 10 minutes ou
¼ d'heure ! C'est fatiguant,
non ?...(J'acquiesce). Alors voilà, on
nous laisse comme ça pendant 10 minutes, ¼ d'heure, attendre,
attendre. Alors, quand on nous a dit qu'il y avait pas de
groupe de parole, l'autre fois, ça m'a
énervée. Et je ne me suis pas
manquée de le dire ! Haut et
fort !
Son comportement est totalement différent lorsqu'elle
est à l'initiative du changement : réorganiser son quotidien
selon ses propres attentes narcissiques ne créent pas de frustration.
Entretien n°4 : J'ai décidé
de réfléchir à mon prochain
emploi du temps. Je veux, en fait, réorganiser
mes journées. Le matin, au lieu de prendre mon
café chez ma mère, je le prendrai chez
moi. Et je lirai mon journal chez moi...
|
- La tolérance du jugement
d'autrui
L'avis objectif apporté par autrui vient souvent se
poser en contradiction avec l'avis subjectif, ce qui le rend dès lors,
selon moi, source de frustration. C'est pour cela que j'inclus ici les
capacités du patient à les tolérer ou non.
Mr B
Dans le dossier de suivi du patient, le dernier épisode
d'alcoolisation aiguë est mis en lien avec les discordes familiales autour
de son homosexualité. Cela vient donc témoigner d'une faible
tolérance du jugement d'autrui puisqu'il semble être vecteur d'une
frustration interne (angoisse) que l'alcool viendrait résoudre en
l'atténuant. Cette sensibilité au regard de
l'altérité l'amène à réorienter le but
interdit (l'homosexualité) vers un nouveau but davantage
tolérable pour les autres et pour le Soi
(l'hétérosexualité). Ce qui ressemble ici à un
mécanisme de sublimation n'est en fait qu'une formation
réactionnelle et qu'une inhibition quant au but sexuel d'origine car
l'objet de son désir homosexuel et, le désir lui-même,
paraissent rester conservés malgré son contre-investissement.
Entretien n°2 : -Mes amis,
autour de moi, ils ont une vie de famille. Des femmes, des enfants. Une maison,
et tout quoi ! Moi aussi, je veux regarder devant :
une femme, des enfants, une vie normale... (Silence
vide). -Et cela n'aurait pas été possible avec un
homme ? -Non, non. (Silence vide). Non,
je pense pas. (Silence plein)
|
D'un point de vue contre-transférentiel, ce silence
plein m'est apparu comme étant le témoin de la persistance de ce
désir homosexuel. Il m'a semblé vouloir brimer ce désir et
cette attirance pour satisfaire le point de vue collectif sur la question de la
normalité sexuelle. Je montrerai en quoi (critère 2) cette
démarche peut être mise en lien avec une angoisse de perte
d'objet.
Mme E
La patiente reste très sensible au regard d'autrui
puisqu'elle est affectée dans son propre narcissisme lorsque
l'altérité lui émet son avis concernant sa personne.
Entretien n°4 : Et un patient, un
monsieur, m'a dit que j'étais une
« rabat-joie » ! Et que je
n'étais jamais contente !...Alors, vous
voyez ? (...) -Qu'avez-vous ressenti lorsque ce patient vous a fait ce
reproche ? -Ba j'ai été déçue
de voir, non, énervée, de voir qu'il dise
ça de moi. Parce que c'est pas vrai. Moi, je
suis généreuse et agréable...
|
Elle semble en quête d'affirmation narcissique (image
positive d'elle-même) dans une sorte de jeu de séduction mais
surtout dans un certain don de l'échange ; ce qui témoigne
de sa régression (fixation) libidinal au stade anal : le don est
là pour faire valoir son narcissisme.
Entretien n°4 : Et je suis
généreuse aujourd'hui ! Je rends service à
TOUT le monde ! (Silence vide, elle fouille dans un
tiroir) Tenez, un chocolat ! -Non merci. -Mais
si, prenez, c'est pour Pâques ! -Merci (je le mange).
-Tenez, j'ai un bonbon aussi... -Vous êtes gentille.
Vous tenez à me prouver votre générosité ?
-Oui, vous voyez ? Bon, généreuse mais pas
concernant l'argent !!
|
La consommation d'alcool solitaire m'a semblé
être en lien avec le fait que boire en société reviendrait
à ternir son image sociale. En effet, la patiente, attachée
à son narcissisme, redouterait que son image sociale soit
souillée par le tabou social concernant l'alcoolique. C'est pourquoi
seul le mari est informé de son trouble, le reste de l'entourage
n'étant qu'implicitement informé. Cela pourrait expliquer sa
tendance voyeuriste : parce qu'elle n'ose exhiber cette vraie part de son
identité (celle de l'alcoolique), elle inverse la pulsion en regardant
l'entourage social boire.
Entretien n°3 : Vous savez, j'ai
remarqué, sur les tables, les gens
boivent ou du vin ou de l'eau, c'est
drôle vous avouerez...-Vous me semblez observatrice... -Oui,
beaucoup ! Mais bon, ça les regarde,
hein ?... (Je ne réagis pas). -Moi, je ne fais
qu'observer. C'est tout...
|
4.3.2.2. Critère 2 : La
capacité de deuil et de séparation
- La capacité à élaborer la
perte
Mr B
La capacité à élaborer la perte d'un
objet est verbalisée comme laborieuse et est mise en lien avec une
identification primaire à celui-ci. Son comportement auto-agressif est
justifié par cette difficulté à réaliser le deuil
de l'objet perdu.
Entretien n°1 : [25] -Et
vous est-il arrivé de vous faire du mal à vous même ?
-Oui. (Silence plein). Intentionnellement oui. ...
[26] ...Mais c'est parce que je n'arrive pas
à faire le deuil de certaines choses.
[27] (...) -Ba, en fait, c'est la mort de mon
oncle... [28] On était
très proche, presque le même âge.
(J'acquiesce)...
|
Le choix homosexuel de l'objet et ses tendances suicidaires
peuvent, peut-être, s'expliquer par une certaine identification à
l'objet perdu, comme si le patient voulait, de façon plus ou moins
latente, répéter ce que l'objet investi à vécu
avant son décès.
[29] ...Et quand il était
petit, il s'est fait enlever par des
hommes. Ils lui ont fait vivre plein de choses affreuses, des
sévices sexuels, physiques. Et ils l'ont
assassiné.
|
Plus loin, je montrerai (critère 4) en quoi cet
événement pourrait avoir alimenté la problématique
de la castration dans laquelle le patient semble être ancré.
- L'évocation des souvenirs :
émergence d'une émotion vive et intense
Lorsque le patient évoque les souvenirs
qualifiés par lui-même douloureux, le discours est rompu par des
silences pleins et l'émergence d'émotions intenses et vives. D'un
point de vue contre-transférentiel, cela m'est apparu comme étant
le résultat d'une difficile élaboration des souffrances et
conflits passés, comme si le patient n'avait pu trouver un moyen pour
les élaborer et les rendre plus supportables pour son Moi.
A propos du décès de son oncle :
Entretien n°1 : [29] ...Et
quand il était petit, il s'est fait
enlever par des hommes. Ils lui ont fait
vivre plein de choses affreuses, des sévices sexuels,
physiques. Et ils l'ont assassiné.
[30] -Oui, effectivement, ce n'est pas évident à
vivre, ce genre de choses. -Oui... Surtout que c'est
pas comme si il avait eu quelque chose ou... (Silence plein et
larmes aux yeux).
|
A propos de l'armée :
Entretien n°1 : -Quel rôle a
joué l'alcool à ce moment là ?
-Oublier, à oublier,
...l'injustice...(Silence plein. Larmes aux
yeux).
A propos des problèmes conjugaux présents dans
le couple parental :
Entretien n°2 : -Ca a du être
marquant. -Oui... Traumatisant même (il
se replace sur sa chaise, comme s'il était mal assis). Un vrai
traumatisme ! (Silence plein, larmes aux yeux)
Mme E
La patiente n'aborde que très peu la question de la
perte d'objet. Lorsqu'elle évoque le décès de sa
mère biologique, elle minimalise la souffrance que cet
événement aurait pu susciter en elle et elle tend à la
banaliser, c'est-à-dire, une fois de plus à la
désaffectiser.
-Vous l'avez rencontré ? -Oui, en 2003. Mais
pas longtemps, elle est décédée 3 mois après
d'un cancer du pancréas la pauvre...-Vous avez
été attristé par ce décès ?
-Oh... c'était mieux pour elle ! Vous
savez, elle souffrait...
|
Dans le dossier de suivi de la patiente, le début de
son alcoolisme est dit « d'entraînement » : son
amant, lui-même alcoolique et décédé des
complications médicales engendrées par son addiction, lui aurait
fait rencontrer l'alcool. Cependant, la patiente ne me parle pas de cet amant
investi pourtant durant dix ans (jusqu'au décès de ce
dernier).
-Et vous avez commencé dans un contexte particulier ?
-Un ami...-Que vous fréquentez toujours ? -Non,
non. On ne se fréquente plus. (silence vide)
|
Au vu de l'aménagement défensif de la patiente
concernant le thème de la perte, je peux émettre
l'hypothèse que la perte n'a pu être élaborée de
façon satisfaisante. La banalisation et l'évitement de ce qui
touche à ce thème viennent témoigner que cette
représentation et cet affect sont peu supportables pour elle. La
fonction paternelle n'a jamais été abordée, voire
très peu. Le seul matériel qu'elle me fournit est l'absence de
cette fonction réelle du père, mais celle-ci est remplacée
par le mari de fonction symbolique (point que je développerai plus bas,
cf. critère 3).
- La capacité à élaborer la
solitude
Mr B
Le cercle amical occupe une place importante dans le quotidien
du patient, ce qui vient mettre en exergue son besoin d'être
entouré. Les épisodes d'alcoolisation peuvent se faire dans un
contexte solitaire, mais il préfère cependant lorsqu'ils ont lieu
dans un contexte festif.
Entretien n°1 : Et lorsque vous ne sortez
pas en soirées, que se passe-t-il ? -Je bois chez
moi ou je rejoins les amis : les cafés,
les bars ou les repas,... tout ça. (Silence plein)...
Autrui reste souvent une base sur laquelle il va pouvoir se
comparer pour trouver son identité propre et son amour de soi propre. En
effet, le Moi semble parvenir à se maintenir consistant que lorsqu'il
s'appuie sur l'altérité : relation anaclitique à
l'objet, donc.
A propos de son alcoolisme :
Entretien n°1 : [5] -Vos
amis boivent aussi ? -Oui, mais eux ils savent se
contrôler. Ils boivent quelques verres. [6] -Et
vous ? -Moi... Moi c'est différent : je bois un verre,
je m'arrête plus après !
|
A propos du service militaire :
Entretien n°1 : -Comme lorsque vous ne
buvez pas ? -Oui. Mais pire ! (Silence
plein. Larmes aux yeux). Vous savez, c'est un vrai
traumatisme ! Y en a qui s'en sont pas sortis, y en a qui
sont devenus fous ! -Et vous ? -Moi, j'ai essayé de tenir le
coup avec l'alcool. Ca aura été dur. Mais j'ai
tenu le coup. (Il sourit).
|
A propos de son sevrage alcoolique et de ses motivations
à l'abstinence :
Entretien n°2 : Mais en même temps,
j'avais pas envie. Je n'ai pas envie. Quand je vois les autres
ici, des loques ! (Silence vide). Enfin... ils sont vraiment
très mal. Moi, ça va, physiquement et
tout !... Moralement...Je suis bien.
Le patient verbalise son angoisse de perte et/ou de
séparation à l'objet. Le conflit avec un objet fortement investi
affectivement semble être source de malaise interne, puisque la
résolution semble devoir se réaliser rapidement. Une fois
résolu, l'angoisse liée disparaît, comme de façon un
peu magique.
A propos de l'angoisse de séparation (ou du moins sa
crainte) :
Entretien n°1 : -Retrouver une vie
normale. -Normale ? -Oui, sans alcool.
Sans agressivité. Etre normal. Mes amis, ma copine, je
veux pas les perdre. Je me suis
disputé avec elle, je veux plus tout
ça !
A propos de l'angoisse provoquée par le
conflit :
Entretien n°2 : -Et votre vie
affective ? Vous me parliez d'une dispute la dernière fois ?
-Oh, ba ça y est... C'est arrangé ! C'est
résolu. -Que ressentiez-vous face à cette
dispute ? -Je me sentais coupable (silence vide).
|
A propos de l'atténuation
« magique » de l'angoisse une fois le conflit
résolu :
Entretien n°2 : -Et cette
culpabilité aujourd'hui ? -Je me sents plus coupable. C'est
résolu. C'est fini.
Mes observations m'ont amenée à voir combien le
patient a changé de comportement et d'estime de soi dès lors
qu'il est parvenu à tisser des liens avec les autres patients du
service. En effet, le patient adoptait un comportement plus extraverti et
dynamique. Un sentiment de tout-puissance a émergé dès
lors, venant confirmer le besoin anaclitique de la relation entretenue avec les
objets. Lui-même verbalise l'effet positif de cette relation à
l'autre sur son humeur et sur sa capacité à lutter contre le
manque d'alcool.
Entretien n°2 : -Super
bien. Plus envie de boire. Une vraie
leçon de vie. Avec les autres,
ça se passe très bien. (Silence vide, j'acquiesce). Au
départ, c'est difficile. Je connaissais personne, je restais en
retrait. Puis là, je sors avec les autres en ballade,
je discute avec eux. On rigole bien.
D'un point de vue contre-transférentielle, je me suis
surprise à le renarcissiser (entretien 1), pensant le soutenir à
travers cette stratégie. Cependant, avec du recul, je me rends compte
que j'ai répondu à une de ses attentes narcissiques, ne l'amenant
pas à élaborer les angoisses et conflits intra-psychiques
sous-jacents. Le patient verbalise son épanouissement dès lors
que ses attentes narcissiques ont été satisfaites.
Entretien n°2 : -Donc, finalement, vous
avez fait preuve de force : vous même le dîtes, d'autres sont
devenus « fous », vous, vous avez tenu le coup... -Ouais,
j'ai été fort... (Il sourit).
-L'alcool est apparu à ce moment. Mais je pense que la force de
caractère a beaucoup plus joué que l'alcool lui-même, dans
cette lutte contre la « folie », comme vous dites... -Je
pensais que c'était grâce à l'alcool...
(Silence vide). Mais peut-être...(Silence
vide). -Donc, alors, j'ai été fort...
(Il sourit). Oui, peut-être que j'étais
pas faible... (Silence plein).
|
Mme E
La solitude est peu supportable pour la patiente dans la
mesure où les épisodes d'alcoolisations compulsives apparaissant
lorsqu'elle se retrouve seule, c'est-à-dire lorsqu'elle quitte sa
mère adoptive ou son mari.
Entretien n°1 : -Oui, ba le
matin, comme je vous ai dit, je
descends boire le café avec ma
pauvre mère : elle a une neuropathie des membres
inférieurs, vous savez... -Oui, vous me le disiez
déjà l'autre fois. -(Elle hoche la tête et
fait un bruit avec sa langue) : Ensuite, je remonte chez
moi pour faire mon petit ménage. Et quand je fais mon repassage, il y a
des moments où je m'arrête pour aller de boire.
Comme ça, sans raison, sans rien...
|
Entretien n°3 : Mais le plus dur, c'est de
pas acheter d'alcool quand je suis toute seule...Et c'est
quand je reviens de la piscine, moi j'adore
nager, « Mr E » pas du tout...
|
Il apparaît assez clairement que la solitude est pour
elle source de frustration car elle lui demande d'accepter un retour de libido
vers elle-même. Ainsi, le seul objet envers lequel elle peut diriger de
l'intérêt reste sa propre personne. L'activité du repassage
me fait écho au travail psychique du remaniement qui a lieu lorsque tout
individu se trouve seul. Et je peux donc émettre l'hypothèse que
la solitude est intolérable pour elle dans la mesure où elle lui
demande de s'approprier son monde interne
(représentations/affects) ; c'est-à-dire ce contre quoi elle
lutte en ayant recours au mécanisme d'isolation. De ce fait, l'alcool
viendrait résoudre l'échec de cette défense en
anesthésiant le corps propre et en créant une rupture de
pensée (effet psychotrope).
4.4. MISE A L'EPREUVE DE L'HYPOTHESE 2
L'alcoolique cherche à dénier la
réalité d'une perte pour se protéger d'une angoisse de
castration phallique.
4.4.1. Rappel de l'hypothèse 2
4.4.2. Mise à l'épreuve de
l'hypothèse 2
4.4.2.1. Critère 3 : L'angoisse de
castration narcissique
Mr B
L'asymétrie entre un autre de même sexe et
lui-même semble être difficile à intégrer et à
supporter, surtout lorsqu'il est placé en position passive. Le service
militaire devient donc une souffrance puisqu'il est dans l'obligation de se
soumettre au pouvoir hiérarchique.
Entretien n°1 : [43] -Et
qu'est-ce que vous conservez de douloureux, dans ces souvenirs ? -Ba,
c'est l'injustice. Parce que les chefs
étaient... (Silence). [44] ...Ils
profitaient beaucoup. Ils volaient tout, la
nourriture et tout. On avait plus rien à manger. [45]
-C'était des abus de pouvoir, si je comprends bien... -Oui,
complètement...
|
Face à cette problématique, le patient tente de
s'affirmer en tant que sujet actif, ce qui lui a valu un prolongement de
service militaire, sanction qui aurait selon lui participé à la
consolidation de son Surmoi.
Entretien n°1 : [49] Et
comme je faisais pas ce qu'ils voulaient, ils m'ont
ajouté 6 mois de plus. Donc, en tout 2 ans et demi.
[50] -Et comment avez-vous vécu cela ? -Ba...
ça m `a... mais c'était une leçon de
vie. -Leçon de vie ? -Oui, sur ce qui se fait et
se fait pas. Faut être honnête, généreux...
(Silence vide). Pas faire de mal, tout ça. (Silence vide).
C'était très dur... Ouais, pas facile.
|
Durant le dernier entretien (entretien n°3), le patient
tente d'inverser l'asymétrie thérapeutique en me signifiant mon
rôle de dépôt et en me verbalisant le fait qu'il n'avait
plus rien à me dire.
Entretien n°3 : Le patient me rapproche une
chaise près de son lit et me dit : -Voilà, asseyez-vous.
-Disons que ça me dérange de faire l'entretien pendant que la
femme de ménage est là. -Oh ! C'est pas grave. Rien
de personnel à dire.
D'un point de vue contre-transférentiel, je n'ai pas
supporté que le patient m'attribue cette place et encore moins qu'il me
signifie le fait qu'il n'ait plus rien de
« personnel » à me dire. Cela
renforçait mon sentiment d'impuissance face au matériel qu'il me
livrait et mon sentiment d'inutilité auprès de sa personne.
Entretien n°3 : -Donc vous êtes
guéri... -Oui... -Et pourtant, vous souhaitiez me
revoir... -Oui, parce que ça fait du bien de parler. De
dire les choses. Ne pas garder en soi. --Vous
avez des choses particulières à me dire ? Des choses qui
vous préoccupent ? -Non. Plus rien. Je vous ai
tout dit. D'important... J'ai tout dit... (Il sourit). Mais
c'est vous raconter ce qui se passe dans mes
journées.
|
Blessure narcissique, donc, pour ma part, qui se cautionna par
une sanction de ma part (que je ne réalise qu'après-coup) puisque
j'ai mis un terme à l'entretien plus tôt que prévu et que
je lui propose d'être le seul à investir la prise de rendez-vous
pour le prochain entretien. Ainsi, j'aspirais à rétablir
l'asymétrie « normale » de tout
entretien : je voulais qu'il se place dans la demande car seule celle-ci
venait témoigner, pour moi, d'un réel investissement du suivi que
je lui offrais. Aujourd'hui, dans l'après-coup, je me rends compte qu'il
y a eu répétition de cette sanction qu'il a vécu lors de
son service militaire.
-Bon, et bien puisque tout semble aller, je vous propose de ne
pas vous donner de rendez-vous moi-même. Ce sera à vous de choisir
le prochain entretien. Je vous laisse la semaine pour y
réfléchir : soit mardi, soit jeudi matin.
-Oui, d'accord (il se lève). -Vous viendrez me voir
dès 9h00 pour fixer votre entretien. On inverse les rôles
cette fois-ci (je sourit, l'air un peu ironique). D'accord ?
-Oui.
Ici, il ne s'agit plus d'une problématique entre deux
personnes, mais entre trois : l'enfant, l'objet naturel (la mère)
et le porteur de la loi (le père). Cette situation oedipienne est mise
en lien, par le patient lui-même, avec le sentiment d'inconsistance
narcissique.
Entretien n°2 : -Etiez-vous témoin
de ces disputes ? -Oui. -Et donc... que faisiez-vous ? -Je ne pouvais
rien faire. Un vrai traumatisme (Silence vide). -C'est peut-être ici que
votre sentiment de faiblesse trouve son origine, qu'en pensez-vous ?
-Oui... (Long silence plein). Je me sentais
impuissant. (Long silence plein). Alors
voilà.... (Silence vide). -Je comprends combien cela a
du être dur pour vous. -(Il acquiesce et ne dit rien, il me regarde).
-Pouviez-vous faire quelque chose ? -Non... (il soupire). J'étais
trop petit.
|
La relation triangulaire est marquée par une
hostilité assez nette puisqu'elle est le générateur du
sentiment de castration phallique et prégénitale : le
patient prend conscience du fait qu'il ne peut posséder sa mère
de façon exclusive car celui-ci est resté impuissant face au
pouvoir écrasant du père ; le plaçant ainsi dans un
sentiment de faiblesse narcissique. Le complexe d'OEdipe ne semble pas
résolu puisque le patient ne semble pas avoir réussi à
dépasser ses sentiments hostiles envers son père : il reste
ce rival à supplanter. Pour se faire, le patient tente alors de lui
dérober ses qualités (boire comme lui, pour introjecter sa
toute-puissance) et faire preuve d'autant de force que lui.
L'agressivité du père qu'il a toujours fantasmé de
détenir et de contenir devient donc satisfaite.
Mme E
L'état de santé de la mère adoptive
(neuropathie des membres inférieurs) marque le début d'une
régression de cette dernière : régression au niveau
physique (diminution de la capacité d'autonomie physique) et
régression affective (l'handicap la rendant dépendante des soins
d'autrui). Ainsi, la patiente a endossé une fonction maternelle
vis-à-vis de sa propre mère.
Entretien n°1 : Oui, ba le
matin, comme je vous ai dit, je
descends boire le café avec ma
pauvre mère : elle a une neuropathie des membres
inférieurs, vous savez...
Cette fonction maternelle semble être endossée
avec un certain plaisir puisqu'elle m'est apparue, d'un point de vue
contre-transférentiel, attendrie par l'état de santé de sa
mère. De plus, la patiente a toujours endossé une fonction
maternelle : d'abord avec ses propres fils, puis ensuite avec sa
profession d'infirmière et, aujourd'hui, avec sa propre mère. Le
soin détient donc un intérêt car il vient en effet rendre
compte de sa problématique oedipienne. A la lumière de Klein M.
(1934, p. 186), la patiente se voit dans la possibilité de reproduire
avec sa mère ce qu'elle a elle-même vécu avec cette
dernière. Ainsi, elle peut la materner autant que sa mère l'a
fait.
Entretien n°3 : Bon, elle restera sur la
terrasse, mais si j'y ne suis pas, elle reste pas. Elle ne
veut pas que je la laisse seule sur la terrasse, elle veut que
je sois tout le temps là...
|
La triangulation oedipienne est recrée : la
mère adoptive/la patiente/le mari de la patiente. Les deux femmes sont
en rivalité l'une et l'autre pour cet unique objet d'amour.
Entretien n°1 : Alors après, je fais
à manger pour ma mère. « Mr
E. » mange avec nous. Mais ma mère
et lui ne sont jamais contents de ce que je fais à
manger : ma mère dit que je les nourris
mal...-Vous avez perdu confiance en lui ? -Oui,
totalement. Mais il faut dire qu'il est spécial et
qu'il m'aide pas à ne pas être
méfiante !
|
Le mari endosse la symbolique paternelle puisqu'il
représente l'instance de l'interdit, vis-à-vis duquel la patiente
se complait à le défier.
Entretien n°1 : -Et vous pensez que
l'alcool aurait pu joué dans votre couple ? -Oui,
quand même, il s'inquiétait beaucoup... Il
voulait jeter toutes mes bouteilles, les vider et tout
ça, vous savez... Puis voilà... Comme vous me l'avez
dit la dernière fois, il est devenu mon gendarme, plus
mon mari. -Et cela vous accommode ? -Oh... quelque part
oui. Mais en même temps, non. (Silence
vide)
|
Il semble que la patiente s'imagine que les désirs
oedipiens se sont réalisés. En effet, elle serait parvenue
à supplanter la mère pour prendre sa place auprès du
père. Lorsqu'elle met en lien le début de son alcoolisme avec la
naissance de ses enfants, je pense avoir trouvé ici la
réactivation de l'angoisse de castration, les enfants du mari pouvant
représenter pour elle les enfants tant désirés du
père.
Entretien n°2 : Et puis, au début
je ne voyais rien : il était normal, du moins.
Puis après on a eu trois enfants. Puis je me suis mise
à boire. Et il a commencé à
contrôler mes planques. Et il trouvait
toujours ! (elle rigole).
|
Ainsi, d'un point de vue fantasmatique, la patiente
culpabiliserait de la réalisation des désirs oedipiens et de
l'interdit de l'inceste, déclenchant des actes obsessionnels en guise de
défense contre la castration génitale : elle se mettrait en
quête de réparation. Je peux donc émettre
l'hypothèse que l'amant a joué un rôle de réparation
dans la mesure où il marque la (pseudo)-réparation de
l'oedipe : la patiente a abandonné ce père symbolique pour
investir un autre homme. Afin de conserver ce lien tissé avec cet objet
secondaire, je peux émettre l'hypothèse qu'elle ait voulu
incorporer un attribut de ce dernier pour se rappeler qu'il y a eu (ou qu'il y
aura) réparation de la réalisation des désirs
oedipiens.
4.4.2.2. Critère 4 : Le déni
partiel de la menace narcissique
Mr B :
L'alcoolisme du père est répété
par le patient, alors que celui-ci est à l'origine de son sentiment de
faiblesse narcissique. Comme je le présentais plus haut, le patient
tente d'incorporer les qualités du père qu'il désirait
tant dérober durant son enfance en buvant à son tour. De cette
façon, il chercherait à obtenir une vengeance sadique contre son
rival en satisfaisant un fantasme archaïque d'incorporation. En même
temps qu'il triomphe sur ce rival en le
« mangeant », et donc en devenant comme/aussi fort
que lui, une frustration intense naît : la toute-puissance
écrasante et castratrice incorporée vient de nouveau menacer la
consistance narcissique du Moi. En effet, l'agressivité du père
est rappelée.
Entretien n°1 : [10] -Et
quand est-ce que vous avez compris qu'il y avait un problème ?
Qu'est-ce qui vous a permis de juger que votre consommation est
pathologique ? -Ba quand je bois, je suis très
agressif....
Entretien n°2 : Je le laisse
poursuivre : -...Et quand il buvait, il devenait violent,
très agressif ... -Comme vous lorsque vous buvez ?
-Oui, comme moi. (Silence vide).
|
Cela explique son sentiment de
« dépersonnalisation » : le patient a
tenté de supplanter son rival en s'appropriant ses qualités. Une
fois celles-ci obtenues, le patient n'est plus en mesure de distinguer ce qui
lui appartient et ce qui est à l'autre, ce qui le motiverait à se
sevrer de l'alcool. Le patient situe ses premiers épisodes
d'alcoolisation durant le service militaire et explique avoir été
à la recherche des effets psychotropes du produit : boire pour
obtenir une rupture de pensée, mais acte de boire rappelant la
souffrance contre laquelle il lutte.
Entretien n°1 : -Et comment avez-vous fait
pour supporter tout ça ? -L'alcool. (Silence vide.
J'acquiesce). Oui, j'ai commencé là. A ce moment. -Quel
rôle a joué l'alcool à ce moment là ?
-Oublier, à oublier,
...l'injustice...(Silence plein. Larmes aux
yeux). -Je peux constater une émotion intense, encore
aujourd'hui. -Oui. (Silence plein). Ca m'a beaucoup
marqué... Je n'oublierai jamais.
|
Mme E :
Klein M. (1934, p. 186) met en lien la compulsion de succion
aux fantasmes sadiques oraux (morsure, succion, destruction) du pénis et
du sein de la mère) et c'est sans doute en ce point que nous pouvons
mieux comprendre la tendance à isoler la représentation de son
affect chez la patiente : la représentation « boire de
l'alcool » viendrait rappeler ce fantasme oedipien intolérable
pour le Moi, donc il faut écarter de la conscience cet affect
originaire. Cependant, le désir oedipien réémerge, lors de
l'échec du refoulé, et ce, sous une forme assez symbolique :
les détails du rêve traduiraient parfaitement ce désir
interdit de dérober le pénis du père.
Entretien n°2 : -Et bien hier soir, par
exemple, j'ai rêvé que j'étais chez moi,
en bas, je buvais. Je
voulais boire. Mais le bouchon de la
bouteille était mal fait, l'alcool coulait pas, il
coulait mal, vous voyez (elle mime le geste : bouteille
renversée à la main). Alors au bout d'un moment, j'ai dit :
« Bon tu vois bien, rien n'est fait pour que tu puisses
boire ! ». Alors j'ai laissé
tomber et j'ai essayé de ranger la bouteille
dans ma planque habituelle, dans un des tiroirs... Mais elle
ne rentrait pas, toujours quelque chose qui
dépassait de la bouteille et je
culpabilisais, je me suis rendu compte que ce n'était
pas bien.
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La patiente, de manière consciente, cherche à
se dédommager de cette faute intolérable en voulant aujourd'hui
la corriger et se faire pardonner. De ce fait, elle endosse la fonction
maternelle pour soigner cette mère qu'elle est parvenue à tuer
symboliquement et en désexualisant complètement sa relation au
père symbolique (le mari).
Entretien n°1 : « Mr
E » me dit tout le temps que je ne lui fais jamais
plaisir ! Mais ça dure depuis
longtemps... depuis qu'on fait chambre à
part. Alors... (Silence vide, elle me regarde)
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CHAPITRE 5 : DISCUSSION ET REFORMULATION DES HYPOTHESES
5.1. DISCUSSION ET REFORMULATION DE L'HYPOTHESE
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